Le président américain a justifié mercredi soir sur CNN sa décision de suspendre une livraison de bombes à son allié israélien : «Des civils ont été tués à Gaza à cause de ces bombes. C’est mal.»
En suspendant une livraison de bombes à Israël, pour la première fois depuis le début de la guerre, les États-Unis joignent l’acte à la parole et envoient un message clair à leur allié à propos de Rafah. De la manière dont Israël conduira ses opérations militaires dans la ville palestinienne dépendra la solidité du soutien américain, mis à l’épreuve face à l’offensive israélienne meurtrière dans la bande de Gaza en représailles à l’attaque sans précédent du Hamas le 7 octobre.
Le président américain, qui était interviewé mercredi sur CNN, a prévenu qu’il «ne livrerait pas» certaines armes à Israël, en particulier des «obus d’artillerie» et des bombes d’une tonne, en cas d’offensive majeure contre Rafah, un avertissement inédit de la part de Washington. «S’ils entrent à Rafah, je ne leur livrerai pas les armes qui ont toujours été utilisées (…) contre des villes», a-t-il déclaré. «Nous ne livrerons pas les armes et les obus d’artillerie qui ont été utilisés» jusque-là.
L’ambassadeur d’Israël à l’ONU a estimé jeudi «difficile à entendre et très décevante» la menace du président américain, Joe Biden. «C’est une déclaration très dure à entendre et décevante de la part d’un président à qui nous avons été reconnaissants depuis le début de la guerre», a déclaré Gilad Erdan à la radio publique israélienne. «Il est assez clair que n’importe quelle pression sur Israël, n’importe quelle restriction qui lui est imposée, même de la part d’alliés proches soucieux de nos intérêts, est interprétée par nos ennemis» et «leur donne espoir», a-t-il ajouté.
Une première pour Biden
C’est la première fois que le démocrate de 81 ans pose ainsi publiquement des conditions au soutien militaire américain à Israël. Interrogé sur la décision américaine de suspendre la semaine dernière la livraison d’une cargaison de bombes, il a commenté: «Des civils ont été tués à Gaza à cause de ces bombes», et ajouté: «C’est mal.» Il a toutefois assuré que les États-Unis continueraient à «assurer qu’Israël est protégé par le Dôme de fer», son bouclier de défense antiaérienne.
Interrogé sur l’opération militaire qu’Israël a d’ores et déjà lancée à Rafah, localité du sud de la bande de Gaza où plus d’un million de Palestiniens se sont réfugiés, Joe Biden a dit qu’elle ne touchait pas des «centres de population», laissant donc entendre qu’il ne s’agit pas là d’une offensive majeure exigeant une réaction de sa part. Interrogé pour savoir si Israël avait déjà franchi une ligne rouge à Rafah, il a répondu: «Pas encore.» «Je l’ai dit clairement à Bibi (le premier ministre Benyamin Netanyahou, NDLR) et au cabinet de guerre, ils n’auront pas notre soutien s’ils entrent vraiment dans les centres de population», a encore affirmé le président américain. «Nous ne prenons pas nos distances avec la sécurité d’Israël, nous prenons nos distances avec la capacité d’Israël de faire la guerre dans ces zones», a-t-il déclaré.
L’administration démocrate du président Joe Biden avait déjà pris des mesures plus modestes pour manifester son mécontentement à l’égard du premier ministre israélien Benjamin Netanyahou, notamment en imposant des sanctions aux colons israéliens extrémistes, mais elle a résisté jusqu’ici aux appels à conditionner son aide militaire.
Le ministre américain de la Défense, Lloyd Austin, a confirmé mercredi devant une commission parlementaire la suspension de cette livraison de munitions et de bombes. «Nous avons interrompu un envoi de munitions à forte charge» pour Israël, mais nous n’avons pas «pris de décision définitive sur la suite à donner à cette cargaison», a-t-il déclaré.
Une cargaison de 1800 bombes de près d’une tonne
Selon un haut responsable américain sous couvert d’anonymat, cette cargaison composée «de 1800 bombes de 2000 livres (près d’une tonne, NDLR) et de 1.700 bombes de 500 livres (226 kg)» a été suspendue la semaine dernière, alors que l’armée israélienne se préparait à lancer une offensive «limitée» selon elle à Rafah, que d’aucuns craignent comme étant le prélude à un assaut d’ampleur.
Et les États-Unis passent en revue d’autres livraisons, a indiqué le porte-parole du département d’État, Matthew Miller, tout en jugeant qu’Israël n’avait pas encore lancé «une opération à grande échelle». Cette annonce intervient à un moment délicat pour l’administration Biden qui doit soumettre cette semaine un rapport très attendu au Congrès sur la question de savoir si l’utilisation par Israël d’armes américaines est conforme au droit international et, par-là, respecte la loi américaine.
Washington a répété les mises en garde contre le gouvernement de Benjamin Netanyahou, affirmant avec force son opposition à toute offensive majeure dans la ville du sud de la bande de Gaza, où 1,4 million de Palestiniens ont trouvé refuge, pour beaucoup ayant fui les bombardements dans le Nord. L’impact de cette décision reste toutefois à mesurer.
«Je ne peux pas imaginer que le mécontentement des Américains face à la perspective d’une invasion de Rafah ne pèse pas lourd dans le calcul du gouvernement israélien», estime Jon Alterman, du Centre d’études stratégiques et internationales (CSIS) à Washington. «En même temps, les Israéliens font aussi leurs propres calculs», ajoute-t-il.
Un autre expert, Raphael Cohen, du centre de recherche RAND, veut croire: «malgré la rhétorique de Netanyahou, Israël prend la pression américaine très au sérieux», rappelant par exemple qu’Israël a ouvert plusieurs points de passage dans la bande de Gaza sous la pression des États-Unis dont dernièrement à Kerem Shalom. «Cela dit, je pense qu’il sera difficile pour Netanyahou d’abandonner complètement l’opération à Rafah», dit-il. En dépit des condamnations internationales, le Premier ministre israélien a promis de lancer cette offensive, indispensable selon lui pour détruire les derniers bataillons du mouvement islamiste dans le territoire palestinien.
Sur le plan strictement militaire, tout dépend «de la profondeur des stocks d’Israël», qui conserve une grande quantité de bombes mais dont certains des stocks ont été épuisés par les sept mois de guerre, relève Raphael Cohen. Dans le passé, les pressions américaines ont fait plier Israël. En 1991, Israël avait participé à contrecœur à la conférence de Madrid qui a débouché sur un processus de paix avec les Palestiniens, après que le président de l’époque, George H.W. Bush, eut bloqué les garanties de prêt américaines pour la construction de colonies.
3 milliards de dollars d’aide américaine annuelle
Avec 3 milliards de dollars annuels, les États-Unis sont le principal bailleur de fonds et d’armes d’Israël et avaient même expédié l’envoi de munitions au début de la guerre. S’il n’est pas question pour Washington de remettre en cause l’aide sécuritaire à long terme, par exemple pour le bouclier antiaérien «Dôme de fer», qui a démontré sa redoutable efficacité après l’attaque de l’Iran le 14 avril, les appels se font de plus en plus nombreux pour conditionner l’aide militaire américaine. Qui plus est en pleine année électorale aux États-Unis, et alors que des manifestations propalestiniennes secouent de nombreux campus américains.
L’opposition républicaine a fustigé cette décision «scandaleuse» de suspendre la livraison d’armes. Le sénateur de gauche Bernie Sanders a lui appelé le président américain à «user de tous ses leviers» pour faire pression sur Israël. «Nous ne pouvons plus être complices de cette guerre horrible contre le peuple palestinien», a-t-il dit dans un communiqué.
Avec Le Figaro (France)