Du Sahel au bassin du Congo : Ibrahim Thiaw dresse un état des lieux de la dégradation des terres en Afrique

La dégradation des terres affecte 3,2 milliards de personnes dans le monde et jusqu’à 40 % de la superficie terrestre. L’Afrique est particulièrement touchée, avec 65 % de ses terres dégradées au cours des 70 dernières années. La Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD) vise à coordonner les efforts internationaux face à ce défi. Mongabay s’est entretenu avec Ibrahim Thiaw, Secrétaire Exécutif de la CNULCD, qui appelle à une approche intégrée impliquant tous les secteurs et à un changement de paradigme dans la gestion des terres en Afrique.

Avec plus de 30 ans d’expériences en développement durable, Ibrahim Thiaw apporte un éclairage unique sur les défis auxquels l’Afrique est confrontée en matière de gestion des terres. Il met en lumière l’interconnexion entre la dégradation des terres, le changement climatique, la perte de biodiversité et les enjeux socio-économiques du continent. Thiaw est le Secrétaire général adjoint de l’ONU et Secrétaire Exécutif de la Convention des Nations Unies sur la lutte contre la désertification (CNULCD). Selon lui, 3,2 milliards de personnes dans le monde sont actuellement affectées par la dégradation des terres, entraînant une perte de productivité. De plus, 1,8 milliard de personnes sont touchées par la sécheresse, avec des conséquences sur l’économie, l’agriculture, la santé, et pouvant mener à des migrations et des conflits.

Dans cette interview en marge de la 10ème session spéciale de la Conférence Ministérielle Africaine sur l’Environnement (AMCEN) à Abidjan, en Côte d’Ivoire, le Secrétaire exécutif insiste sur la nécessité d’un changement de paradigme dans la façon dont l’Afrique gère ses ressources naturelles. Il appelle à une approche globale, qui intègre la gestion durable des terres dans tous les secteurs de l’économie, de l’agriculture à l’exploitation minière en passant par l’urbanisation. L’entretien qui suit a été révisé par souci de clarté et de longueur.

Mongabay : 30 ans après la conférence de Rio et la création de la CNULCD, quel bilan dressez-vous ?
Ibrahim Thiaw : Nous avons aujourd’hui une meilleure compréhension scientifique du phénomène (de désertification). La dégradation des terres, initialement perçue comme un problème régional, est maintenant reconnue comme un enjeu global. Environ 40 % de la superficie terrestre est directement affectée, et si les tendances actuelles se poursuivent, jusqu’à 90 % des terres émergées pourraient être touchées d’ici à 2050.
La convention a permis une prise de conscience politique et la création de plateformes de coopération internationale. Elle a également facilité la mise en place de mécanismes de financement comme le Fonds pour l’environnement mondial.

Il est important de comprendre que 99 % des calories, que nous consommons, viennent de la terre. L’eau que nous buvons, les vêtements que nous portons, et même une grande partie de notre énergie, proviennent également de la terre. La dégradation des terres a donc un impact direct sur notre bien-être, notre économie et notre prospérité en tant qu’humanité.

Urge-t-il de renforcer l’action commune, aussi bien au niveau africain que mondial, pour combattre la désertification ?

Absolument. La dégradation des terres amplifie les migrations internationales et les conflits. Par exemple, les conflits entre éleveurs et agriculteurs sont souvent liés à la rareté des ressources. La solidarité internationale n’est donc pas de la charité, mais une nécessité pour un monde équilibré.
Il est crucial de comprendre que ce n’est pas un antagonisme entre le Nord et le Sud. Des pays comme les États-Unis ou en Europe sont également touchés par la sécheresse. La question est de savoir comment mutualiser nos efforts et nos connaissances pour enrayer ces fléaux qui menacent la planète entière.

Quelles recommandations faites-vous aux gouvernements africains pour intégrer les objectifs de neutralité en matière de dégradation des terres ?

Il est vital d’adopter une approche intégrée. La gestion des terres ne peut pas être la responsabilité d’un seul ministère, car elle concerne l’agriculture, l’élevage, l’énergie, le tourisme, etc. Il faut impliquer le gouvernement, le secteur privé et les communautés locales.
Les gouvernements africains doivent reconnaître que la terre est leur principale ressource. Paradoxalement, l’Afrique dispose de vastes terres arables, mais reste le continent recevant le plus d’aide alimentaire. Il faut intégrer la gestion durable des terres dans les plans de développement nationaux et arrêter de considérer cela comme une question de charité internationale.
Il est important de changer les politiques de subventions. Beaucoup de pays subventionnent l’utilisation de produits chimiques, qui contribuent à la dégradation des terres. Il faudrait plutôt subventionner la gestion durable des terres.

Parlant de la Grande Muraille Verte, où en est-on et quelles sont les défis à relever pour la concrétiser ?
La Grande Muraille Verte est un exemple remarquable de coopération régionale impliquant 11 pays africains, du Sénégal à Djibouti. L’objectif est de restaurer 100 millions d’hectares de terres. Une étude indépendante, publiée en 2020, a montré que jusqu’à 20 % de cet objectif a été atteint.

Ce qui est encourageant, c’est que de nouveaux pays frappent à la porte pour rejoindre l’initiative. La Gambie, la Somalie, la Côte d’Ivoire ont manifesté leur intérêt. C’est un signe que le projet fonctionne et inspire d’autres nations.

Ce projet a d’ailleurs inspiré d’autres régions du monde, comme l’Afrique australe, le Moyen-Orient avec le Middle East Green Initiative financé par les Saoudiens, et l’Amérique latine avec le Couloir sec. L’Asie centrale s’y intéresse également. Cela montre que la restauration des terres à grande échelle est possible, même dans les zones les plus difficiles.

Je dois avouer que le nom «Grande Muraille Verte» est mal choisi. Il donne l’impression qu’on plante des arbres pour stopper l’avancée du désert. Or, la désertification n’est pas comme un feu qui déferle. C’est un processus insidieux, fait de petites taches de dégradation par-ci, par-là, visibles sur les images satellites. C’est comme une maladie non transmissible, qui ne fait pas mal jusqu’à ce qu’il soit trop tard.

La Grande Muraille Verte ne se limite pas à la plantation d’arbres. C’est un projet, qui vise à redonner de l’espoir aux populations locales, en restaurant leur environnement et en créant des opportunités économiques. Il faut comprendre que le Sahel a la plus forte poussée démographique au monde et la population la plus jeune. Ce projet nourrit l’espoir par les initiatives qu’il offre aux jeunes qui, autrement, n’auraient d’autre choix que de migrer.

Parlons du bassin du Congo. Quelle est la situation de la dégradation des terres dans cette région ?
La situation est inquiétante. Bien que la déforestation soit encore relativement contrôlée, la pression démographique et la demande croissante des ressources menacent l’équilibre écologique. La dégradation des terres dans le bassin du Congo aurait des conséquences graves sur le climat régional, la productivité agricole, la qualité de l’eau et pourrait entraîner des glissements de terrain.

Il faut comprendre que la dégradation des terres est un phénomène vicieux, souvent invisible jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Toutes les régions d’Afrique sont affectées à des degrés divers, y compris la RDC, le Gabon et le Congo.

Quelles sont les conséquences de la déforestation dans le bassin du Congo ?

Les conséquences sont d’abord climatiques. Le bassin du Congo est un réservoir d’humidité crucial pour le climat régional. Sa dégradation affecterait le cycle pluviométrique dans de nombreuses régions d’Afrique.
Localement, la déforestation aurait des impacts négatifs sur la productivité agricole, la conservation des sols, la qualité de l’eau, et pourrait entraîner des glissements de terrain. Cela affecterait également la qualité de l’eau du fleuve Congo, l’approvisionnement en eau potable et la production hydroélectrique.

Dans le bassin du Congo, comme ailleurs en Afrique, est-il possible de concilier la préservation des terres des communautés et les besoins de développement des États ?

La bonne nouvelle est que la préservation des ressources naturelles n’est pas antinomique avec le développement et le bien-être humain. Au contraire, la dégradation des terres est une érosion économique. On estime que jusqu’à 50 % de la richesse mondiale peut être perdue du fait de la dégradation des terres. Inverser cette tendance pourrait créer 50 % de richesse supplémentaire.

Dans les zones à forte pluviométrie comme le bassin du Congo, la gestion et la restauration des terres sont plus faciles que dans les zones arides. Cependant, ces régions sont aussi plus vulnérables à l’érosion en cas de dégradation.

Que fait-on pour combattre cette dégradation des terres ?

Il faut un changement de politique et pas seulement le financement des projets par l’aide internationale. Les leaders africains montrent un intérêt croissant pour cette question, ce qui est louable étant donné les nombreux autres défis auxquels ils font face.

Il faut aussi revoir les modes d’investissement étrangers dans l’agriculture africaine. Ces investissements sont nécessaires, mais ils doivent se faire de manière équitable et durable, en tenant compte des intérêts à long terme des populations locales et de l’environnement.

La gestion durable des terres doit être intégrée dans tous les secteurs économiques, qu’il s’agisse de l’agriculture, de l’exploitation forestière ou minière. Nous devons penser aux générations futures et ne pas leur laisser en héritage une planète dégradée.

Avec Mongabay.com

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