L’homme d’affaires indien Harish Jagtani, figure incontournable des milieux économiques et politiques congolais depuis des décennies, a été interpellé cette semaine par le Conseil national de cyberdéfense (CNC), une agence de sécurité placée sous l’autorité directe de la Présidence de la République. Une arrestation surprise, qui plonge le pays dans un brouillard de spéculations, tant l’influent magnat, proche à la fois de l’ancien président Joseph Kabila et de l’actuel Chef de l’État Félix Tshisekedi, semblait jusqu’ici intouchable.
Harish Jagtani, 62 ans, incarne l’art de naviguer entre les régimes. Proche de Joseph Kabila pendant ses 18 ans au pouvoir, il a réussi, après l’alternance de 2019, à se frayer une place dans l’entourage du Président Tshisekedi. «Il a toujours su s’adapter, garder des portes ouvertes des deux côtés», confie une source proche du dossier. Son empire économique – construction, hôtellerie, santé, aviation, lui a assuré une influence tentaculaire, tandis que ses liens supposés avec des réseaux financiers opaques alimentaient les rumeurs.
Parmi ses actifs phares : l’hôtel Hilton de Kinshasa, la compagnie aérienne Serv Air, l’hôpital HJ Hospital, ou encore l’usine de montage de bus Mercedes, Suprême Automobile. Un patrimoine évalué à plusieurs centaines de millions de dollars US, bâti en partie sous le régime Kabila, mais qui a continué à prospérer sous Tshisekedi.
L’arrestation a été orchestrée par le CNC, dirigé par Jean-Claude Bukasa, ancien intérimaire du Conseil spécial de sécurité du Chef de l’Etat après la disgrâce de François Beya. Cette agence, peu médiatisée mais redoutée, est chargée de la lutte contre la cybercriminalité et les menaces hybrides. Son intervention dans cette affaire suggère des enjeux dépassant le simple cadre financier.
Selon des sources sécuritaires, Jagtani est soupçonné d’avoir « actionné des opérations financières illicites » sur une longue période, impliquant potentiellement des blanchiments ou des détournements à grande échelle. Mais le silence des autorités congolaises nourrit les hypothèses les plus sombres : l’homme d’affaires serait-il victime d’un règlement de comptes politique ? Aurait-il « trop su » sur les dessous des transitions de pouvoir ?
UN SYMBOLE DES OPACITES CONGOLAISES
L’affaire Jagtani met en lumière les zones d’ombre qui entourent encore la gestion économique de la RDC. Comment un homme si proche de l’ancien régime a-t-il pu conserver, voire étendre, son influence sous Tshisekedi ? «Cela montre que certains réseaux survivent aux alternances, grâce à leur utilité pour les élites », analyse un expert en gouvernance africaine.
Ses détracteurs l’accusent depuis des années de bénéficier de contrats opaques et de monopoles, notamment dans le secteur de la construction et des transports. En 2022, son groupe Modern Construction avait défrayé la chronique en remportant un appel d’offres controversé pour la réhabilitation d’infrastructures routières, suscitant des accusations de favoritisme.
Si l’arrestation est saluée par certains comme un signe de « lutte contre l’impunité », d’autres y voient une manœuvre pour éliminer un témoin gênant ou redistribuer ses actifs.
La détention de Jagtani pourrait aussi réveiller des tensions avec l’ancien camp Kabila, dont plusieurs figures restent influentes. « Cela dépendra des informations qu’il détient. S’il parle, l’affaire pourrait éclabousser bien au-delà de lui », glisse un diplomate occidental.
Pour l’heure, Harish Jagtani croupit dans une cellule sans que des charges précises ne soient rendues publiques. Son cas résume les paradoxes congolais : un pays riche en ressources, mais miné par les connivences entre pouvoir et argent. Entre opérations de communication et véritables réformes, le régime Tshisekedi joue, une fois encore, sur une corde raide.
Une chose est sûre : l’homme qui a traversé deux décennies de turbulences politiques sans une égratignure vient de perdre son invulnérabilité. Reste à savoir si cette chute marquera un tournant – ou simplement un épisode de plus dans le théâtre des opacités congolaises.