Les Vingt-Sept ont dénoncé la présence militaire du Rwanda en RDC et demandé que cesse le soutien de Kigali au M23. Mais au-delà des paroles, aucun engagement n’a été pris.
Depuis une décennie, le Rwanda est progressivement devenu l’«enfant chéri» de l’Union européenne (UE), un partenaire jugé fiable en dépit de ses grandes limites démocratiques. Si Bruxelles l’a longtemps courtisé, s’appuyant sur la qualité de son armée – qui participe à nombre de missions de paix –, elle ne peut plus aujourd’hui ignorer le soutien militaire de Kigali à la rébellion du M23, qui conquiert l’est de la République Démocratique du Congo (RDC), au mépris du droit international.
L’arrivée de Kaja Kallas, la nouvelle cheffe de la diplomatie européenne, en retrait jusque-là sur les problèmes du continent africain, a toutefois fait bouger les lignes. Le 25 janvier, deux jours avant la prise de Goma par le M23 et les forces rwandaises, ses équipes ont réussi à convaincre en moins de 24 heures les vingt-sept Etats-membres de publier un communiqué commun extrêmement ferme s’indignant de la «poursuite de l’escalade du conflit » et mettant en cause directement le pays présidé par Paul Kagame.
«Le Rwanda doit cesser de soutenir le M23 et se retirer. L’UE condamne fermement la présence militaire du Rwanda en RDC, qui constitue une violation manifeste du droit international, de la charte des Nations unies et de l’intégrité territoriale de la RDC», stipule le communiqué. Comme le remarquent plusieurs diplomates à Bruxelles, c’est la première fois depuis de nombreuses années que l’UE ose directement mettre en cause Kigali. «Là, Paul Kagame est allé trop loin, glisse un diplomate. Même les plus pro-Rwanda ne pouvaient plus fermer les yeux.»
La percée des rebelles congolais, soutenus par Kigali, intervient par ailleurs dans un contexte géopolitique particulier, avec le président américain, Donald Trump, valorisant un discours où la force l’emporte sur le respect du droit international. Et ce n’est donc pas un hasard si le Danemark fait partie des Etats les plus mobilisés à Bruxelles sur la situation dans les Kivus, deux provinces orientales de la RDC. «Ils ont été traumatisés par l’attaque de Donald Trump sur le Groenland. Ils ne veulent en aucun cas entendre dire que l’UE soutiendrait d’une manière ou d’une autre un coup de force de Kagame en RDC», décrypte une source diplomatique.
AU SEIN DE L’UE, LA DIVISION REGNE
Dans le même esprit, l’ancienne première ministre estonienne, qui soutient l’Ukraine contre l’envahisseur russe, pouvait difficilement accepter que le Rwanda mette en cause l’intégrité territoriale de son voisin congolais. La haute représentante de l’UE a ainsi rencontré, mercredi 6 février, la cheffe de la diplomatie congolaise, et décidé de mettre officiellement ce conflit à la discussion du prochain conseil des affaires étrangères, prévu le 24 février.
Mais de la promesse de défense des principes à sa mise en application, il y a un pas sur lequel Bruxelles est attendu, remarquent plusieurs interlocuteurs. Au sein de l’UE, la division règne à tous les niveaux sur la crise congolo-rwandaise. Lors d’une réunion technique, mercredi, les Etatsmembres attendaient du service diplomatique un «panier d’options» de mesures à prendre contre le Rwanda. Mais aucun n’a été présenté.
Officiellement, les Etats-membres ne s’entendent pour l’instant sur aucune mesure. Officieusement, l’UE entend laisser sa chance à la laborieuse tentative de médiation entreprise par Emmanuel Macron. Le ministre des affaires étrangères français, Jean-Noël Barrot, s’est rendu le 29 janvier à Kinshasa, puis à Kigali. Sans résultat concret, pour l’instant. La consigne à Bruxelles est néanmoins de surseoir pour l’instant à toute décision.
«Le temps presse, s’indigne cependant une source diplomatique. Mme Kallas affirme qu’elle souhaite que les ministres des affaires étrangères prennent des décisions concrètes dans le cadre des conseils, mais si ses collaborateurs retardent délibérément ce processus, les ministres n’auront rien à décider le 24 février…»
KIGALI JUGE PLUS FIABLE QUE KINSHASA
Au-delà des efforts de la diplomatie française, d’autres raisons expliquent les atermoiements européens. Si la Belgique, premier soutien de la RDC, appelle l’Europe à agir promptement contre le régime de Kigali, les autres Etats restent plus circonspects et temporisent, laissant apparaître une question sous-jacente : au-delà du respect du droit, faut-il réellement s’engager derrière le président congolais, Félix Tshisekedi, très affaibli, et rompre les ponts avec le Rwanda de Paul Kagame, partenaire bien plus efficient dans la mise en œuvre de projets communs ?
Au-delà des divergences entre Etats-membres, les institutions européennes sont également minées par ces dissensions. D’un côté le service diplomatique de l’UE, dirigé par Kaja Kallas, souhaite prendre des mesures fortes pour que Kigali se dissocie des rebelles du M23. Mais de l’autre, la puissante direction générale des partenariats internationaux de la Commission, qui gère une enveloppe de plus de 80 milliards d’euros d’aides au développement, s’oppose jusqu’ici à toute mesure punitive vis-à-vis de Kigali, jugé plus fiable que Kinshasa. «Bref, il y a une guerre interne et pour l’instant, on ne voit pas comment cela va se résoudre», constate une source au sein des institutions européennes.
Sur la table, néanmoins, les Européens disposent d’options pour peser dans l’équation. La première, et la plus consensuelle jusqu’à présent, est l’adoption de nouvelles mesures restrictives contre des haut gradés rwandais participant à l’invasion de la RDC. «C’est peut-être la décision qui devrait voir le plus rapidement le jour», pense une source au fait des discussions entre les Vingt-Sept, et ce même s’il faut réunir l’unanimité des Etats-membres. En juillet 2023, l’UE avait déjà pris des sanctions contre un officier rwandais, Jean-Pierre Niragire, et des responsables du M23.
Les autres mesures discutées restent pour l’heure plus contestées. Ainsi, la suspension du versement de 20 millions d’euros d’aides à l’armée rwandaise, décidée en novembre par l’UE pour soutenir ses opérations contre l’insurrection djihadiste dans le nord du Mozambique, où TotalEnergies construit un gigantesque projet gazier, fait l’objet d’un bras de fer. Si la Belgique demande sa suspension temporaire, le Portugal s’y oppose. D’autres Etats-membres souhaitent une étude d’impact et se demandent si les conséquences d’un arrêt ne seraient pas plus problématique pour le Mozambique – voire pour l’Europe qui dispose d’une mission militaire sur place – que pour le Rwanda.
Autre mesure évoquée, la possibilité de suspendre toute réunion à haut niveau avec des responsables rwandais, voire interrompre le dialogue stratégique et sécuritaire que l’UE entretient avec ce pays. Le service diplomatique pourrait le décider rapidement. « Mais est-ce que le signal politique serait assez fort ? C’est douteux et cela pourrait être contre-productif de mettre un terme au dialogue », souligne un diplomate européen.
De même, la Commission européenne, mais également les Etats, peuvent mettre en pause leur aide financière au Rwanda. Ensemble, les pays européens et l’UE ont annoncé fin 2023 quelque 900 millions d’euros d’investissements et d’aides à Kigali. Dans l’immédiat, la Commission pourrait suspendre l’appui budgétaire au régime de Paul Kagame. Cette mesure ne nécessite pas l’unanimité des Vingt-Sept, mais la Commission ne s’y est pas encore résolue. Reste que l’annoncer aujourd’hui serait sans grand risque : les prochains déboursements, de plusieurs dizaines de millions d’euros, ne sont pas attendus avant l’année prochaine.
Enfin, l’UE pourrait se plier à une demande insistante de la RDC, en remettant en cause le protocole d’accord sur les chaînes de valeur des matières premières durables, signé le 19 février 2024 avec le Rwanda. Alors que ce pays ne dispose que de maigres de ressources naturelles, il contrôle largement l’exploitation des minerais rares de l’est de la RDC. La suspension de cet accord pourrait donc être un signal politique fort mais pour l’instant la Commission s’y refuse, au motif que cela priverait l’Europe d’un des rares instruments dont elle dispose pour lutter contre le trafic illégal de minerais.
En conclusion, un diplomate européen considère que « quelles que soient les décisions prises, il va falloir que les Etats membres et les institutions prennent leurs responsabilités et accordent leurs actes avec leurs principes. C’est difficile, mais nécessaire, sinon l’UE perdra toute crédibilité.»
Avec Le Monde