Le soft power dans toute sa splendeur ? Communication d’influence, opération de charme, gestes concrets, … Après les tournées africaines des Français, des Russes et des Américains, les Chinois ont effacé des ardoises de la dette africaine. L’intensité attendue de la guerre économique que se livrent les puissances autour de l’Afrique se confirme, au gré de la conjoncture mondiale, face à des Africains qui s’affirment de plus en plus.
Qui réussira à démontrer qu’il ne recherche que du gagnant-ga gnant sans intérêts cachés ? C’est probablement l’un des aspects stratégiques sur lequel travaillent ardemment les puissances mondiales en quête d’un (re) positionnement économique sur les marchés africains. Une sorte de soft-power empreint de la volonté de rompre avec les vieilles habitudes, de frayer de nouvelles formes de coopération «d’égal à égal», comme voulu désormais par l’opinion africaine.
Sept mois après sa dernière tournée africaine qui l’a menée en Erythrée, au Kenya et aux Comores, Pékin surprend. «La Chine renoncera aux 23 prêts sans intérêt pour 17 pays africains qui étaient arrivés à échéance à la fin de 2021 », a annoncé le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, estimant qu’il est temps de «prendre des mesures concrètes pour promouvoir le développement commun».
L’émissaire de Xi Jinping s’exprimait le 18 août lors d’une réunion virtuelle dans le cadre de la Conférence ministérielle du Forum sur la coopération sino-africaine (FOCAC), à laquelle ont notamment participé la ministre sénégalaise des Affaires étrangères Aïssata Tall Sall, la vice-présidente de la Commission de l’Union africaine Monique Nsanza-baganwa et les représentants diplomatiques africains en Chine. Aucune information ne filtre pour l’instant au sujet des montants et des pays concernés, mais les Chinois se disent en plus «prêts à rediriger 10 milliards de dollars américains de leur DTS [Droits de tirage spéciaux, ndlr] vers l’Afrique et à encourager le FMI à orienter les contributions de la Chine vers l’Afrique». La fameuse reconduction négociée depuis plus d’un an par les institutions financières panafricaines dont la Banque africaine de développement (BAD).
La dette, piège ou non ?
Pékin réagit ainsi aux attaques des Occidentaux qui l’accusent de «piéger» l’Afrique avec la dette. Devenu premier partenaire économique du continent avec un record de 254 milliards de dollars d’échanges commerciaux en 2021, les prêts chinois aux États africains ont considérablement augmenté ces dernières décennies.
Bousculées dans leur positionnement historique sur les marchés africains, les puissances occidentales – face à l’empire du milieu et aux autres puissances émergentes comme la Russie – se livrent à une véritable guerre économique qui s’amplifie au gré de la conjoncture mondiale et des bouleversements provoqués par les récentes crises : d’abord celle liée aux urgences climatiques et leur lot de dangers collatéraux; puis, la pandémie de Covid-19 et ses relents économiques; enfin la guerre en Ukraine et ses implications géostratégiques. A coups d’opérations séduction, les partenaires des pays africains tentent chacun de se positionner comme le bon.
«Il est clair qu’annuler des ardoises de la dette, c’est beaucoup plus que des opérations de charme, parce qu’il s’agit d’une action qui mène à du concret, car la dette touche le porte-monnaie des États, leur capacité de travail… Pour parler de manière terre à terre, je dirais clairement qu’il y a soft et soft», commente Dr Papa Demba Thiam, économiste international, interrogé par LTA.
Mais la Chine «piège »-t-elle effectivement les pays africains ? «Quand les Occidentaux accusent les Chinois de «piéger» les Africains par la dette, ils savent de quoi ils parlent. Car, c’est par la dette que les Occidentaux ont contrôlé les Africains avec les ajustements structurels des institutions de Bretton Woods. Avec l’endettement, les pays ne font que payer les fonctionnaires et les systèmes de répression en Afrique pour tenir les populations à carreau. Mais les créanciers ne font pas des prêts qui créent le développement et la richesse partagée. Et c’est à cause de cet endettement que les Africains ont perdu le contrôle de leur politique économique », explique l’économiste, décriant notamment les conditions de libéralisation souvent imposées aux pays pour qu’ils reçoivent du financement. «Cependant libéraliser, illustre-t-il, c’est permettre aux sociétés étrangères de venir contrôler le rail au Cameroun, l’électricité au Sénégal, etc. Le programme de privatisation consistait à prendre nos services essentiels et les donner à leurs hommes d’affaires. Deuxièmement, quand ils mettent de l’argent, ils vous demandent d’arrêter les secteurs non productifs dont l’éducation, la santé … Ils nous ont mis dans une situation de spirale d’endettement qui ne produit pas de richesse».
Les puissances mondiales, la com d’influence et le continent africain
Il y a quelques semaines, le continent était le théâtre d’un balai des puissances. D’abord la France dont le président, Emmanuel Macron, s’est rendue fin juillet au Cameroun, au Bénin et en Guinée-Bissau. En perte de vitesse – au plan business face à la percée de la Chine et au plan influence face à la montée de la Russie, Paris -qui veut regagner des parts de marchés- promet des investissements. En toile de fond : la quête d’alliés face à la Russie, son principal rival de l’heure, que le locataire de l’Elysée n’a pas manqué d’attaquer. «Je crois que nous serions naïf de ne pas nommer ce qui s’est développé ces dernières années, ce que j’appellerais une présence hybride de la Russie sur le continent africain. […] C’est très inquiétant parce que ce ne sont pas des coopérations classiques», a déclaré Macron à Yaoundé, ajoutant que les Russes jouent sur leur puissance militaire pour proposer de la sécurité aux dirigeants de «pays fragilisés» – comme la Centrafrique et le Mali – «en échange d’une influence russe et d’une captation des matières premières».
Au même moment, les Russes sillonnaient le continent. Sur l’ordre de Vladimir Poutine, le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, s’est rendu en Egypte, au Congo Brazzaville, en Ouganda et en Ethiopie, des pays – excepté le deuxième- fortement dépendants des céréales russes et ukrainiens. Balayant d’un revers de main la thèse occidentale selon laquelle son pays serait à l’origine de la crise alimentaire menaçant la planète, Lavrov en a plutôt tenu pour responsables les sanctions occidentales contre la Russie. Son pays étant un grand partenaire commercial de l’Afrique en matière d’armement et d’agriculture (céréales et engrais), l’envoyé du Kremlin s’est voulu rassurant quant aux solutions visant à garantir l’approvisionnement des marchés africains. A côté, on sait aussi que les Russes veulent monter en puissance dans le secteur minier africain, avec plusieurs contrats signés depuis 2019, année où Moscou a spectaculairement manifesté son intérêt pour le commerce avec les pays africains, accueillant des grandes messes sur son sol.
Même si le secrétaire d’Etat américain Antony Blinken a voulu éloigner la connotation de rivalité au sujet de sa visite du 7 au 12 août en Afrique du Sud, en République démocratique du Congo (RDC) et au Rwanda, il n’est plus à démontrer que Washington entend sécuriser son sillon sur un continent à plusieurs titres considéré comme le marché de demain. A noter que c’était son deuxième voyage africain en moins d’un an. Annick Cizel, spécialiste des Etats-Unis a parlé sur RFI d’une «humilité» des Etats-Unis qui «accusent la Chine et la Russie de vouloir remodeler l’ordre mondial en leur faveur. […] Ils viennent demander le soutien des pays africains à un moment de crise internationale plurielle. [Ils] viennent s’assurer de partenariats qui seront gagnant-gagnant ».
«Bien que l’Afrique soit complexe, sa pertinence stratégique et économique pour les États-Unis est claire », confiait dans un entretien avec LTA Florie Liser, CEO du Corporate Council of Africa, à l’origine de l’US-Africa Business Summit organisé sur quatre jours en juillet à Marrakech (Maroc), avec l’intervention virtuelle de la vice-présidente américaine Kamala Harris. De plus, la Chambre de commerce des États-Unis a lancé, le 6 septembre, un roadshow national visant à «accroître la compréhension des entreprises américaines des opportunités commerciales en Afrique, à transformer le récit autour du climat des affaires en Afrique et à dissiper les mythes». Pour son vice-président Scott Eisner, «il est temps d’avancer avec l’Afrique et saisir les opportunités qu’offre ce continent vital », a-t-il écrit dans une tribune en marge de la visite africaine de Blinken.
… A double tranchant
Alors que les partenaires du continent tentent de jouer toutes leurs meilleures cartes, celle de la communication d’influence peut être à double tranchant, selon Papa Demba Thiam. «De mon point de vue, la communication d’influence des grandes puissances sur l’Afrique est vouée à l’échec, parce que ce type de communication insulte l’intelligence des Africains, selon la bien vieille méthode coloniale où on prenait les Africains par la taille, leur disant qu’on les aime, pour qu’ils donnent toutes leurs ressources. Aujourd’hui, les Africains sont beaucoup plus matures et à la limite je trouve qu’une telle communication peut être contre-productive, notamment parce que les oppositions africaines surfent là-dessus et cela renforce le sentiment anti-occidental».
«En réalité, les puissances ne sont préoccupées pas par les intérêts des Africains. Ce qui leur importe, c’est de mener cette guerre d’influence, cette guerre économique en Afrique», estime l’économiste. «La vérité, poursuit-il, est que la troisième guerre mondiale est multipolaire, elle est économique et elle est en train de se passer en Afrique. Et je ne crois pas -en dehors de quelques dirigeants- que les Africains vont s’asseoir et regarder qui les aime le plus. Les Africains ne s’intéressent qu’à des choses concrètes. Tout le monde peut venir pourvu qu’il respecte les intérêts des Africains. Le jeunesse et la société civile ont démontré qu’ils sont tous vent debout pour cela».
La neutralité de la majorité des pays africains dans le conflit russo-ukrainien a raisonné, selon plusieurs analyses concordantes, comme la volonté du continent d’affirmer son autonomie, face à une opinion publique à la conscience éveillée. «Les États africains veulent avoir […] une lecture des relations internationales qui leur est propre et acceptée par les autres parties», déclarait au Point le politologue Serigne Bamba Gaye.
«Une période inédite où la notion de ‘’puissance’’ semble accessible aux Etats africains»
Une analyse publiée fin décembre 2019 sur LTA mettait en évidence la montée des Etats stratèges africains qui entendent bien tirer parti de la convoitise mondiale dont le continent fait l’objet et qui devrait s’intensifier d’ici 2030. Une thèse confirmée par les faits produits depuis lors. En pleine crise de Covid-19, plusieurs pays ont démontré leur leadership en se positionnant en pays-solution. C’est le cas notamment du Maroc qui -bien que fortement touché- a distribué de l’aide sanitaire à plusieurs voisins africains.
A ce propos, alors que la pandémie n’était encore qu’un cas isolé en Chine, Valérie Houphouët-Boigny, experte en intelligence économique et responsable du Club Afrique de l’Ecole de guerre économique (EGE) de Paris, arguait : «L’Afrique est à la croisée des chemins et certains Etats l’ont compris, surtout ceux qui accordent une grande importance à la notion de Nation. Nous sommes dans une période inédite où la notion de «puissance»’ semble accessible pour les Etats africains. Une puissance attaque, mène des offensives, une puissance se bat sur des dossiers et a une vision stratégique. Un pays comme le Maroc déploie strictement des stratégies de puissance économique. L’Ethiopie qui attaque l’Egypte sur la question de la ressource stratégique eau/énergie… Ce sont pour nous des signaux forts d’un rabattage des cartes».
Les contrats d’industrialisation comme condition de coopération ?
Alors qu’au plan économique, ces deux dernières années de crise mondiale ont considérablement mis en évidence les lacunes industrielles du continent, plusieurs experts ont tiré la sonnette d’alarme quant à l’urgence de l’industrialisation.
De l’avis de Papa Demba Thiam, le mal serait bien plus profond. «Les Africains s’accordent aujourd’hui sur le fait que les occidentaux ont mis en place les institutions de Bretton Woods pour contrôler leur accès aux ressources naturelles dont ils avaient besoin pour s’industrialiser et se développer. Or, la plupart de ces ressources se trouvent en Afrique. Et quand ils mettaient en place ces institutions, les Africains étaient sous colonisation», soutient l’économiste sénégalais. Et d’ajouter : «C’est la même doctrine qui a continué. Ceux qui prêtent de l’argent aux Africains, ne veulent pas leur en prêter pour le développement industriel. Pourquoi ? Parce que s’ils les accompagnent dans l’industrialisation par la transformation des ressources naturelles, ils se font concurrence à eux-mêmes. C’est ce qui explique que malgré les milliards de dollars US prêtés au continent, l’Afrique n’est toujours pas industrialisée».
Alors que la tendance est à proposer implicitement ou explicitement un New Deal au continent africain, l’ancien Premier ministre du Sénégal Aminata Touré a marqué les esprits au Forum Europe-Afrique de Marseille. «Il ne s’agit plus d’investir dans les industries extractives, on prend et on va transformer ailleurs. Le premier New Deal à avoir est de faire ensemble du business en Afrique, on transforme en Afrique, on crée des chaines de valeur en Afrique, on emploie des Africains et on partage de manière équitable le profit», a-t-elle déclaré. «L’Afrique, a-t-elle rappelé, c’est 30% des minerais mondiaux, 21% de la production d’or, 46% de la production de diamants, 75% de la production de platinium…, 60% des terres arables. L’avenir de la nutrition mondiale va se passer en Afrique».
A la fin de la décennie, le continent a rendez-vous avec l’ONU pour dresser le bilan des ODD et il ne lui reste qu’une trentaine d’années pour atteindre les objectifs de développement de l’Union africaine (UA). Les contrats d’industrialisation ne pourraient-ils pas constituer, de manière concrète, une condition des Etats africains dans leur coopération économique avec les puissances mondiales, afin de peser davantage dans le concert des nations ?
Avec La Tribune/Afrique