«Félix Tshisekedi ou la clôture ‘brut de décoffrage’ ». C’est en ces termes que l’Élysée aurait qualifié, selon le magazine «Jeune Afrique», la conférence de presse qui s’est déroulée, samedi au palais de la Nation de Kinshasa, à l’issue du tête-à-tête entre Emmanuel Macron et Félix Tshisekedi.
L’expression «brut de décoffrage» est une locution adjectivale architecturale empruntée à la maçonnerie. En effet, lorsque le béton est coulé dans des moules (appelés aussi coffres) pour former des marches par exemple, et que ces moules sont retirés, le béton présente des imperfections qu’il faudra gommer pour obtenir un travail impeccable. Cette expression, appliquée à une personne, signifie qu’elle est rustre, sauvage, primitive, rudimentaire, qu’elle n’est pas achevée.
Que les collaborateurs du locataire de l’Elysée fassent allusion au «brut de décoffrage» pour résumer les échanges de bons procédés entre les Présidents Macron et Tshisekedi en profitant de l’occasion pour caricaturer un Président africain, ceci doit interpeller les Africains; notamment ceux qui idéalisent aujourd’hui la paternalisme des régimes français à l’égard des Africains et qui s’abusent à l’idée qu’on peut appeler chat, un lion qui a maigri.
Le «brut de décoffrage» dissimule subrepticement l’imaginaire raciste du «nègre brut» ou «sauvage», véhiculé, à l’époque, par une certaine littérature coloniale portée par Tintin au Congo, Voyage au Congo, Au Cœur des ténèbres, etc. Plusieurs années après la publication des romans coloniaux de Loti, De Baleine, Conrad, Gide et autres, la France nous sert encore l’imagologie de l’exotisme servant.
Un autre voyage d’un Blanc au Congo, dans la jungle (sic!) du Congo, jadis explorée par Gide, Tintin, le capitaine Marlow et bien d’autres personnalités et personnages littéraires, souvent « piégés » à l’intérieur d’un continent fantasmé comme un locus terribilis (horribilis).
Ainsi, en marge du fameux «brut de décoffrage » a-t-on vu des photos montrant Macron, s’affichant avec le chanteur Fally Ipupa, dans un cabaret africain, une bouteille de bière en mains. On n’attendait plus qu’il exécute des pas « Ndombolo », on n’attendait plus que la célèbre danseuse, Joséphine Baker, l’étoile des « Folies Bergères » avec sa mythique ceinture de bananes à la hanche, fasse partie de ce voyage au Congo pour que la bamboula au son d’ « Indépendance chacha » de Grand Kallé et l’African Jazz soit totale. Comme quoi on a beau être un Président de la République, on ne saurait échapper à ce Congo fantastique et enchanteur, autrement dit à la couleur locale d’une certaine mentalité…
La rencontre du Bantou et du Blanc, qualifiée de « brut de décoffrage » surfe sur les imaginaires et mythes coloniaux. Lorsque Macron a des échanges houleux (comme c’est souvent le cas) avec ses homologues blancs ou ses compatriotes, l’Élysée s’est-il une fois fendu d’expressions paternalistes ou similaires pour les qualifier ? Il a fallu que le Bantou Félix Tshisekedi lui tienne la dragée haute que l’Elysée y voit un «brut de décoffrage» ? C’est grotesque.
Caricature pour caricature, je résume en français facile, une partie de ses échanges que l’Elysée assimileraient à un «brut de décoffrage».
-Macron à Tshisekedi : « Félix, la France veut passer un compromis à l’africaine avec les Africains ».
Tshisekedi à Macron : « Passer un compromis à l’africaine ? Non ! Merci, Macron. Remballez votre camelote et allez voir ailleurs. Avant votre départ, éteignez toutes les lumières de votre épicerie franc-à-fric, prenez soin de bien fermer la porte puis déposez sous la clé sous le paillasson de votre goumin ». Lol!
Holà, le «brut de décoffrage», murmure-t-on dans les allées élyséennes. Non, messieurs les collaborateurs de Macron, chez nous on dira que le Président Félix Tshisekedi a parlé fort. De là à qualifier le voyage de Macron au Congo de «brut de décoffrage» n’est pas respectueux des Africains.
Par ailleurs, parlant de «décoffrage», l’Elysée avoue ici que la «Françafrique» est un «coffrage», c’est-à-dire un ouvrage en béton. Les implicites du «coffrage» des indépendances françaises d’Afrique par l’Elysée donnent ainsi pleinement raison aux Africains.
Il faut avoir de l’audace pour mettre en grande difficulté ce «coffrage». Le Président congolais a méthodiquement déconstruit le «compromis à l’africaine» de Macron en quelques minutes. Nul doute que les échanges du Palais de la Nation de Kinshasa dont la vidéo est devenue virale sur la toile marqueront à jamais la conscience africaine en éveil, depuis un certain temps.
Des bouleversements systémiques s’opèrent dans l’atelier franc-à-fric. A la suite du Mali, du Burkina Faso et de Félix, le Bantou, les Africains et leurs dirigeants, doivent démultiplier les « bruts de décoffrage » dans leurs pays respectifs pour que, plus jamais aucun maçon, franc ou jupitérien, ne vienne poser des coffrages en béton sur nos libertés.
Comme on le voit, le bout du tunnel est encore loin quant à la fin de la Françafrique, pompeusement annoncée par le Président français Emmanuel Macron lors de sa dernière tournée africaine. Les mentalités n’y sont pas encore apparemment prêtes.
Notons qu’avec les crises politiques et sécuritaires en Centrafrique, au Mali et au Burkina Faso, la diplomatie française est en mauvaise posture en Afrique francophone.
Professeur Jean-Francis Alger Ekoungoun
Maître de conférences au département des lettres modernes de l’université Alassane Ouattara de Bouaké (Côte d’Ivoire)