Le chef de l’État tunisien a provoqué un véritable tollé en reprenant à son compte la théorie du «grand remplacement» à propos des migrants subsahariens présents en Tunisie. Au Maroc, la désapprobation est totale.
Arrestations arbitraires et systématiques, agressions verbales racistes sur les médias et les réseaux sociaux, menaces d’expulsion : la situation devient invivable pour les migrants subsahariens présents en Tunisie. «Ces derniers jours, plus de 300 migrants ont été arrêtés, placés en garde à vue et déférés devant la justice», ont rapporté le 16 février, des ONG, dont le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), qui se penche de près sur les questions migratoires. Ces migrants «ont été arrêtés à la suite d’un contrôle d’identité au faciès, ou même à la suite de leur présence devant les tribunaux en soutien à leurs proches », ont dénoncé les signataires dans un communiqué. Selon eux, «l’État tunisien fait la sourde oreille sur la montée du discours haineux et raciste sur les réseaux sociaux et dans certains médias». Pire, ce discours «est même porté par certains partis politiques, qui mènent des actions de propagande sur le terrain facilitées par les autorités régionales», ont-ils ajouté.
Et depuis ce mardi, c’est le chef de l’État, en personne, le président Kaïs Saïed qui a franchi un dangereux cap dans la montée des discriminations dans ce pays en prônant des «mesures urgentes» contre l’immigration clandestine d’Africains subsahariens dans son pays, affirmant que leur présence était source de «violence et de crimes ».
Alors qu’il présidait une réunion du Conseil de sécurité nationale « consacrée aux mesures urgentes qui doivent être prises pour faire face à l’arrivée en Tunisie d’un grand nombre de migrants clandestins en provenance d’Afrique subsaharienne», selon un communiqué de la présidence et censé apaiser le climat et apporter des solutions, c’est tout le contraire qui s’est produit.
Lors de cette réunion Kaïs Saïed a tenu un discours extrêmement violent sur l’arrivée de «hordes des migrants clandestins», dont la présence en Tunisie est selon lui source de «violence, de crimes et d’actes inacceptables», insistant sur «la nécessité de mettre rapidement fin» à cette immigration.
Il a en outre soutenu que cette immigration clandestine relevait d’une «entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie», afin de la transformer en un pays «africain seulement» et estomper son caractère «arabo-musulman». Il a appelé les autorités à agir «à tous les niveaux, diplomatiques sécuritaires et militaires» pour faire face à cette immigration et à «une application stricte de la loi sur le statut des étrangers en Tunisie et sur le franchissement illégal des frontières». «Ceux qui sont à l’origine de ce phénomène font de la traite d’êtres humains tout en prétendant défendre les droits humains», a-t-il encore dit, selon le communiqué de la présidence.
Des propos qui choquent tout un pays
Cette charge de Kaïs Saïed ne passe pas dans le pays. Intervenant seulement quelques jours après qu’une vingtaine d’ONG tunisiennes ont dénoncé la montée d’un «discours haineux » et du racisme à l’égard des migrants subsahariens, les propos du chef de l’État ont provoqué un tollé général.
Au-delà de l’émotion qu’elle suscite, comment comprendre cette charge violente contre les Subsahariens ? Cette montée des discriminations – même si le pays connaît régulièrement des affaires de racisme – trouve son origine dans le fait que, la Tunisie, dont certaines portions de littoral se trouvent à moins de 150 km de l’île italienne de Lampedusa, enregistre très régulièrement des tentatives de départ de migrants, en grande partie des Africains subsahariens, vers l’Italie.
Selon des chiffres officiels cités par le FTDES, la Tunisie, un pays de quelque 12 millions d’habitants, compte plus de 21.000 Africains subsahariens, en majorité en situation irrégulière.
Mais il serait trop simple d’expliquer les faits actuels par ce seul facteur, car dans la réalité les migrants subsahariens qui transitent par la Tunisie sont aussi nombreux que les Tunisiens désœuvrés prêts à tout pour embarquer dans ces barques et quitter leur pays. D’après, des chiffres officiels italiens, plus de 32.000 migrants, dont 18.000 Tunisiens, sont arrivés clandestinement en Italie en provenance de Tunisie en 2022.
Des données qui n’ont pas empêché, des membres du «Parti nationaliste» de lancer une pétition, l’été dernier, sur Facebook, pour réclamer «l’expulsion de la colonie de migrants subsahariens qui s’installe en Tunisie ». Ils ont mis leurs menaces à exécution les 14 et 15 janvier dernier, à travers des opérations de démarchage dans les rues de Tunis, presque dans l’indifférence générale.
Le débat sur le racisme anti-noir relancé
Et dire qu’en plus d’avoir aboli l’esclavage dès 1846, avant la France, la Tunisie avait fini par étoffer, en 2018, son corpus législatif en adoptant un texte visant à criminaliser les actes, propos et discriminations racistes confortant ainsi sa position de précurseur maghrébin en matière de droits humains.
«Ce discours provoque une grande déception et une grande consternation », a réagi auprès de l’AFP Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux. «Ce discours raciste et haineux marque un jour triste. Le fait que le président d’un pays signataire de conventions internationales sur l’immigration tienne un tel discours est extrêmement grave», a-t-il souligné.
«M. Saïed a exprimé des idées racistes et complotistes envers l’immigration clandestine venant d’Afrique subsaharienne. Il a affirmé que ce phénomène était une «entreprise criminelle ourdie à l’orée de ce siècle pour changer la composition démographique de la Tunisie», dans le but de la transformer en un pays «africain seulement» et de faire disparaître son caractère «arabo-musulman». Ces propos sont choquants et dangereux, car ils peuvent encourager la haine raciale en Tunisie et faire reculer les acquis antiracistes obtenus par la révolution de 2011 », a vivement réagi SOS racisme. « Il est important de rappeler que la Tunisie est le premier pays du Maghreb à s’être doté d’une législation antiraciste. Ces propos vont à l’encontre de cette législation et sont une nouvelle preuve de la dérive autoritaire et antidémocratique du pouvoir en Tunisie ».
Les réactions sont vives de toutes parts, y compris parmi des partisans du chef de l’État, qui concentre tous les pouvoirs après avoir suspendu en juillet 2021 le Parlement et limogé le gouvernement. Ces propos choquent d’autant plus que le pays traverse une grave crise économique marquée par des pénuries récurrentes de produits de base, sur fond de tensions politiques.
«Ce discours ne ressemble en rien à la Tunisie. Le standing international de la Tunisie et son histoire humanitaire sont beaucoup plus grands que ce discours », a réagi sur Facebook le président de l’Observatoire tunisien des droits de l’Homme Mostafa Abdelkebir.
Mnemty, une association qui lutte contre les discriminations, a elle aussi condamné le communiqué de la présidence tunisienne, le qualifiant de «discours de racisme et de haine et d’incitation à la violence contre les migrants subsahariens».
Sur place, les ONG soulignent aussi que « les politiques européennes d’externalisation des frontières ont contribué depuis des années à transformer la Tunisie en un acteur clé dans la surveillance des routes migratoires en Méditerranée, notamment l’interception des bateaux de migrants en dehors des eaux territoriales et leur transfert en Tunisie».
Désapprobation au Maroc
Au Maroc, où les migrants africains jouissent de tous les droits sociaux et sont intégrés dans le tissu social du Royaume, ces propos ont provoqué une immense consternation et un rejet viscéral des propos proférés par le président tunisien contre des citoyens africains qui cherchent légitimement un meilleur avenir pour eux-mêmes et pour leurs enfants.
Le citoyen marocain, s’il n’a pas l’habitude de s’immiscer dans les affaires d’un pays, a été violemment secoué par les propos racistes et exécrables tenus par le président tunisien.
Laisser passer une colère aussi sourde des nations africaines sur les propos diffamants du président Saied est anti-éthique. Se taire c’est le début de la compromission.
Le président tunisien, professeur universitaire qu’il est, ne devrait pas ignorer que la migration est un enrichissement pour la société d’accueil et le fait d’affirmer que les africains sont la cause première des problèmes de la Tunisie dénote une grave ignorance de la réalité tunisienne.
En disant que les migrants cherchent à «africaniser» la Tunisie et à l’éloigner de son «arabité» est une autre aberration sans nom.
Avec simple coup d’œil sur la carte du monde, l’auteur de ces propos se serait rendu compte que la Tunisie se trouve déjà sur le continent africain. Elle est aussi africaine que le Niger, le Congo ou la Tanzanie.
Econews avec Le Point Afrique