Dans son dernier documentaire, le cinéaste belge Thierry Michel raconte 25 ans de guerres congolaises, et dénonce des crimes toujours impunis. Mais «L’Empire du silence» relaye surtout la campagne «Justice For Congo» du prix Nobel de la paix, Denis Mukwege, qui demande aux institutions congolaises et internationales d’organiser des procès. A la différence du Chef de l’Etat, Félix-Antoine Tshisekedi, qui se dit prêt à tourner la page de graves crimes commis en RDC pendant toutes ces années, le Nobel Denis Mukwege plaide plutôt pour une justice transitionnelle sans faire table rase du passé.
Le film coup de poing de Thierry Michel, « L’Empire du silence », n’est pas un simple documentaire sur les 25 ans de tragédie qu’a vécu et que vit encore la République Démocratique du Congo (RDC). Avec ce film, le cinéaste veut mettre fin à plus de deux décennies de silence de la justice internationale et congolaise sur les massacres sans fin qui ont secoué le Congo de la fin des années 1990 jusqu’à aujourd’hui. Une impunité que les Congolais paient encore cash, puisqu’une centaine de groupes armés pullulent encore dans l’Est du pays. Une guerre sans fin, dans laquelle les auteurs des crimes sont nombreux : groupes rebelles, politiciens, militaires congolais, mais aussi armées des pays voisins.
Un rapport dans le tiroir
Thierry Michel retrace l’histoire des guerres du Congo dans un long périple à travers «sept provinces martyres» – relire notre article. Le cinéaste s’appuie notamment sur le Rapport Mapping des experts de l’ONU qui ont répertorié plus de 600 cas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité entre 1993 et 2003. Thierry Michel a retrouvé les témoins, et leurs paroles sont glaçantes.
«Les corbeaux ne savaient plus voler tellement ils avaient mangé de chair humaine», raconte le journaliste Deogratia Namujimbo. Mais ce rapport, contesté notamment par le Rwanda, a été rangé dans les tiroirs de l’ONU, sans que la justice internationale ou congolaise n’y donne suite.
Le film ne s’arrête pas au Rapport Mapping et documente également les crimes de masse les plus récents, comme la répression sauvage des miliciens Kamuina Nsapu par le pouvoir dans les Kasaï. 5.000 morts ont été recensés par l’Eglise catholique au Congo et deux experts de l’ONU y ont même été décapités en 2017.
« Pas de paix durable sans justice »
Le film « L’Empire du silence » entend aller plus loin que la simple séance de cinéma. Le documentaire va en effet servir de support à la campagne «Justice For Justice», soutenue par le prix Nobel de la paix congolais, Denis Mukwege, pour qui, «Il n’y a pas de paix durable sans justice. Or, la justice ne se négocie pas».
Le film entend sensibiliser le grand public avec le soutien de nombreuses organisations des droits de l’homme, comme la FIDH, l’ACAT, Human Rights Watch, ou Amnesty. « L’Empire du silence espère surtout faire bouger les lignes pour instaurer un véritable mécanisme de justice transitionnelle au Congo, ou que la justice internationale se saisissent enfin du dossier congolais ».
Une proposition de résolution française
A Paris, les appels du Dr Denis Mukwege ont récemment été entendus par un groupe de 17 députés, emmené par Frédérique Dumas. Ces députés viennent en effet de soumettre une proposition de résolution réclamant la mise en place des recommandations du Rapport Mapping. La proposition portée par la députée des Hauts-de-Seine invite le gouvernement français à demander officiellement au Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme de mener des enquêtes en République Démocratique du Congo sur les crimes commis depuis 1993 jusqu’à aujourd’hui.
Le texte demande également la mise en place d’un tribunal pénal international «qui ferait progresser les cas avérés de violations des droits humains remontant à avant 2002 ou la création d’une juridiction internationale ad hoc de composition mixte».
Christophe Rigaud Afrikarabia
Denis Mukwege : «On ne peut pas tirer un trait sur le passé, tourner une page sombre et tragique sans rendre la justice»
Dans une interview accordée, mercredi dernier, au journal belge Le Soir, le Président de la République Félix Tshisekedi a donné sa position sur les crimes commis par les groupes et les armées de la sous-région dans l’Est de la République Démocratique du Congo.
«Je ne pense pas que ce soit à l’ONU de le faire. Nous devons nous doter de moyens de le faire. L’ONU, certes, peut nous accompagner par son expertise, ses experts, ses documents, pour nous aider à retracer les criminels. Je crois profondément qu’il n’y a pas de paix sans justice. Il faut que justice soit rendue à toutes ces victimes congolaises, mais aussi rwandaises, burundaises et de la République ougandaises. Je ne pense pas que cela puisse dénaturer nos relations avec les pays voisins», avait dit le Chef de l’Etat congolais.
Selon lui, le passé, c’est le passé. Il faut regarder vers l’avenir. «Ma vision, c’est qu’il faut tirer un trait sur le passé, vivre ensemble. Nos populations vivent ensemble, se marient, s’unissent… C’est pour cela que dès mon élection, ma première démarche a été de rencontrer mes voisins, cela ne sert à rien de vivre en se regardant comme chiens de faïence. Cependant, je crois que, pour pacifier les esprits, les réconcilier, il faut aider à faire la lumière sur ce qui s’est passé et cela, c’est à la justice congolaise de le faire, mais elle devra être aidée. Ce serait un grand moment d’avancée vers une paix durable dans la région», note Tshisekedi.
C’est une position que ne partage pas Denis Mukwege. Le prix Nobel de la paix relève d’abord les faiblesses des institutions judiciaires de la République Démocratique du Congo. «Il est illusoire de croire que la justice congolaise a les moyens de relever les défis de l’impunité. La dimension internationale et internationalisée des conflits doit entraîner une réponse internationale et internationalisée de la justice», pense-t-il.
Pour lui, regarder ensemble vers l’avenir nécessite d’interroger le passé et de l’assumer. «On ne peut pas tirer un trait sur le passé, tourner une page sombre et tragique sans rendre la justice, dire la vérité, octroyer des réparations et garantir la non-répétition des atrocités. Il s’agit de préalables indispensables à la réconciliation et au vivre ensemble dans des relations amicales. Il n’y aura pas de paix durable sans la justice», rappelle-t-il.
Sur le terrain, cependant, les mécanismes de justice transitionnelle se font toujours attendre.
Econews