Les principaux instituts de conjoncture allemands ont nettement abaissé jeudi leur prévision pour 2023, le Produit intérieur brut de la première économie européenne devant désormais baisser de 0,6%, davantage que prévu par d’autres organisations. L’ancienne locomotive de l’UE devrait être le seul grand pays industriel à connaître une récession cette année, selon le FMI, qui table lui sur un recul de 0,3%. Le modèle allemand est en perte de vitesse.
Avec la disparition de ses avantages structurels, l’Allemagne aura fort à faire pour gérer sa désindustrialisation d’ici la fin de la décennie.
Longtemps, l’Allemagne a été présentée comme un modèle dont devraient s’inspirer les pays «d’Europe du Sud ». Pour les donneurs de leçon de Francfort, les cigales méditerranéennes (dont la France fait partie) étaient coupables de ne pas imiter la fourmi germanique.
Il est vrai que notre voisin d’outre-Rhin peut se targuer, depuis la naissance de l’euro, d’avoir fait preuve d’un sérieux budgétaire qui nous a fait défaut. Nos dirigeants auraient pu s’abstenir de distribuer des subventions à tout-va et à voter, année après année, des budgets offrant aux contribuables des avantages somptuaires par rapport aux impôts payés.
Mais avaient-ils vraiment le choix ?
Les derniers mois battent en brèche la théorie selon laquelle tous les pays auraient pu imiter l’Allemagne pour renforcer durablement leur économie. La différence entre les cigales et les fourmis n’était finalement pas le choix entre le vice et la vertu, mais des positionnements différents ayant chacun leurs avantages à court terme – et leur prix à payer lors des retournements de cycle économique.
L’Allemagne avait déjà créé l’étonnement lors de la pandémie avec un «quoiqu’il en coûte» encore plus généreux que le nôtre, atteignant les 8,3% du PIB contre 7,4% chez nous, selon le FMI. Berlin avait surpris les économistes en déversant encore plus vite que Paris – il fallait le faire ! – des tombereaux de monnaie fraichement imprimée sur son économie.
Cette entorse à l’orthodoxie budgétaire n’a pourtant pas suffi, et le pays s’est une nouvelle fois enfoncé dans la crise l’an passé. Dans une tempête parfaite, la première économie d’Europe a été heurtée de plein fouet par sa dépendance à l’énergie russe et à la remise en cause de son modèle mercantile basé sur les exportations.
Alors que la France pouvait encore se féliciter d’une croissance de 2,6% en 2022, à l’instar de l’Espagne (5,5%) et de l’Italie (3,8%), l’Allemagne s’enfonçait déjà dans la récession. Elle n’est depuis jamais sortie du marasme économique, et le coup de grâce pourrait être porté par la Chine, qui voit dans l’affaiblissement de Berlin une opportunité unique d’offrir à ses usines qui tournent au ralenti un relais de croissance.
L’Allemagne en plein purgatoire économique
A l’issue des confinements, l’Allemagne s’est félicitée de sa stratégie de gestion de crise et de l’organisation de son économie.
De fait, son PIB avait rebondi de 2,6% entre 2020 et 2021 après une baisse limitée à 4,1% en 2020 (contre une chute de 7,7% pour la France). Mais la victoire a été de courte durée.
Progressivement, les consommateurs européens ont reporté leurs achats de biens manufacturés pour des services. Prises en étau entre l’inflation et la pénurie énergétique, les entreprises occidentales ont ralenti leurs investissements et les exportations allemandes ont calé, accréditant la thèse selon laquelle le dynamisme de l’économie allemande, très exportatrice, était dépendant de la santé de ses voisins.
En d’autres termes, la fourmi était en réalité dépendante des dépenses des cigales.
En interne, la situation n’est pas plus reluisante. Le renchérissement du prix de l’énergie a touché de plein fouet les industries allemandes. Matières premières, chimie : les activités énergivores, surreprésentées dans le PIB allemand par rapport aux économies voisines, ont calé.
Inflation et concurrence au menu pour 2024
L’Allemagne fait désormais face à un défi structurel. Son modèle économique et social basé sur les exportations n’était pas uniquement axé sur l’excellence technique : il dépendait aussi de de coûts de production acceptables.
C’est pour cette raison qu’Angela Merkel avait tant œuvré pour se rapprocher de la Russie. Avec un gaz quasi-gratuit et abondant, l’Allemagne pouvait se permettre de concurrencer les zones de production à bas coût asiatiques – tout en s’offrant la satisfaction de donner des leçons à ses voisins européens en matière de politique énergétique et d’écologie.
Chacun sait désormais que cette corne d’abondance est épuisée et ne reviendra pas de sitôt. L’Allemagne doit aujourd’hui payer son énergie aussi chère que ses voisins européens. Elle doit composer avec une énergie plus coûteuse et moins disponible – et pour longtemps. Son premier avantage concurrentiel a volé en éclat.
Le deuxième coup de massue est l’envolée des salaires. Avec un taux chômage qui s’établit à seulement 3% des actifs, les salariés sont en position de force pour réclamer des hausses de rémunération. Et ils ne se privent pas d’utiliser leur pouvoir de négociation.
Au printemps, le pays est tombé dans la grève générale. Transport ferroviaire, aéroports, fret maritime, autoroutes, transports en commun citadins : le pays a été paralysé durant 24 heures. Ce coup de force a été suivi d’effet puisque la rémunération dans les services publics a augmenté de 11% en moyenne. Il en a été de même dans le secteur des services, avec des hausses de 12% dans l’hôtellerie-restauration, 10% dans les transports, et 11% dans l’événementiel. Même la métallurgie et les industries énergivores, pourtant en situation de faiblesse, ont dû céder aux revendications : la masse salariale y a augmenté de 8,5% sur un an. Enfin, le salaire minimal horaire a été porté à 12 €, soit 4% de plus qu’en France.
Avec ces hausses de salaires supérieures à l’inflation (qui est de 6,5% outre-Rhin), les effets de second tour sont presque inévitables. La compétitivité des produits allemands devrait encore s’éroder dans les prochains mois, ouvrant un boulevard à la concurrence chinoise.
Que reste-t-il à Berlin ?
La menace d’un déclassement de l’industrie allemande au profit de l’empire du Milieu n’est pas qu’hypothétique. La bascule a déjà débuté. Selon une étude de l’Institut allemand d’économie de Cologne, les pays européens importent de plus en plus de produits dits sophistiqués, dont l’exportation était le moteur de l’économie allemande.
Mais ces voitures, machines-outils et autres produits chimiques nous proviennent de plus en plus de Chine. La part de marché du pays dans les importations du Vieux Continent est passée de 8,9% 2015 à 13% en 2022 – soit une progression de 46% en sept ans, alors qu’elle était restée stable jusqu’au début des années 2010.
Signe que le centre de gravité de cette industrie de pointe se déplace inexorablement vers l’Est, les pays européens importent depuis 2020 plus d’équipements électriques de Chine que d’Allemagne. Et, sur la plupart de ces produits à forte valeur ajoutée, l’Allemagne a perdu autant de part de marché entre 2020 et 2022 qu’entre 2010 et 2020.
L’arrivée imminente des véhicules électriques asiatiques à forte valeur ajoutée sur le marché européen, ainsi que la volonté de la Chine de devenir le premier exportateur d’hydrogène au monde, ne vont pas arranger les choses.
Avec la disparition de ses avantages structurels, l’Allemagne aura fort à faire pour gérer sa désindustrialisation d’ici la fin de la décennie. L’avenir nous dira si le pays saura mettre en place une organisation sociale aussi rigoureuse que celle qu’elle préconisait pour les «pays du Sud» lorsqu’elle était en position de force… ou si la fourmi deviendra cigale à l’arrivée des premiers frimas économiques.
Avec Chronique Agora