Peu avant les années 2010, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Afrique devant les États-Unis et l’Europe. Depuis plusieurs années, cette progression chinoise en Afrique se poursuit et va en s’amplifiant.
Entre 2000 et 2020, les institutions financières chinoises ont signé 1.188 engagements de prêts d’une valeur de 160 milliards de dollars avec 49 gouvernements africains, leurs entreprises publiques et cinq organisations multilatérales régionales. Les médias parlent de prêts sans concession faits à taux avantageux, car souvent garantis par des matières premières dont le continent africain ne manque pas. Désenchantés par des décennies de prêts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale (BM) souvent conditionnés à des plans d’ajustement structurel et plus généralement à l’ingérence néocoloniale et impérialiste des pays du Nord global dans leurs économies, nombreux sont les pays du Sud global qui se tournent aujourd‘hui vers la Chine [4] pour leurs emprunts.
En effet, celle-ci promet des prêts plus avantageux et met surtout en avant une relation moins inégale et historiquement moins négative avec les pays africains que celle de l’Europe ou des États-Unis. Si sur le point historique, on ne peut lui donner tort, nous verrons plus loin que cette relation est pourtant fortement à l’avantage de la Chine et hautement critiquable.
Dans le premier numéro d’une série de trois articles, nous en appelons à la rigueur dans l’analyse de la stratégie chinoise en Afrique et déconstruisons le discours moralisateur de l’Occident par rapport à la présence chinoise sur le continent africain.
Ces derniers temps, les médias occidentaux parlent de dette dite «piégeuse» ou de piège de la dette (debt-trap) dans la relation Chine/Afrique du fait que les prêts chinois sont accordés non dans le but d’être remboursés, mais bien de s’approprier les infrastructures qu’ils ont permis de construire. Ce genre de prêt, que l’on pourrait ironiquement nommer PAS (plan d’accaparement stratégique) est donc aliénant, le pays emprunteur devant soi-disant déléguer la gestion de ses matières premières et infrastructures à la Chine en guise de compensation pour non-paiement. On ne peut s’empêcher de constater l’ironie d’une telle appellation par les mêmes qui défendent ardemment les prêts accordés par le FMI ou la BM.
En effet, à défaut de récupérer les infrastructures africaines, les pays créanciers du nord organisent eux-mêmes depuis des décennies des dettes dites piégeuses : en cas de non-remboursement, une intervention dans l’économie (sous forme de PAS) est savamment organisée et alimente un rapport prédateur nord-sud au bénéfice du nord. En effet, la privatisation et la libéralisation présente dans les programmes d’ajustement structurel néolibéraux ont été et sont une organisation de l’«acca-parement stratégique» des entreprises d’État, des marchés les plus lucratifs, le tout étant quasiment seulement favorable aux capitaux du Nord.
Sans parler du fait que la récupération de marché africain par la Chine est décriée par le nord qui fait exactement pareil et depuis bien plus longtemps. Il est clair que la Chine n’est pas la première à entrer dans ce genre de rapport, c’est une sorte de variation sur le même thème des pratiques mise en place par l’occident depuis très longtemps. Soyons donc prudent dans cette analyse à ne pas tomber dans les travers et la diabolisation systématique de la présence chinoise en Afrique, trop souvent présente dans le discours ambiant. L’appellation Chinafrique est d’ailleurs un exemple de cette exagération devenue une habitude.
On ne manquera pas non plus de se rappeler le temps maudit des colonies et des emprunts fait par les états coloniaux au nom des États colonisés et des protectorats ainsi que de la dette coloniale qui s’en est suivie (passation de dette lors des indépendances qui encore aujourd’hui pèsent sur les finances des états indépendants). Si on continue sur le même registre, la prétendue « aide » au développement est également largement critiquable en ce qu’elle profite bien souvent plus aux pays du nord qu’au pays auxquelles elle est censée bénéficier. D’ailleurs contrairement à ce que les anciennes puissances coloniales voudraient faire croire, elles sont encore très présentes en Afrique, y compris en ce qui concerne les créances.
En bref, si les critiques sur les prêts chinois en Afrique et les modalités de ces prêts sont, en effet, en partie fondées et défendables, il est cependant intolérable qu’elles soient formulées avec des sous-entendus de respectabilité et de moralisme de la part d’institutions et d’États qui historiquement ont fait bien pire.
La différence entre prêt du nord global et de la Chine se fait donc plutôt par la nature du prêt qui ressemble au prêt par hypothèque qu’on peut voir dans le privé. Ici ce ne sont pas des maisons ou des voitures qui servent de garanties, mais bien du cobalt, du pétrole, des ports ou autres. On parle souvent de prêts collatéralisés (le collatéral étant la chose physique «mise en gage» contre un prêt). Cette comparaison a cependant ses limites, car ce n’est pas exactement le titre de propriété qui est transféré à la Chine contrairement à ce que l’on peut lire dans la plupart des gros titres traitant du sujet. Nous nous attèlerons plus loin à clarifier la nature de ces prêts et de leurs modalités qui ont souvent été exagérées dans les médias.
La véritable nature des prêts et investissements chinois, la stratégie de la Chine et les chiffres
Si le poids de la Chine dans la part de la dette des pays africains augmente indéniablement les dernières années, il faut cependant modérer certains chiffres qui sont utilisés à des fins politiques. Ainsi, plusieurs médias occidentaux ont relayé le fait que la Chine posséderait 40 à 60% de la dette du continent africain. Déjà, on peut constater le manque de précision d’une telle affirmation puisqu’elle fait de la Chine et de l’Afrique des blocs monolithiques mais que ce chiffre ne permet également pas de différencier les prêts déjà remboursés ou non, à quoi ils ont servi, les taux d’intérêt appliqués ou encore s’ils ont été octroyés par le secteur privé ou par l’État chinois. Ce chiffre reprend également la moyenne du continent africain sans tenir compte du fait que certains pays sont bien plus endettés auprès de créanciers chinois (étatique ou privé) que d’autres.
À noter que ce chiffre souvent repris ne concerne généralement que l’Afrique subsaharienne. Ce genre de chiffre est donc à prendre avec des pincettes et son analyse demande une certaine objectivité dont manquent souvent les responsables politiques ou analystes financiers aux propos motivés par une certaine vision politique.
Ainsi la part de la dette possédée par la Chine en Afrique a-t-elle servi de reproche dans la responsabilité de la Chine dans la crise de la dette africaine lors du Coronavirus. On a par exemple pu entendre Christine Lagarde (ex-présidente du FMI et actuelle présidente de la BCE) dire que si les prêts (elle parlait des prêts à taux zéro) concédés par la Chine au continent africain étaient globalement une bonne chose ce n’était pas pour autant «un repas gratuit». De tels propos même s’ils sont vrais ne manquent pas d’ironie quand on sait que le FMI ne «rince pas gratis» puisque ses prêts en plus de générer des bénéfices sont assortis de PAS. Sans oublier la confusion que l’institution entretient volontairement dans son vocabulaire par exemple en parlant d’annulation lors de restructuration de dette ou encore la répugnance que le FMI éprouve à l’égard de l’annulation de dettes insoutenables. On se rappellera à juste titre le fiasco de l’initiative PPTE qui outre ses grands effets d’annonce n’a produit que peu de résultats pour peu de pays.
Il est donc important de rester rigoureux ses et de ne pas tomber dans le piège de narratif qui servent uniquement les propos des puissances financières quelles qu’elles soient, mais ne servent en revanche absolument pas un propos critique sur la dette et l’assujettissement des pays et des peuples à celle-ci. Pour ce qui est des chiffres plus plausibles et que nous déciderons de retenir ici, on peut citer ceux du Jubileedebtcampaign qui estimait en 2018, que 20% de la dette publique extérieure africaine était détenue par la Chine tandis que le pays possède également 17% du service de la dette africaine.
On notera surtout que le même rapport établi que 55% du service de la dette du continent est dû à des créanciers issus du secteur privé non chinois. Là encore, c’est un troisième problème qui se pose puisque si l’on sait que les prêts privés sont rarement assortis de conditions comme ceux accordés par la Chine ou le FMI, on sait en revanche que les taux d’intérêt demandés sont souvent exorbitants. On sait également que c’est généralement le secteur privé qui est le plus reluctant à accepter un moratoire, une restructuration ou «pire» une annulation des créances en sa possession.
N’oublions pas non plus que le secteur privé des créances est largement occidentalisé et défendu par les gouvernements occidentaux ce qui, lorsque l’on reprend l’argument de la collusion entre État et banques faite au chinois, ne manque pas de faire grincer des dents.
Pierre-François Grenson (CADTM)