Le FMI a annoncé fin août 2021 qu’il mettait à la disposition de l’économie mondiale 650 milliards Usd afin de répondre aux besoins urgents. Cela passe par une augmentation des Droits de tirage spéciaux, de quoi s’agit-il ?
Milan Rivié et Éric Toussaint : Les 190 pays membres du FMI ont droit à recevoir de celui-ci une allocation en devises fortes qui est non remboursable, cette allocation s’appelle les Droits de tirage spéciaux (DTS), à cela s’ajoute les prêts que le FMI décide d’octroyer à un pays qui appelle à l’aide. Les prêts sont à intérêt et sont liés à des conditions qui imposent un approfondissement des politiques néolibérales.
Kristalina Georgieva, directrice générale du Fonds monétaire international (FMI), a fait la déclaration ci-après le 23 août 2021 : » L’allocation de droits de tirage spéciaux (DTS) la plus élevée de l’histoire (environ 650 milliards de dollars) prend effet aujourd’hui. Cette allocation est une véritable injection dans le bras de l’économie mondiale et, si utilisée à bon escient, une occasion unique de surmonter cette crise sans précédent « .
La directrice générale du FMI n’ajoutait que l’augmentation des DTS » permettra de fournir des liquidités supplémentaires au système économique mondial, en complétant les réserves de change des pays et en réduisant leur dépendance à l’égard d’une dette intérieure ou extérieure plus coûteuse. Les pays peuvent utiliser l’espace ainsi créé pour soutenir leur économie et intensifier leur lutte contre la crise « .
En annonçant que les Droits de tirage spéciaux sont augmentés de 650 milliards Usd, le FMI fait savoir que les pays membres de l’institution peuvent, s’ils le souhaitent, puiser dans cette somme, mais attention la somme qu’ils peuvent prétendre obtenir dépend de leur poids économique et politique qui se concrétise par la quote-part qu’ils détiennent dans le FMI. Exemple : les États-Unis détiennent une quote-part égale à 17,43 tandis que le République Démocratique du Congo détient seulement 0,22 de quote-part, soit 80 fois moins que Washington. Pourtant la RDC compte environ 100 millions d’habitants tandis que les États-Unis en comptent environ 330 millions.
Les DTS représentent-ils une créance du FMI ?
Milan Rivié et Éric Toussaint : Le DTS est un actif de réserve international visant à compléter les réserves officielles des 190 pays membres du FMI et fournir des liquidités en cas de crise de la balance des paiements, c’est-à-dire lorsqu’un État n’a plus suffisamment de ressources financières disponibles en devises étrangères pour honorer ses engagements financiers hors de ses frontières, service de la dette compris.
En l’état, il ne représente pas une créance du FMI. Le DTS n’est pas non plus une monnaie, on ne peut effectuer de transaction par son intermédiaire. Sa valeur est déterminée par un panier de monnaie composé du dollar US, de l’euro, du yuan chinois, du yen Japonais et de la livre sterling. En revanche, les DTS peuvent être échangés contre une ou plusieurs monnaies, ou devises étrangères si vous préférez, par l’intermédiaire des banques centrales. C’est à ce moment que les DTS se transforment en dette, certes pas à l’encontre du FMI, mais envers l’institution auprès de laquelle ils ont été échangés. Les DTS ne sont en aucun cas un don.
En clair, un pays ne disposant pas de suffisamment de réserves en une ou plusieurs devises étrangères pour rembourser sa dette extérieure publique auprès d’un ou plusieurs de ses créanciers, pourra utiliser tout ou partie des DTS qui lui sont alloués pour procéder au remboursement duservice de la dette.
Pour le FMI, cet accord est bien entendu » historique « . Si l’allocation de DTS n’est pas nouvelle, son montant est bien supérieur à ce qu’il a déjà été réalisé par le passé. En quoi cette alloca-tionpeut-elle être bénéfique pour les pays concernés ?
Milan Rivié et Éric Toussaint : Disons que pour aller dans le sens du FMI, on pourrait dire que cette allocation de DTS est directement dépourvue de conditionnalités politiques et qu’elle n’est pas directement comptabilisée par le FMI comme une créance. Mais si cette allocation représente à première vue une véritable bouffée d’oxygène pour les pays du Sud, la réalité est pourtant tout autre.
C’est-à-dire ? Serait-ce une aide en trompe l’œil ?
Milan Rivié et Éric Toussaint : A n’en pas douter ! On peut citer sans se tromper au moins quatre limites à cette allocation.
D’abord il y a à proprement parler la question de la répartition de l’allocation de 650 milliards Usd. Comme indiqué plus haut, » les DTS sont distribués aux pays au prorata de leurs quotes-parts relatives au FMI « . En conséquence, sur les 190 États membres du FMI, les 135 pays en développement se partageront 275 milliards Usd, soit à peine plus de 40 % de l’allocation, tandis que les 55 pays les plus riches bénéficieront de quelque 375 milliards. Sans compter qu’au sein des pays en développement, il y a de fortes disparités de revenus, renforçant encore les inégalités de répartition de l’allocation. C’est-à-dire que les 29 pays à faible revenu, ou pays les plus pauvres, qui comptent 700 millions d’habitant (es) recevront à peine 21 milliards de dollars. Ce montant fait pâle figure au regard des quelque 450 milliards de dollars dont ils auraient besoin pour relancer leurs économies au cours des 5 prochaines années selon le FMI.
Ainsi, le montant alloué est tout à fait problématique. Ces 275 milliards représentent à peine plus de 8 % de la dette extérieure publique et d’un-quart du service de la dette extérieure publique des PED entre 2020 et 2022. Au regard des milliers de milliards d’euros et de dollars US respectivement débloqués depuis le début de la pandémie par la Banque centrale européenne et la Réserve fédérale des États-Unis, c’est tout simplement dérisoire.
Un autre élément à ne surtout pas omettre est celui des conséquences politiques de cette allocation. Depuis la crise mondiale de 2007-2008, le FMI est redevenu incontournable et est présent dans une majorité de pays du Sud. Recourir à cette allocation, c’est renforcer la position centrale d’une institution pourtant en constant échec depuis sa création, tant par son fonctionnement anti-démocratique que par son idéologie néolibérale mortifère. Pour les 55 pays les plus riches la donne est similaire. Des tractations sont déjà en cours pour qu’ils redistribuent aux pays du Sud une partie des 375 milliards entre leur main. Mais attention, la proposition qui domine actuellement les débats consiste à un jeu de dupes.
Les pays riches prêteraient à intérêt une part des DTS qui leur sont alloués alors qu’ils y auront accès gratuitement. Sans oublier les très probables accords stratégiques et commerciaux signés en sous-main avec les gouvernements des pays du Sud, sans possibilité de négocier au vu de leur situation critique.
Enfin, dernier élément et non des moindres, l’utilisation à venir de cette allocation. Il faut savoir qu’actuellement plus de 25 % des pays du Sud consacrent davantage de ressources au service de la dette qu’en dépense de santé. Qu’en parallèle, ni l’initiative de suspension du service de la dette, ni le » Common debtframework » ou le fonds fiduciaire d’assistance et de riposte aux catastrophes créés en 2020 ne sont à la hauteur des enjeux. Et que pour compléter le tableau, les créanciers privés, très largement majoritaires, n’ont toujours pas concédé quelque allègement ou annulation de leurs créances. Dans ces conditions, il y a fort à parier que cette allocation serve en priorité à rembourser directement ou indirectement les créanciers privés. La logique dominante actuelle pour les États du Sud est de préserver leur crédibilité sur les marchés financiers et autres investisseurs.
En cédant au chantage des créanciers et des agences de notation, les États s’assoient très clairement sur le droit international, les droits humains et les objectifs de développement durable (ODD) de l’Organisation des Nations unies.
A titre d’exemple, le président mexicain a déjà annoncé qu’il utilisera les DTS pour rembourser la dette extérieure du pays. Or le pays aurait bien besoin de ressources financières pour combattre les effets de la pandémie, en effet on dénombre au Mexique plus de 260.000 décès du fait du coronavirus.
Votre constat semble implacable. Mais les pays du Sud ont-ils vraiment d’autres solutions ?
Milan Rivié et Éric Toussaint : Ce qui est très clair, c’est qu’en dépit du caractère inédit de la crise et des discours alarmistes successifs, aucune des institutions internationales actuelles n’a su mettre en œuvre un dispositif d’annulation de la dette inconditionnelle.
Hier comme aujourd’hui, pour les pays du Sud et les populations rien n’a changé, il n’y rien à attendre des Institutions financières internationales. Il est donc nécessaire de prendre des mesures souveraines. Mieux, tout cela est tout à fait possible. En droit international, de solides arguments juridiques peuvent appuyer une décision unilatérale de suspension de paiement, parmi lesquels l’état de nécessité et le changement fondamental de circonstances.
Lorsqu’un État invoque ces arguments, le caractère légitime ou non de cette dette n’a aucune importance. Quand bien même la dette réclamée au pays serait légitime, cela n’empêche en rien ce pays d’en suspendre le paiement. Avec le concours des populations et une solidarité internationale, c’est à ce prix qu’une sortie de crise sera rendue possible.
Interview de Milan Rivié et Éric Toussaint par CADTM
(Comité pour l’annulation de la dette du tiers-monde).