Climat : Shell, TotalEnergies, Suez… de grands groupes échappent aux poursuites malgré les plaintes

Le lundi 24 juillet 2023, la justice britannique a rejeté la procédure qui visait l’entreprise pétrolière Shell, accusée par l’ONG ClientEarth de gérer de manière «défaillante» les risques du changement climatique. Or, cette décision n’est pas isolée. Elle met en lumière plusieurs actions intentées contre de grands groupes, ou contre l’Etat, pour manquement au devoir de vigilance en matière climatique, négligences ou encore inaction climatique, et dont peu ont abouti à des poursuites ou sanctions.
Shell, grand groupe pétrolier, ne devra finalement pas comparaître devant le tribunal. La justice britannique a rejeté, lundi 24 juillet, la procédure lancée en début d’année par ClientEarth. L’ONG mettait en cause les plus hauts dirigeants du géant de l’énergie pour leur gestion «défaillante» des risques du changement climatique. Elle avait déposé en février devant la Haute Cour d’Angleterre et du Pays de Galles une action contre le conseil d’administration de Shell pour «ne pas avoir géré les risques matériels et prévisibles posés à l’entreprise par le changement climatique». Mais les juges ont rejeté à deux reprises cette procédure, dans une décision adoptée en mai et confirmée lundi. Pour eux, la plainte n’était pas suffisamment étayée.

Une gestion «défaillante» des risques de la transition énergétique ?
«La stratégie du Conseil d’administration pour gérer les risques de la transition énergétique était fondamentalement défaillante. Maintenant (les dirigeants) semblent abandonner carrément toute intention de prendre des mesures significatives », a affirmé Paul Benson, avocat de ClientEarth. «Le refus du Conseil d’administration de prendre des mesures décisives (…) met en péril la viabilité commerciale future de Shell », a-t-il ajouté.
ClientEarth s’est dit déçue de la décision de justice et a affiché sa volonté de faire appel. L’organisation, qui entame cette procédure en tant qu’actionnaire minoritaire de Shell, estime que les administrateurs du groupe ont manqué à leurs obligations légales en omettant d’adopter et d’appliquer une stratégie de transition énergétique en accord avec l’Accord de Paris, ce que conteste l’entreprise.
Pour Shell, l’ONG « ne tient absolument pas compte de la manière dont les administrateurs d’une entreprise aussi grande et complexe que Shell doivent équilibrer une série de considérations contradictoires ». L’entreprise se dit « confiante » quant à la suite de la procédure. En mai, Shell avait obtenu le soutien de la majorité des actionnaires lors de son assemblée générale annuelle, malgré un début de séance chaotique et de nombreux doutes exprimés sur sa transition énergétique. Depuis, le groupe a annoncé qu’il table désormais sur une production de pétrole « stable » jusqu’en 2030 alors qu’il avait annoncé des objectifs de réduction auparavant.

Une plainte déposée contre TotalEnergies jugée irrecevable
Fin mai 2023, six ONG avaient saisi le tribunal et porté plainte contre l’entreprise pétrolière Total Energies pour «manquement au devoir de vigilance en matière climatique ». Les militants du climat demandaient au magistrat de contraindre le géant pétrogazier à stopper tout nouveau projet d’hydrocarbures dans le monde, une demande jugée «déloyale» et «disproportionnée» par les avocats de TotalEnergies.
Début juillet, le tribunal de Paris avait considéré l’action des ONG et collectivités à l’encontre du géant du pétrole comme irrecevable. Selon les magistrats, la coalition n’avait pas respecté les exigences de la phase de négociations que la loi impose avant de pouvoir saisir la justice contre une grande entreprise française qui ne respecterait pas son «devoir de vigilance».
En octobre 2019, l’entreprise avait déjà été assignée en justice par Les Amis de la Terre, Survie et quatre associations ougandaises, qui attaquaient son mégaprojet pétrolier Tilenga-Eacop en Ouganda et en Tanzanie au mépris des droits humains et de l’environnement. Les ONG accusaient TotalEnergies de mettre la main sur les terres par des expropriations et s’inquiétaient de l’impact environnemental de ces projets (forage de plus de 400 puits et construction du plus long oléoduc chauffé du monde). Dans une décision, constituant une première interprétation de la loi sur le «devoir de vigilance », le tribunal de Paris a débouté le 28 février les opposants au mégaprojet, reprochant en creux aux ONG de ne pas avoir suffisamment exploré la voie du dialogue avec le géant pétrolier avant de saisir la justice.

Les attaquants de Suez déboutés par le tribunal
En 2019, après le déversement d’environ 2.000 litres de pétrole d’un groupe électrogène dans l’usine d’eau d’Osorno au Chili, l’entreprise Suez avait été mise en cause pour négligences et manquements présumés. Cette fuite, qui a contaminé le réseau d’eau potable de la ville qui approvisionne la quasi-totalité de ses quelque 140.500 habitants, ainsi que les cours d’eau, était le «résultat d’une série de négligences dans l’entretien et le contrôle de l’usine », estime la FIDH (Fédération internationale des droits de l’homme). En conséquence, après avoir mis en demeure Suez en 2020, la FIDH, l’Observatorio Ciudadano, l’association Red Ambiental Ciudadana de Osorno et la LDH ont assigné l’entreprise devant le tribunal le 11 juin 2021 pour qu’elle se mette en conformité avec la loi sur le devoir de vigilance.
En juin 2023, le tribunal a débouté les ONG qui mettaient en cause la société de gestion d’eau et des déchets pour des manquements supposés à son devoir de vigilance. Le tribunal a déclaré «recevable la fin de non-recevoir» soulevée par la défense, et déclaré «irrecevables en leur action» la FIDH et des ONG chiliennes et françaises.

Des plaintes déposées contre l’Etat
Les entreprises ne sont pas les seules à être visées par des plaintes qui mettent en cause leur action climatique. L’État français l’est aussi, par le biais de ses ministres. En 2021, une plainte avait été déposée à la Cour de justice de la République (CJR) contre 5 ministres en exercice, les accusant d’inaction contre le changement climatique. La plainte, qui listait des catastrophes déjà subies par le pays, mettait l’accent sur l’ « insuffisance» du projet de loi «Climat et résilience» adopté en première lecture à l’Assemblée et ses «renoncements» par rapport aux propositions de la Convention citoyenne sur le climat (CCC) dont il découle. En octobre 2021, la commission des requêtes de la CJR, seule juridiction habilitée à poursuivre et jugée des membres du gouvernement pour des crimes et délits commis «dans l’exercice de leurs fonctions», a jugé que cette plainte était irrecevable.

Une victoire judiciaire pour l’Affaire du Siècle
A l’inverse, les ONG de «l’Affaire du siècle», avaient fait condamner l’Etat français en 2021 pour ses manquements dans la lutte contre le réchauffement climatique. Quatre ONG, soutenues par une pétition rassemblant 2,3 millions de signatures, avaient porté le litige devant le tribunal administratif de Paris en 2019. Elles dénonçaient le non-respect par la France de ses engagements en matière de réduction des émissions fixés dans la première Stratégie nationale bas carbone (période 2015-2018).
En février 2021, le tribunal leur avait donné raison, déclarant l’État responsable de manquements à ses engagements et du « préjudice écologique » qui en découle. Puis en octobre de la même année, la justice avait ordonné que soient compensés le « 31 décembre 2022, au plus tard » les 15 millions de tonne d’équivalent CO2 (MtCO2e) émis en trop par rapport aux objectifs de la France en 2015-2018.
Avec La Tribune (France)