Député national, Thomas Luhaka, communément appelé « Je connais le Congo », en référence à une célèbre chronique qu’il anime dans la presse locale, a également réagi aux déclarations du président rwandais Paul Kagame qui réclamerait des terres dans la partie Est de la République Démocratique du Congo. Sur la base des faits historiques avérés, Thomas Luhaka démonte la thèse de Kagame, avant de l’avertir : « L’histoire nous apprend qu’un peuple humilié finit toujours par se relever; et le retour de la manivelle est souvent inattendu et disproportionné. Comme votre jeune frère panafricain, je vous conseille, respectueusement, d’arrêter de jouer à « la roulette russe » avec l’avenir du peuple rwandais ». Intégralité de la lettre ouverte de Thomas Luhaka au président Paul Kagame.
Excellence Monsieur le Président,
Lors de votre point de presse tenu au Benin, aux côtés du Président Patrice TALON, vos propos, s’agissant de la crise dans la Région de Grands Lacs, ont suscité des l’émoi, de la réprobation et du ressentiment au sein de l’opinion tant congolaise qu’internationale.
C’est pourquoi, par la présente, je voudrai vous faire part de quelques réflexions que m’a inspirées votre analyse sur les causes des conflits récurrents dans notre sous-région.
En effet, si je vous ai très bien compris, vous affirmez que les problèmes de la Région des Grands Lacs sont dus au fait que, à l’époque coloniale, les colonialistes occidentaux auraient pris une partie du territoire du Rwanda pour l’annexer au Congo.
A ce sujet, je souhaiterais vous rappeler respectueusement l’histoire de la délimitation de la frontière entre nos deux pays, la RDC et le Rwanda; histoire basée sur des documents qui sont encore disponibles et non sur les élucubrations de l’abbé Alexis Kagame, cet intellectuel rwandais qui vous a certainement inspiré.
De prime abord, il me semble que, sur cette question de frontière, vous êtes victime d’un biais cognitif de perception. Vous êtes convaincu que, puisque en RDC et, dans une moindre mesure, en Ouganda, il existe des populations de culture rwandophone, les territoires occupés présentement par elles devaient nécessairement faire partie de l’ancien royaume du Rwanda.
Ce raisonnement est inexact et sans fondement parce que tous les historiens l’attestent, en particulier Jean VANSINA, qui a écrit «L’évolution du royaume du Rwanda des origines à 1900», sur la base des témoignages des premiers explorateurs de la région, qu’au 19e siècle le territoire sur lequel s’exerçait effectivement l’autorité du Mwami de Kigali (Le roi), dont vous semblez vous considérer comme le digne successeur, était plus réduit que la superficie du Rwanda actuel.
Votre raisonnement conduirait à penser, par exemple, que tous les Belges francophones sont des Français et que la France aurait le droit de réclamer les territoires qu’ils occupent en Belgique (La Wallonie).
Si le sujet de la configuration territoriale de l’ancien royaume du Rwanda vous intéresse, je pourrais, monsieur le Président, mettre à votre disposition toute la documentation y afférente.
En ce qui concerne nos frontières actuelles, entre la RDC et le Rwanda, voici résumé pour vous, monsieur le Président, le processus qui a conduit à la modification des frontières tels que définie sur la carte annexée à la Convention du 8 novembre 1884; Convention par laquelle l’Allemagne a reconnu l’existence de l’Etat Indépendant du Congo.
Le 14 mai 1910, les représentants de la Belgique, pays colonisateur du Congo-belge, et ceux de l’Allemagne, pays colonisateur du Rwanda-Urundi, vont signer à Bruxelles un arrangement portant sur la modification de la frontière entre le Congo et le Rwanda.
Le 11 août 1910, les autorités belges et allemandes signent une Convention qui ne fait qu’approuver et valider les contenus de l’arrangement du 14 mai 1910. Cette Convention de Bruxelles du 11 août 1910 sera approuvée au Parlement belge par la loi du 04 juin 1911 (Voir Bulletin Officiel 1911, page 683).
Les instruments de ratification de cette Convention vont être échangés entre les autorités belges et allemandes à Bruxelles le 27 juillet 1911.
Concrètement, monsieur le Président, cette Convention de Bruxelles du 11 août 1910, en permettant à l’Allemagne d’étendre le territoire de sa colonie du Rwanda jusqu’au Lac Kivu, a fait perdre au Congo, notre pays, une vaste portion de son territoire situé à l’Est de ce Lac. C’est ainsi que, à titre d’exemple, les actuelles villes de Gisenyi et de Cyangungu, qui étaient des localités congolaises, sont devenues rwandaises à partir de 1910, tel qu’il apparaît sur la carte en illustration.
En effet, pour votre gouverne, considérant l’impact que cette Convention de modification de la frontière allait avoir sur la population locale, les autorités coloniales belges et allemandes vont accorder aux autochtones résidants dans la région, un moratoire de 6 mois pour opter entre le Congo et le Rwanda.
Il est donc établit clairement, monsieur le Président, que s’il y a un pays qui doit se plaindre aujourd’hui d’avoir perdu des territoires, c’est bien la RDC, notre pays, et non le Rwanda.
A ce sujet, je voudrais tout de suite vous rassurer et vous apaiser, monsieur le Président, que, respectueuse des conventions internationales et du principe de « l’intangibilité des frontières héritées de la colonisation », adopté par les Chefs d’Etat et de Gouvernement de l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA) le 21 juillet 1964 au Caire (Egypte); principe garantissant la stabilité et la paix en Afrique, la RDC ne vous réclamera pas la restitution de ces territoires.
Monsieur le Président,
Revenir aujourd’hui sur la problématique des délimitations des frontières héritées de la colonisation, en violation du principe de l’intangibilité ci-haut évoqué, serait dangereux pour toute l’Afrique; car, dans ce domaine, chaque pays a des droits, réels ou supposés, à faire valoir.
Je vous laisse imaginer le chaos généralisé qui s’en suivra; et vous déconseille, respectueusement en tant que panafricaniste, de porter cette lourde responsabilité historique.
L’Afrique, qui se débat contre la pauvreté et le sous-développement, et qui n’arrête pas de courir derrière son unité, n’a nullement besoin de ce débat nocif.
Aussi, je voudrais vous annoncer, qu’à la suite de la présente lettre, je vous parlerais prochainement des populations rwandophones du Congo. Vous n’avez pas abordé cette question dans l’extrait d’interview que j’ai suivie; mais votre actuel conseiller spécial en matière de sécurité, à l’époque ministre de la Défense du Rwanda, votre fidèle James Kabarebe, en avait parlé une fois, à propos des habitants du territoire congolais de Masisi. Et nous savons tous que James Kabarebe est la caisse de résonnance de vos propres idées.
J’en saisirais aussi l’occasion, dans la même lettre, pour vous faire part de la compréhension que nous Congolais nous avons de votre ligne politique à l’intérieur, tout comme à l’extérieur de votre pays le Rwanda; parce que votre vision et vos actions politiques ont un impact certain dans la persistance de la crise dans la sous-région des Grands Lacs.
En conclusion, Monsieur le Président, l’instabilité et l’insécurité que vous entretenez dans l’Est du Congo, actuellement à travers le M23, ne fait que générer de la rancœur chez beaucoup de Congolais qui se sentent humiliés par votre politique et votre idéologie expansionnistes .
L’histoire nous apprend qu’un peuple humilié finit toujours par se relever; et le retour de la manivelle est souvent inattendu et disproportionné. Comme votre jeune frère panafricain, je vous conseille, respectueusement, d’arrêter de jouer à «la roulette russe» avec l’avenir du peuple rwandais.
Haute considération.
Fait à Kinshasa, le 19 avril 2023
Thomas LUHAKA LOSENDJOLA
Député National