Pourquoi la RD Congo met Apple sur la sellette

Fin avril, plusieurs médias internationaux ont relayé des accusations selon lesquelles Apple s’approvisionnerait en «minerais de conflit » dans l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC). La réalité derrière ces allégations est cependant assez complexe. Les raisons pour lesquelles le gouvernement congolais s’exprime maintenant semblent aller au-delà des préoccupations liées aux violations des droits humains le long des chaînes d’approvisionnement en minerais. Ces allégations sont plutôt déclenchées par les tensions régionales dans la région des Grands Lacs et l’aggravation de la situation sécuritaire dans la province du Nord-Kivu, au Congo. Néanmoins, les préoccupations concernant les efforts de l’industrie pour s’approvisionner de manière plus responsable sont légitimes.

Pourquoi maintenant ?

Il y a de fortes chances qu’Apple ait des «minéraux de conflit » dans ses chaînes d’approvisionnement. C’est le cas de nombreuses entreprises technologiques internationales qui sont confrontées à des défis dans le commerce régional (des minéraux). Les problèmes affectant leur chaîne d’approvisionnement ne sont pas nouveaux et comprennent la contrebande et l’évasion fiscale par les négociants en minerais, la corruption des agents de l’État, la prévalence de l’économie informelle et les systèmes dysfonctionnels de traçage de l’origine. La question se pose de savoir ce qui a poussé le gouvernement congolais à dénoncer Apple, et pourquoi il le fait maintenant ?

La montée des tensions régionales entre le Rwanda et la RDC semble avoir incité cette dernière à s’exprimer. Depuis 2021, le «Mouvement du 23 mars » (M23) s’est emparé de vastes territoires de la province du Nord-Kivu, au Congo, avec le soutien militaire du Rwanda, ce qui a entraîné une augmentation des sentiments anti-rwandais en RDC. À l’approche des élections présidentielles de décembre 2023, le gouvernement Félix Tshisekedi a encore intensifié son discours anti-Rwanda. Bien que le Rwanda joue un rôle important dans le conflit au Nord-Kivu, le gouvernement congolais a tendance à rejeter la responsabilité de l’insécurité dans l’est de la RDC sur le Rwanda. Ce faisant, le gouvernement congolais tente de masquer ses propres échecs en ce qui concerne la situation sécuritaire dans l’est du pays (liée à la réforme du secteur de la sécurité, à la démobilisation des groupes armés, aux défis socio-économiques et aux tensions intercommunautaires).

Dans ce climat anti-rwandais, le gouvernement de la RDC a de plus en plus dénoncé la perte de revenus (fiscaux) importants du pays en raison de la contrebande de minerais vers son voisin oriental. Il a engagé le cabinet d’avocats Amsterdam & Partners LLP pour enquêter sur ces accusations. Le ton du rapport d’Amsterdam & Partners, ainsi que ses recommandations, correspondent très bien au discours anti-Rwanda : le rapport se concentre sur le rôle du Rwanda dans le commerce illégal de minerais, mais omet de mentionner que d’autres pays voisins facilitent également la contrebande en provenance de l’est de la RDC. De plus, Apple semble être utilisé dans le communiqué de presse pour attirer l’attention internationale sur les conclusions du rapport.

Une simplification à outrance du lien entre les minerais et les conflits

Dans le communiqué de presse de son rapport intitulé « Blood Minerals – The Laundering of DRC’s 3T Minerals by Rwanda and Private Entities », Amsterdam & Partners LLP explique d’emblée que « la couverture du rapport est ornée d’une déclaration popularisée par les joueurs de football congolais lors des récentes manifestations silencieuses : Tout le monde voit les massacres dans l’est du Congo. Mais tout le monde se tait.

En tant que tel, le rapport impute un lien direct entre le commerce des minerais dans la région et les conflits et les violations des droits de l’homme dans l’est de la RDC – une logique qui a été contestée par de nombreux observateurs, qui soulignent que les causes des conflits et de l’insécurité sont beaucoup plus complexes. Un récent rapport de l’IPIS sur le M23, par exemple, souligne l’importance des tensions sur l’accès à la terre et au pouvoir local pour comprendre le conflit au Nord-Kivu. En outre, le rôle des ressources naturelles dans les conflits doit être nuancé. Le commerce illicite des ressources naturelles n’est qu’un facteur parmi tant d’autres qui contribuent à expliquer la dynamique des conflits, notamment l’accès à la terre, les tensions intercommunautaires et leurs racines historiques, l’échec des programmes de démobilisation, de désarmement et de réintégration (DDR) pour les groupes armés, et les problèmes de gouvernance de longue date tels que la capture des élites, les services publics corrompus et les processus de formalisation du secteur minier défaillants.

Il est important de remettre en question l’analyse trop simplifiée d’Amsterdam & Partners sur les conflits dans l’est de la RDC, et en particulier sur le rôle des minerais dans les conflits, pour plusieurs raisons :

Le récit des « minerais de conflit » n’a pas été utile au cours des quinze dernières années pour trouver des solutions structurelles pour une paix durable dans l’est de la RDC. Au contraire, en adoptant une perspective macro incorrecte, il a ignoré les sensibilités locales et a parfois même favorisé les conflits.

De plus, cela risque de créer une image négative du secteur minier (artisanal) dans l’est de la RDC, ce qui pourrait renforcer le désengagement des négociants en minerais (et de l’industrie en aval), alors que le secteur est d’une importance cruciale pour l’économie locale et pour les moyens de subsistance de centaines de milliers de familles.

En outre, le communiqué de presse dresse un tableau incomplet de la question des « minerais de conflit» dans l’est de la RDC, déclarant par exemple que «ces activités ont alimenté un cycle de violence et de conflit en finançant des milices et des groupes terroristes, et ont contribué au travail forcé des enfants et à la dévastation de l’environnement ». Alors que les groupes armés non étatiques, ou milices, étaient présents dans 29 % des mines d’un échantillon IPIS en 2021-2023 (242 mines sur 829), le problème le plus pressant est la performance de l’armée nationale de la RDC. Les soldats des FARDC ont mis au point plusieurs moyens illégaux de générer des revenus, à l’intérieur et à l’extérieur du secteur minier. Ils se sont livrés à des activités illicites sur 37% des sites miniers du même échantillon IPIS.

L’indignation de la RDC face à l’inaction internationale face au soutien du Rwanda au M23

À la lumière de l’échec de la communauté internationale à prendre des mesures décisives contre le Rwanda, la tentative de la RDC d’attirer l’attention sur le soutien militaire du Rwanda aux groupes armés en RDC n’est pas une surprise.

Le soutien militaire flagrant du Rwanda au M23 a suscité une indignation internationale généralisée. Alors que plusieurs gouvernements européens et l’UE ont condamné le soutien du Rwanda au M23, l’Europe a cependant continué à s’engager avec le Rwanda au cours des dernières années, dans des domaines qui sont parfois étroitement liés à la sécurité et aux chaînes d’approvisionnement en minerais. Il s’agit par exemple de la signature d’un protocole d’accord sur les chaînes de valeur des matières premières durables, d’un paquet d’aide militaire à Kigali lié au déploiement de ses troupes au Mozambique, ou encore du plan d’asile entre le Royaume-Uni et le Rwanda. Les pays européens et l’Union européenne devraient être conscients que (leur communication autour) de ces collaborations avec Kigali est très mal perçue en RDC.

Qu’en est-il du Rwanda et d’Apple ?

Amsterdam & Partners signale à juste titre le problème de la contrebande de minerais. Le phénomène prive la RDC de revenus fiscaux, et les pays voisins (dont le Rwanda) facilitent et profitent de ce commerce illégal.

L’accent mis sur le rôle d’Apple dans le communiqué de presse est assez provocateur, car l’entreprise technologique a été l’une des plus actives au cours des 10 dernières années à réfléchir de manière constructive aux moyens de rendre les chaînes d’approvisionnement plus responsables, sans se désengager de la région des Grands Lacs (et des «zones touchées par des conflits et à haut risque» (CAHRA) en général).

Bien que le communiqué de presse se concentre sur Apple, le rapport complet explique plus généralement comment la contrebande affecte le commerce des minéraux dans la région. Par conséquent, il énumère également une série d’autres entreprises qui s’approvisionnent dans la région et qui sont également concernées par les accusations. Toutefois, il convient de souligner que ces entreprises ne sont pas directement impliquées dans le commerce des minéraux dans la région des Grands Lacs, mais qu’elles dépendent d’une gamme de fournisseurs qui achètent des minéraux de la région. Cela dit, les acteurs en aval, tels que les grandes entreprises technologiques (dont Apple), ont l’obligation de mettre en œuvre une diligence raisonnable de la chaîne d’approvisionnement, ce qui, selon l’OCDE, les oblige à respecter les droits de l’homme et à éviter de contribuer aux conflits par leurs pratiques d’approvisionnement en minerais.

Pour identifier et atténuer les risques dans leurs chaînes d’approvisionnement en étain, en tantale (coltan) et en tungstène (en abrégé minéraux 3T) dans la région des Grands Lacs, les fournisseurs et les entreprises en aval s’appuient actuellement en partie sur l’Initiative internationale pour la chaîne d’approvisionnement en étain (iTSCi), qui a été établie par l’Association internationale de l’étain (ITA). iTSCi établit la traçabilité dans la chaîne minérale 3T amont (étiquetage de la production minérale 3T sur le site minier et le long de la route commerciale pour vérifier l’origine). Il met en œuvre des activités connexes de surveillance des chaînes d’approvisionnement, notamment le signalement des incidents, la gestion des risques, etc.

Au cours des dernières années, différents types d’acteurs – y compris Global Witness, Responsible Minerals Initiative (RMI) et des universitaires (par exemple, l’Université d’Antwerp, Musamba J. et Vogel C.) – ont exprimé de sérieuses inquiétudes quant au fonctionnement d’iTSCi. Les recherches sur le terrain d’IPIS dans les zones d’exploitation minière artisanale de l’est de la RDC ont également révélé de nombreux cas de pratiques d’étiquetage imprécises, de failles dans la traçabilité et de «contamination» des chaînes d’approvisionnement couvertes par la traçabilité. Un rapport interne de l’ONU a même soupçonné l’iTSCi d’avoir permis, voire «activement facilité», la fuite massive de coltan frauduleux. Tous ces rapports soulèvent de graves inquiétudes quant à l’efficacité de l’approvisionnement responsable dans l’Est de la RDC. Les acteurs en aval (y compris les entreprises technologiques) et intermédiaires (fonderies et raffineries) devraient exiger que leurs systèmes de due diligence en amont, et en particulier iTSCi, soient davantage responsables des défaillances de leur système. Une meilleure consultation et une collaboration plus étroite avec les acteurs de la RDC (société civile, représentants gouvernementaux et acteurs économiques locaux) pour la conception, la mise en œuvre et l’évaluation de ces systèmes constituent une première étape cruciale.

Enfin, le rôle du Rwanda dans le commerce illégal de minerais ne doit pas être sous-estimé. Le pays est, par exemple, soupçonné depuis un certain temps de capter une partie de la production de coltan des importants sites miniers de Rubaya. Le gouvernement congolais accuse maintenant le M23 d’exporter directement la production de Rubaya vers le Rwanda après que le groupe armé a conquis la région il y a quelques semaines à peine. Les problèmes s’étendent toutefois au-delà du Rwanda et au-delà des minéraux. Depuis plusieurs décennies, l’exportation de minerais congolais via des chaînes d’approvisionnement légales constitue un énorme défi. Tant à l’intérieur de la RDC qu’au-delà de la frontière, un large éventail de parties prenantes, y compris des institutions formelles, sont impliquées dans la contrebande transfrontalière vers le Burundi, le Rwanda et l’Ou-ganda. Alors que le Rwanda est historiquement le principal point d’exportation des minéraux congolais 3T, l’Ouganda et le Rwanda ont été en concurrence ces dernières années, pour être la principale porte d’entrée de l’or congolais sur le marché mondial. La concurrence sur les routes d’exportation de minerais fait partie d’une géopolitique régionale plus large : l’est de la RDC est un marché important pour ses voisins, notamment pour les produits agricoles, les biens de consommation et les services. Il semble que ces tensions régionales et les frustrations liées à la collaboration plus étroite de la RDC avec le Burundi et l’Ouganda aient incité le Rwanda à fournir un soutien militaire au M23.

AVEC IPISRESEARCH.BE

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