Bruits de conspiration à Kinshasa, menace d’invasion à Kigali

L’onde de choc de l’interpellation par les renseignements congolais du conseiller spécial du Chef de l’Etat, François Beya, a dépassé les frontières nationales de la République Démocratique du Congo. Kigali, capitale du Rwanda, est sorti de ses réserves en réaffirmant sa nette détermination à sécuriser son pays, même si cet impératif de stabilité le poussait à engager des opérations militaires sur le sol congolais. Le président rwandais est d’avis que les rebelles ougandais de l’ADF représentent une menace sous-régionale qui nécessiterait aussi l’implication du Rwanda dans les opérations de neutralisation que les Forces armées de la RDC entretiennent avec l’armée ougandaise. Qu’est-ce à dire ? Paul Kagame se sentirait-il en insécurité parce que non associé aux opérations que mène Kinshasa et Kampala ? Dans tous les cas, il y a anguille sous roche. Si à Kinshasa, des bruits de conspiration alimentent la chronique, à Kigali, Paul Kagame sort de ses gonds et menace.

Toujours en détention dans les locaux de l’Agence nationale de renseignements (ANR), l’interpellation, suivie de l’arrestation du conseiller spécial du Chef de l’Etat en matière de sécurité, François Beya, continue à alimenter la chronique.

Mardi, la Présidence de la République a rompu le silence en faisant état des « indices suffisamment sérieux » qui mettent en cause l’implication de François Beya dans une tentative de « déstabilisation » des institutions démocratiques de la République. Selon le communiqué de la Présidence de la République, lu par le porte-parole du Chef de l’Etat, Kasongo Mwema Yamba Yamba, l’ANR continue ses enquêtes pour réunir les éléments du puzzle, convaincu qu’une menace réelle pèse sur la sécurité nationale.

A Kinshasa circule depuis lors de bruits de conspiration qui a mis la classe politique dans tous ses états.

Kigali s’agite

Entre-temps, loin de Kinshasa, le président Paul Kagame a fait une sortie médiatique qui n’a pas laissé indifférents les grands acteurs de la sous-région des Grands Lacs.

Intervenant au Parlement lors de la cérémonie d’assermentation de nouveaux ministres, le mardi 8 février 2022, le président rwandais Paul Kagame a appelé à des efforts collectifs des dirigeants régionaux pour mettre fin aux défis sécuritaires en RDC, principalement associés aux milices armées basées dans le pays. Paul Kagame a pointé du doigt les ADF, parmi les milices armées qui continuent d’agir en toute impunité et visent à déstabiliser la région, y compris le Rwanda.

Il a affirmé que plusieurs terroristes ADF ont été arrêtés à Kigali alors qu’ils complotaient pour lancer des attaques au Rwanda en représailles à leur soutien pour anéantir les terroristes à Cabo Delgado au Mozambique.

«Notre objectif principal est donc le problème en RDC», a expliqué Paul Kagame, affirmant « qu’il existe déjà un lien entre les ADF, les FDLR et plusieurs autres groupes terroristes armés ». Il a déclaré que le Rwanda était prêt à jouer son rôle dans la résolution des problèmes de sécurité émanant de la RDC.

«Nous envisageons plusieurs mécanismes, y compris les négociations. Il y a des moments où nous plaidons, il y a des moments où nous demandons, mais si besoin il y a, nous ne faisons ni l’un ni l’autre et nous agissons plutôt en conséquence », a-t-il fait savoir.

Le président rwandais a déclaré qu’actuellement, les dirigeants se sont réunis pour négocier un terrain d’entente, mais si la question s’avérait être une menace pour son pays, « il est prêt à intervenir et à défendre son territoire» : «Notre principale priorité est la sécurité des Rwandais », a martelé Paul Kagame qui a indiqué que les liens du Rwanda avec les pays voisins sont sur une trajectoire prometteuse.

A Kinshasa, le temps est comme suspendu

Paul Kagame est prêt à franchir le Rubicon. Il en s’en cache pas : «Nous souhaitons la paix à tous dans la région, mais celui qui veut la guerre avec nous, nous la lui donnerons. Nous avons des gens entraînés pour cela. Le Rwanda est de petite taille, notre doctrine est de faire la guerre chez l’ennemi (territoire) quand cela l’exige ».

Certes, à Kinshasa, la déclaration de Kagame n’est pas passée inaperçue. Mais, le Gouvernement s’est refusé de réagir, préférant sans doute se concentrer sur le grand dossier brûlant de l’heure, particulièrement celui se rapportant à l’interpellation de François Beya.

Il y a cependant des questions qui taraudent les esprits. Qu’est-ce qui justifie cette attitude de Kigali ? Pourquoi le président Paul Kagame, qui disait entretenir de bons rapports avec le Président Félix Tshisekedi, a-t-il choisi ce moment, coïncidant avec l’interpellation de François Beya et l’intensification des opérations militaires avec l’Ouganda, pour proférer ses menaces ? Des questions qui prouvent que les rapports des forces sont en train de basculer dans la région des Grands Lacs.

Dans tous les cas, le site spécialisé Africa Intelligence estime que l’arrestation de François Beya «suscite des remous de Kigali à Washington ».

Le site note que «l’interpellation de François Beya Kasongo, qui est très connecté à Brazzaville, Bangui et Luanda, est scrutée de près dans les capitales voisines. Le «M. Sécurité» du président congolais est également un interlocuteur privilégié des services de sécurité occidentaux, notamment américains, français et israéliens ».

Africa Intelligence rappelle que « durant les premières années de son mandat, Félix Tshisekedi s’est considérablement appuyé sur son ‘Spécial’, comme il appelait Beya, tant pour des dossiers sécuritaires que pour des missions de diplomatie régionale sensible, mais aussi pour des affaires d’ordre économique et financier ». En le lâchant, le Président de la République prouve que son conseiller spécial en matière de sécurité, remplacé depuis lors par celui qui était l’un de ses assistants, en l’occurrence Jean-Claude Bukasa, a véritablement dépassé la ligne rouge.

«Tout est allé vite pour Jean-Claude Bukasa, malgré des rapports parfois difficiles avec François Beya», rapporte RFI. «Jean-Claude Bukasa a multiplié les formations, au pays et à l’étranger, mais d’autres proches de Félix Tshisekedi précisent que l’intérim ne devrait pas durer longtemps. Et Jean-Claude Bukasa sera remplacé par un expert plus expérimenté », prédit RFI.

Pour sa part, un autre site spécialisé, Afrikarabia, est d’avis que le mise à l’écart de François dans l’entourage présidentiel devait permettre au Président Tshisekedi de renforcer son emprise sur les institutions. « Au fur et à mesure que les mois passent, Félix Tshisekedi a réussi à reconquérir le pouvoir politique à l’Assemblée, au Sénat, à la Cour constitutionnelle et à la CENI; à écarter de possibles rivaux ou gêneurs comme Vital Kamerhe et Jean-Marc Kabund : à reprendre la main sur la Banque centrale, la Gécamines et à donner un coup de balai dans l’appareil sécuritaire en écartant Kalev, Numbi et Beya. L’année 2022 risque donc de donner les pleins pouvoirs à Félix Tshisekedi… à moins de deux ans de la présidentielle, où le Chef de l’Etat envisage de briguer un second mandat. Il y a peu de hasards en politique », note Afrikarabia.

Tout comme, il y a peu de hasards que Kigali s’agite quand de bruits de conspiration traverse Kinshasa.

Econews