Alors que l’économie mondiale connait des perturbations qui ont leur lot d’effets sur les différentes régions de la planète, le continent africain – bien qu’heurté – voit sa dynamique catalysée par certains pays, selon les perspectives économiques du Fonds monétaire international (FMI). Si 2023 est considérée comme une année « transitoire », 2024 s’annonce meilleure. Jihad Azour, directeur de la région Afrique du Nord, Moyen-Orient et Asie centrale et Luc Eyraud, chef de division en charge des études économiques sur la zone Afrique subsaharienne, en disent plus dans cet entretien avec La Tribune Afrique. Entretien croisé.
Pour la première fois, le FMI a publié un rapport spécial sur l’ensemble du continent – en plus des traditionnelles perspectives économiques sous-régionales – soulignant notamment les perturbations liées au séisme survenu au Maroc, aux inondations en Lybie et au cyclone au Malawi. Pour quelles raisons ? Est-ce la première édition d’autres publications à venir ?
JIHAD AZOUR – La tenue sur le continent africain – plus précisément au Maroc – des réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale, 50 ans après leur organisation au Kenya, était pour nous une occasion exceptionnelle de marquer cet anniversaire en donnant une image globale de l’Afrique. D’autant que nous croyons fermement que ce continent, avec son potentiel, mérite d’avoir à la fois une vue d’ensemble. Il s’agit également à travers ce rapport, de renforcer les échanges et l’information entre l’Afrique subsaharienne et l’Afrique du Nord. Récemment d’ailleurs, nous avons fait plusieurs publications panafricaines : sur le commerce et l’importance du libre-échange, la question climatique, etc. Nous en ferons de plus en plus, afin de montrer le potentiel du continent dans sa globalité et soulever les questions qui sont pertinentes pour les deux rives de l’Afrique.
Malgré le recul de la croissance du continent que vous prévoyez globalement à 3,15% (3% en Afrique du Nord et 3,3% au Sud du Sahara) en 2023 contre 3,9% l’an dernier, l’Afrique reste au-dessus de la moyenne mondiale (3%), loin devant l’Europe (0,7%) et l’Amérique (2,2%). Quels sont les pays qui portent cette dynamique ?
JIHAD AZOUR : L’année 2023 est une année de transition. Il y a eu une forte reprise après la crise Covid, surtout en 2022 où les taux de croissance étaient élevés. Cependant, la lutte contre l’inflation aux niveaux mondial et national, mais aussi le ralentissement économique qu’ont connu certaines zones du monde, ont pesé sur l’Afrique du Nord. En dépit de cela, le niveau de croissance était meilleur que dans certains autres pays du monde grâce à plusieurs éléments : le premier est en lien avec le dynamisme observé dans quelques pays ou dans certains secteurs. Le secteur du tourisme, à titre d’exemple, a bénéficié d’une reprise assez forte en 2023. Le secteur agricole a partiellement permis à la Tunisie et au Maroc d’avoir une croissance meilleure. Un pays comme l’Égypte – qui dispose d’une grande économie et d’un fort potentiel – a connu un ralentissement cette année, mais les perspectives pour l’année prochaine présagent une reprise de la croissance. La dynamique est donc portée par quelques secteurs et par quelques pays. En outre, la hausse du prix du pétrole et du gaz a permis à un pays comme l’Algérie de voir son secteur énergétique reprendre des couleurs en 2023.
LUC EYRAUD – En Afrique subsaharienne de manière générale, les pays qui s’en tirent le mieux ont une structure de production diversifiée et maintiennent un rythme de croissance d’à peu près 6%, si on prend la moyenne 2022, 2023, 2024. En revanche, les pays producteurs de matières premières – dont le rythme de croissance sur la période affiche une moyenne proche de 3% – sont plutôt ceux qui s’en tirent le moins bien. On a donc quasiment une croissance deux fois plus forte dans les pays diversifiés par rapport aux pays dont l’économie est fondée sur l’exploitation des matières premières. Il est toutefois intéressant de noter que cette divergence de performance entre ces deux groupes existe depuis au moins le début des années 2010. Celle-ci s’est maintenue et ne devrait pas changer de sitôt selon nos projections. En 2023 à titre d’exemple, des pays diversifiés comme la Côte d’Ivoire, le Mozambique ou le Rwanda sont au top de la distribution de la croissance. Au bas du tableau, figurent soit des pays fragiles, soit des pays producteurs de matières premières, mais aussi l’Afrique du Sud qui a une croissance très faible cette année suite à ses problèmes électriques.
La diversification est donc la clé de la croissance en Afrique…
LUC EYRAUD : Tout à fait. Je dirais deux choses : premièrement, la diversification est très importante, mais c’est un objectif de moyen terme. Un pays ne peut pas se diversifier du jour au lendemain. Ainsi, les pays riches en matières premières devront commencer par améliorer la gestion de leurs ressources, le Botswana montre l’exemple. Cela implique plus de transparence, une meilleure gouvernance, une lutte plus évidente contre la corruption, des politiques d’amélioration de la compétitivité et de la gestion des charges du secteur public, en favorisant l’émergence du secteur privé, ainsi que la mise en œuvre de stratégies claires de diversification. Tout cela, afin d’éviter ce qu’on appelle dans le jargon «la malédiction des ressources naturelles ».
Les études sur le continent évoquent une année 2023 «difficile », en raison notamment de l’inflation et les répercussions continues de la guerre en Ukraine. Jihad Azour, vous évoquez une «année de transition ». En dépit de cela et du recul de la croissance, vous notez quelques avancées, notamment sur le plan macroéconomique, relevant la résilience du continent. Comment expliquez-vous cela ?
JIHAD AZOUR : La dynamique économique pour cette année et l’année prochaine peut se résumer en quelques points. Premièrement, il y a une amélioration dans le contrôle du risque inflationniste, qui va se traduire par une décroissance de l’inflation à partir de 2023, permettant aux pays d’assouplir les politiques monétaires restrictives. Deuxièmement, il y a une reprise de croissance pour un certain nombre de secteurs. J’ai déjà parlé du tourisme, mais je citerai aussi le secteur industriel et celui des services, qui se sont améliorés au cours de cette année et qui devraient poursuivre cette tendance. Par ailleurs, les facteurs ayant conduit à la baisse de la production pétrolière en 2023 vont graduellement favoriser une augmentation de la production en 2024, permettant aux pays pétroliers de retrouver une plus forte croissance de ce secteur. Nous prévoyons également pour l’économie égyptienne une reprise à partir de 2024. Ceci dit, il faudrait signaler d’une part, les incertitudes qui grandissent, avec les chocs successifs et le dernier choc géopolitique [la guerre Hamas-Israël, ndlr], et d’autre part les risques comme celui du maintien des taux d’intérêt mondiaux à un niveau assez élevé et le risque d’un ralentissement plus marqué de la croissance économique dans certaines zones importantes à l’instar de la Chine ou les pays avancés, ce qui aurait un impact sur la demande mondiale, et par ricochet sur la croissance économique de la région.
LUC EYRAUD : Il y a deux bonnes nouvelles au Sud du Sahara. La première, c’est la croissance qui devrait reprendre l’an prochain. Cette reprise, déjà observable dans certains pays cette année, s’explique par le retour progressif à la situation pré-Covid en dépit des chocs. Ensuite, l’environnement externe devrait devenir un peu moins négatif, favorisant ainsi une accélération de la croissance. La demande externe aussi devrait s’accélérer l’an prochain. Mais on a aussi, dès cette année, quelques bonnes nouvelles. La première est que l’inflation mondiale commence à baisser, poussant les banques centrales de tous les grands pays dans le monde à mettre une pause à la hausse continue de leurs taux d’intérêts observée récemment. Ceci est plutôt une bonne nouvelle pour l’Afrique, car cela va diminuer la pression sur les taux de change des pays du continent. La deuxième bonne nouvelle est la baisse des prix des produits alimentaires sur les marchés internationaux. En outre, des facteurs domestiques peuvent également expliquer la reprise et la résilience, comme en Afrique du Sud où l’amélioration de la gestion des problèmes électriques a permis de réviser à la hausse ses perspectives de croissance. Les projets d’exploitation imminente d’hydrocarbures et de mines au Sénégal, en République démocratique du Congo (RDC) en Sierra Leone ou Liberia augurent de meilleures perspectives.
La deuxième bonne nouvelle est que les déséquilibres macroéconomiques liés à la dette et à l’inflation, qui suscitaient l’inquiétude récemment, ne disparaissent pas du jour au lendemain, mais commencent à se dissiper. Le plus évident, c’est l’inflation, qui a commencé à baisser dans plusieurs pays d’Afrique subsaharienne. L’inflation moyenne, elle est passée de 10% en moyenne à près de 7% aujourd’hui, grâce notamment à la baisse des prix des produits pétroliers et des prix des produits alimentaires, mais aussi grâce à des facteurs très spécifiques à chaque pays. La dette qui est le problème le plus complexe à gérer. Mais après de fortes augmentations durant les dernières années, a commencé à se stabiliser en part de PIB à partir de 2021-2023. Nous attendons l’an prochain, pour la première fois, une baisse du ratio dette/PIB. Cela est dû aux efforts que font les pays pour assainir leurs finances publiques.
Les pays producteurs de pétrole sont les plus exposés aux moins bonnes performances économiques, selon vos prévisions. Alors qu’on assiste récemment à une volatilité des cours du pétrole suite au conflit entre le Hamas et Israël, quelle incidence pourrait avoir cette volatilité sur les résultats de ces pays pétroliers selon vous ?
JIHAD AZOUR : Chaque pays est différent. Si je prends le cas de la Libye, la reprise observée en 2023 est due aussi à l’augmentation du niveau de production pétrolière qui a été fortement impactée l’année dernière par la situation locale. L’Algérie a, quant à elle, bénéficié indirectement de la forte demande de gaz par l’Europe qui, suite à la guerre en Ukraine, a cherché à diversifier ses sources d’approvisionnement. Cela a permis au secteur gazier d’être porteur de croissance. La dynamique est différente en 2023-2024, parce que ce ne sont pas les prix qui ont impacté le secteur pétrolier, mais plutôt l’extension de l’accord OPEC+ pour la réduction de la production du pétrole. Résultat : malgré la hausse des prix, qui était substantielle cette année, surtout au troisième trimestre, la croissance ou le volume d’activité était moindre que l’année dernière, à cause de la baisse des volumes de production. Ceci étant dit, je pense que le plus important à signaler est la très forte incertitude dans laquelle se trouve le monde actuellement, à cause de la situation géopolitique et le risque que cela peut avoir sur le marché de l’énergie. Il faut donc être vigilant dans les prévisions pour l’année prochaine et encourager les pays à rester dans leurs politiques économiques assez conservatrices, afin d’éviter tout dérapage.
LUC EYRAUD : C’est une bonne question. De manière générale, la volatilité des matières premières -même quand les prix montent- n’est pas très bonne, y compris pour les pays producteurs. Cela peut décourager l’investissement, en raison de l’instabilité des prix et avoir une incidence négative sur la croissance. De plus, on a beaucoup parlé de ce que des pays comme l’Angola ou le Nigeria n’ont pas pu totalement tirer parti du haut niveau des prix du pétrole, en raison du sous-investissement. Il y a aussi eu un problème de vol de pétrole au Nigeria, qui a fait que même en cas de hausse des prix, ils n’arrivent pas à tirer leur épingle du jeu en augmentant la production. Je serais donc très prudent à ce stade sur l’interprétation de ce qui peut se passer avec le conflit actuel et l’effet sur les prix, parce que pour l’instant, on ne voit pas très clair dans la tendance qui pourrait s’installer. Les semaines qui viennent seront donc importantes pour comprendre comment les événements récents impactent effectivement les prix des matières premières et quelles effets cela pourrait avoir sur la croissance des pays.
En somme, les pays africains s’améliorent en dépit des contraintes. Il y a relativement de bons espoirs au sujet de la dette et de l’inflation (la question budgétaire et fiscale. Pourrait-on être optimiste pour 2024, quand on sait notamment que la problématique liée au financement se pose encore avec acuité ?
JIHAD AZOUR : Avec les turbulences sur les marchés financiers internationaux, il y a eu un certain ralentissement par rapport à l’année dernière, et cela risque de se maintenir. L’accès au financement -surtout le financement du marché- va donc être plus restreint que par le passé. Ce qui peut rendre le service de la dette élevé et éroder les marges de manœuvre financières et les marges de manœuvre fiscales pour un certain nombre de pays en Afrique du Nord. De plus, la tendance qu’ont les pays ces dernières années de se financer via leur système financier, crée aussi un fardeau supplémentaire sur le secteur financier local. Que faut-il faire ? Il faut à la fois renforcer le cadrage microéconomique pour ces pays, c’est-à-dire avoir les politiques nécessaires pour contrôler la dette, le risque de la dette…, qui permettent de faire baisser les primes de risque. Ces pays ont également besoin d’appui. Dans ce sens, FMI a constamment continué à adapter ses produits. Nous allons augmenter nos capacités d’action à travers l’augmentation des quotas, renforcer notre capacité à fournir des financements subventionnés aux pays les plus faibles, en termes de niveau de croissance économique. Nous sommes en train de remplir le Fonds qui donne des subventions aux financements, de mobiliser aussi l’assistance bilatérale et multilatérale pour permettre à fournir des financements adaptés aux besoins. En plus, le FMI a développé un nouveau mécanisme de financement qui aide les pays à gérer la question climatique, avec des financements longs et des échelonnements très adaptés pour la transformation énergétique.
LUC EYRAUD : Comme je l’ai déjà dit, au FMI, nous nous attendons au redémarrage de la croissance l’an prochain passant de 3,3% à 4% en Afrique subsaharienne, avec une reprise plus forte dans les pays aux économies diversifiées que dans les pays producteurs de matières premières. L’inflation devrait continuer de baisser, grâce à une stabilité relative des prix des matières premières, le pétrole en l’occurrence, et grâce aux mesures prises par les gouvernements africains, lesquels ont notamment réduit leurs budgets et commencé l’assainissement des finances publiques. Nous nous attendons donc à une désinflation. Concernant le déficit budgétaire, on avait déjà près d’un point de PIB d’ajustement en 2023, nous prévoyons un point de PIB d’ajustement budgétaire supplémentaire dans les pays en 2024. Cela devrait suffire à infléchir la trajectoire de la dette dans cette région. Et comme je le disais plus haut, nous nous attendons à ce que pour la première fois, le ratio dette/PIB commence à baisser en 2024.
Concernant la question de ce que nous appelons la pénurie de financement, il y a un premier aspect conjoncturel qui s’améliore un peu, avec une tendance à la baisse des spreads, c’est-à-dire les taux d’emprunt des pays sur les marchés internationaux, mais pas suffisamment conséquente pour que les pays puissent de nouveau émettre des euro-obligations. La baisse de l’inflation domestique et internationale devrait réduire les taux d’intérêts et ainsi les coûts de financement. Cela est positif. Cependant, il y a des contraintes externes liées aux financements des bailleurs, notamment la Chine qui a considérablement réduit ses financements en Afrique subsa-harienne ces dix dernières années. Au FMI, nous avons augmenté nos contrats cycliques et offert 55 milliards de dollars de financements aux pays d’Afrique subsaharienne depuis 2020. Nous avons développé de nouveaux instruments … Nous sommes donc extrêmement présents. Mais le FMI, c’est quand même une partie de l’architecture financière internationale. Il faut aussi que les bailleurs bilatéraux donnent davantage aux pays africains ou donnent ou prêtent davantage à des taux concessionnels aux pays africains.
Propos recueillis par Ristel Tchounand (La Tribune Afrique)