Les candidats au Sénat sont maintenant connus. Dans l’entre-temps, on sait que les choses se trament. Pour preuve, la « Commission électorale nationale indépendante (CENI) porte à la connaissance de l’opinion publique qu’elle est saisie des actes de corruption de certains prétendants candidats sénateurs, gouverneurs et vice-gouverneurs de province auprès de certains grands électeurs que sont les députés provinciaux d’une part, et d’exigence des sommes d’argent aux candidats sénateurs, gouverneurs et vice-gouverneurs de province en échange des suffrages par certains députés provinciaux d’autre part». Ainsi s’est exprimée la CENI en date du 28 février dernier. Comment comprendre une telle réalité au Sénat ?
L’analyse économique peut servir pour trouver la réponse. Le pacte de corruption entre le corrompu et le corrupteur (candidats sénateurs) est motivé par les incitations. Les députés corrompus (les grands électeurs) arrivent au pouvoir avec l’idée de maximiser leur utilité : leur rente. Il s’agit ici des salaires faramineux et autres avantages explicites et implicites. Or, la proposition des candidats sénateurs au corrompu peut s’avérer alléchante à au moins deux niveaux : premièrement, le retour sur investissement, c’est-à-dire essayer de récupérer rapidement les dépenses des campagnes pour reconstituer les épargnes. Un effet d’aubaine ! Deuxièmement, l’élargissement du réseau d’influence : à l’avenir, le corrompu peut toujours solliciter l’influence de son «vieux», le corrupteur.
Le corrupteur a déjà accumulé suffisamment de ressources financières et détient une vraie influence qui sera sollicitée demain. Le corrompu en acceptant la corruption fait aussi un investissement corruptif pour demain. Il va utiliser, à l’avenir, cette relation pour autre chose. Ce marché fonctionne bien à cause de l’asymétrie de l’information existant entre le principal et l’agent pour reprendre la terminologie économique. Plus spécifiquement, le premier renvoie à la population et l’agent est le député que la population a engagé en le portant à l’Assemblée. Pour faire simple, l’agent, à savoir le corrompu, a une information que la population n’a pas : ‘’on ne saura jamais son deal». Il bénéficie de cette asymétrie. L’incitation est là. Si on réfléchit dans un cadre de principal et agent où les intérêts divergent entre les deux et dans celui de rent-seeking (recherche de rente), la corruption devient une possibilité. On arrive à avoir les grands électeurs qui se font corrompre pour porter les candidats au Sénat.
Une autre explication tient au comportement de l’agent. On peut considérer que le député peut être dans l’illégalité dès lors que la valeur de celle-ci domine sa valeur de l’honnêteté. Or, cette dernière dans ce cas est fortement déterminée par la préférence du corrompu-agent. Préférence entendue comme l’ensemble de bénéfices non monétaires associés à un comportement légal. Si cette préférence à l’honnêteté est faible et dans un cadre institutionnel où la surveillance est nulle (et donc des institutions défaillantes), il ne peut que se laisser corrompre.
Le mécanisme de surveillance est à la fois formel et informel. Formel si les institutions de la République sont dissuasives. Informel (coût moral) si la société congolaise et la conscience du député corrompu réprimandent ou excluent le mauvais comportement ou non. Dans ce cas, le coût de la sanction étant fort élevé, il ne peut se hasarder à se laisser corrompre, mais plutôt va dénoncer pour bénéficier notamment d’une sanction (sociale) positive.
Cette analyse de la situation permet de comprendre pourquoi on assiste à ce que dénonce la CENI et fournit notamment les pistes pour régler la situation.
Première solution : supprimer complètement ce marché pour faire disparaitre la corruption. Ce qui suppose qu’on doit éliminer le Sénat. Il est démontré scientifiquement que l’excès de nombre de représentants – tributaire dans le cas d’espèce d’un bicaméralisme – est positivement corrélé aux indicateurs de bureaucratie et aux obstacles à l’esprit d’entreprise. Or, une bureaucratie importante induit la corruption. C’est à ce niveau que les corrompus et les corrupteurs lato sensu trouvent leur compte. Dans une recherche récente, il est que les réformes monocamérales pourraient être efficaces pour réduire la corruption parmi les représentants élus. Cette solution demeure difficile étant donné la contrainte du changement constitutionnel qu’elle implique.
Deuxième solution : agir sur le mécanisme de surveillance formel. Dans le communiqué de la CENI, on y lit également : «Quiconque s’y livre s’expose à des poursuites judiciaires». Aussi pertinent soit-il, ce communique nous plonge au cœur de la difficulté de faire fonctionner ce mécanisme. La CENI prétend être « saisie des actes de corruption ». Que devons-nous comprendre de cette phrase ? Si elle est saisie, s’agit-il des cas qui lui sont remontés pour lesquels il n’y a pas de preuves ? Si preuves il y a, pourquoi rien n’est fait ? Même en faisant abstraction de ces questionnements légitimes, la crédibilité de la CENI est entachée par l’organisation des élections, qui passe dans l’imaginaire de beaucoup comme non crédibles à cause notamment des cas de tricherie documentée, ne serait-ce par elle-même. Cette perception biaise fondamentalement le fonctionnement de ce mécanisme. Aussi, même quand les cas de tricherie dans les organisations des élections parlementaires ont été dénoncés, rien de décourageant n’a vraiment été fait. Toutes ces occasions ratées envoient un signal d’incapacité dissuasive des institutions auprès des corrompus et corrupteurs, en encourageant ainsi un comportement corruptif aux conséquences lourdes sur toute la République. Abyssus abyssum invocat. Autrement dit, l’abîme appelle l’abîme
Troisième solution : agir sur le mécanisme de surveillance informel. Ce dernier fonctionne bien, comme on l’a indiqué, si et seulement si la préférence morale est supérieure au gain individuel égoïste (valeur d’intégrité faible). Or, à voir le score congolais sur tous les indices de la corruption, on tombe facilement dans un pessimisme, car l’équilibre sociétal est sous-optimal. Cependant, ce pessimisme ne doit pas non plus être exagéré. Car, tout le monde n’est pas à corrompre. Les élections de 2018 ont révélé que certains ont retiré leur candidature au Sénat à cause des pratiques corruptives. Dans ce cas, il suffit juste qu’un grand électeur dont la valeur morale dépasse la rente personnelle utilise le marchandage corruptif à bon escient pour que le marché de la corruption au Sénat puisse prendre un coup. En effet, la corruption se nourrit de l’opacité. Ainsi, la littérature académique montre clairement que la liberté d’information/transparence réduit sensiblement la corruption. Révéler à la place publique les offres corruptives peut dissuader les personnes impliquées. Cette dissuasion sera d’autant plus importante que les médias s’en saisiront et, par ricochet, la société civile ; ce qui, comme démontré scientifiquement, peut induire un changement.
La corruption au Sénat n’est pas une quadrature du cercle, quoique les marges d’action peuvent sembler limitées. Si la disparition complète des institutions qui ont prévalu pour la création du marché de la corruption est difficile et la faiblesse institutionnelle actuelle du pays ne peut complètement dissuader, un choix cornélien d’un grand électeur peut faire disparaitre ce marché. D’autres pistes existent, mais en attendant de les développer dans une autre chronique, les plus intègres avec les médias peuvent prendre le risque pour changer l’histoire. Absit reverentia vero.
Oasis KodilaTedika
Economiste et auteur récemment du livre « Financement du développement en RDC : diagnostic, opportunités et perspectives »