Le Musée de Tervuren : regards croisés entre le passé, le présent et l’avenir

Le projet de rapatriement de la dent du héros national Patrice Lumumba provoque une tôlée de réactions de la part des Congolais. Cette éventuelle restitution symbolique de la dent de Lumumba. Une commission parlementaire en 2001 conduit la Belgique à reconnaître sa responsabilité morale dans le meurtre du héros national Patrice Lumumba. Cet épisode est chargé de tout un symbole. Une piste serait de  suivre le processus cognitif qui a été  mis en place à partir de la relique proposée. Mais dans ce cadre, cette tentative irait plus loin. Cet article retient seulement l’aspect mémoriel qui se dégage de ces relations historiques entre la Belgique et la République démocratique du Congo.
«Est-il possible de connaitre le monde tel qu’il est en dehors du sujet ? Ou faut-il accorder crédit aux thèses, de manière provisoire, des constructivistes qui pensent que notre regard construit le monde, les autres ? Une telle perception pourrait renouveler les interactions humaines s’ils regardent la réalité de manière critique et positive. Il conviendra dans ces lignes d’examiner un cadre dans lequel s’inscrivent les interactions ». (MARC, E. et PICARD, D., 1989 : 84). Le musée semble convenir à ce genre de réflexion tout en se transportant dans un contexte colonial et prolongeant la réflexion sur la réponse que les Congolais en général pourraient apporter aux questions qui leur sont posées à partir d’un lieu de savoir et de mémoire.

Interaction dans le Musée de Tervuren
Le lieu d’où nous parlons devient un espace d’interaction, de l’appropriation ou de l’exclusion de l’autre, de l’occupation, de négociation. L’occupation de l’espace a fait l’objet d’une étude remarquable d’Erving Goffman (Goffman, 2000 : p. 3-70) Le lieu s’accompagne des trajectoires, des profils qui peuvent se dessiner à l’horizon. L’identité, les relations, l’histoire sont mises en jeu dans un lieu. Ce travail anthropologique veut traduire à travers la mise en scène du Musée de Tervuren la mémoire et le savoir que cette institution véhicule. Nous estimons qu’en ce lieu se joue la tension entre le local et le global. Nous avons choisi le Musée de Tervuren à cause du mouvement actuel qui nous invite à revisiter l’histoire, surtout le phénomène qui pousse les hommes à taire certains aspects de l’histoire, à les déformer  ou en glorifier d’autres.
En effet, le Musée de Tervuren a été lancé dans un contexte de propagande coloniale à travers la volonté de Léopold II de doter la Belgique d’une colonie à l’instar de la Hollande dans l’île de Java. Cette ambition voulait révéler à la face du monde l’œuvre civilisatrice réalisée par les Belges dans cette contrée de l’Afrique. Le Musée de Tervuren regorge des richesses qui traduisent l’évolution de l’œuvre coloniale. Actuellement la mise en scène de ce Musée est remise en cause et provoque une polémique d’une telle ampleur, qu’il s’est avéré nécessaire de mettre à profit les travaux de rénovation exigés par son état de vétusté, pour en effectuer un aggiornamento complet inspiré des principes musé-ologiques actuellement en vogue. Cette tâche n’est pas facile vu le regard que posent actuellement les Belges et les Congolais sur le même objet, sur le même lieu. La rencontre avec l’autre est une chance ou une menace. Un Belge a tenté le parie, Léopold II.

Naissance de l’Etat Indépendant du Congo (EIC)
Léopold II qui succède à son père le 17 décembre 1865 s’efforce de rechercher des débouchés nouveaux pour consolider l’économie de son royaume. Il est séduit par l’entreprise coloniale de la Hollande dans l’île de Java et il veut faire la même chose en Afrique. Isidore Ndaywel parle de la fascination du roi : « Il était fasciné à l’idée d’acquérir une colonie ». (Ndaywel,  1997 : 272) Il fallait que la Belgique ait une colonie mais avec comme objectif ultime : les retombées économiques pour la métropole.
Pour réaliser son plan, le Souverain belge met d’abord en avant des mobiles d’ordre scientifique et conçoit un projet : organiser une conférence internationale de géographie pour faire le point sur les connaissances acquises relatives au bassin de l’Afrique centrale. Cette conférence se tient  du 12 au 14 septembre 1876. La Belgique, la France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche et la Russie sont au rendez-vous. Ainsi naitra une Association internationale pour la Civilisation de l’Afrique (AIA). (Ndaywel,  1997 : 273)
Les relations nouées avec l’explorateur Stanley, à son retour d’Afrique, sont mises à profit par  Léopold II pour amener la création d’un « Comité d’Etudes du Haut-Congo (CEHC) ». (Ndaywel,  1997 : 274) La mission de Stanley était de vérifier si un système de navigation et de communication adéquat pouvait être mis en place pour avoir accès direct à l’océan. Il y a eu donc à ce stade deux mobiles qui ont milité à la naissance de cet Etat africain : «L’exploitation économique et la recherche scientifique. Le roi se mit ensuite à la recherche d’une reconnaissance internationale dans le but d’empêcher la convoitise des autres puissances comme la France, l’Angleterre et le Portugal ». (Stengers, 1989 : 53). 
Pour éviter que cette terre de convoitise devienne un lieu de conflit entre les nations civilisées, un pacte devait se conclure entre elles : ce sera la conférence de Berlin en 1885 sous la présidence du chancelier allemand, Bismarck. Isidore Ndaywel nous décrit le contenu de l’Acte général en ces termes: « La liberté du commerce, la lutte sur terre comme sur mer contre la traite, la neutralité du bassin du Congo (Zaïre) même en cas de guerre, la navigation libre sur le Zaïre et sur le Niger bien que l’administration de ces fleuves fût réservée aux puissances riveraines ». (Ndaywel,  1997 : 276).
Dans l’imaginaire belge, la conférence de Berlin évoque la libre circulation du commerce, la libération de l’esclavage et l’œuvre civilisatrice dans cette région d’Afrique. Un article paru dans l’Indépendance belge du 2 mars 1885 nous est rendu par Isidore Ndaywel : «… Les navires pourront désormais aller et venir librement sur tous les cours qui sillonnent cette zone de trois millions de kilomètres carrés […] Les ouvriers que notre vieux sol ne peut plus nourrir et qui n’ont plus une terre hospitalière où ils exploiteront l’ivoire, la gomme, les céréales, toutes les ressources de ces fertiles régions sous l’œil protecteur d’Etats civilisés dont les frontières sont maintenant régularisées, dont les lois libérales sont garanties dans leur fonctionnement ». (Ndaywel,  1997 : 278).
Une rencontre économique et civilisatrice  sur un fond de violence
Cette interaction entre le colonisateur et le colonisé garde les couches successives de violence : guerre contre les esclavagistes arabes, guerre contre les chefs autochtones.  Le nom de Bula-Matari en dit long sur la terreur que l’apparition des Blancs suscitait chez l’autochtone. Stanley comprenait son surnom de Mbula-Matari comme briseur de pierre. Et pourtant dans l’imaginaire local, les habitants pensaient à la méchanceté du colonisateur. Le statut des autochtones ne s’améliore pas vite avec l’arrivée des nouveaux maîtres. Les indigènes étaient réquisitionnés pour le portage, des travaux forcés. L’évangélisation et l’éducation recouraient parfois aussi à des méthodes violentes.
Un autre phénomène qui évoque la violence de cette période est bien entendu l’expression « fimbo mingi », littéralement qui se traduit par beaucoup de fouets. Le cas typique qui raconte cet épisode est la célèbre révolte de Luluabourg en juillet 1895. En à croire Isidore Ndaywel, la vie des soldats était intenable : « A Luluabourg, la vie était particulièrement dure à cause de la brutalité des responsables du poste. Le ravitaillement était difficile et la solde irrégulière ». (Ndaywel,  1997 : 300).
L’Etat indépendant du Congo est géré par un individu : Léopold II pendant 23 ans. Cet Etat deviendra Congo belge de 1908 à 1960. Léopold II avait le goût de grands travaux. Cette politique de grands travaux lui attire des critiques acerbes. Jean Stengers dans son livre  Combien le Congo a-t-il coûté à la Belgique a rapporté ce témoignage : « Et pourtant, revenant du Congo, les routes presque inexistantes, les hôpitaux sont à compter du doigt, les anciens colons étaient scandalisés de voir de bâtiments grandioses construits avec l’argent du Congo en Belgique. » Pour arriver à ce genre de travaux, il fallait faire subir aux autochtones le portage, les corvées et la récolte du caoutchouc. Isidore Ndaywel écrit : «Mais la plus grande  hécatombe fut causée par la récolte du caoutchouc : la page la plus triste parce que la plus sanglante de l’histoire zaïroise de la colonisation ». ( Ndaywel,  1997 : 339). Cet épisode reste marqué aussi par l’œuvre des missionnaires à travers l’évangélisation et l’enseignement. En plus, il faut noter l’action de l’administration et des commerçants. Pour examiner cette mémoire du Congo, nous pouvons aussi nous référer à cette maxime devenue classique : « L’un des grands malheurs de l’histoire écrite, c’est d’avoir été écrite par les vainqueurs qui ont toujours voulu prouver que leur hégémonie était une nécessité historique ».
L’histoire du Musée de Tervuren est liée à l’aventure de Léopold II. Du décor exotique on est arrivé  aux objets esthétiques et d’intérêt scientifique. La conférence géographique de 1876 et la fondation de  l’Association Internationale du Congo ont constitué des dates importantes avec la conférence de Berlin en 1885 comme consécration de ce projet. Certains observateurs pensent que la campagne esclavagiste a servi de prétexte pour baliser le terrain d’une mission aux ambitions plus économiques que «civilisatrices». Dans cet esprit, les expéditions militaires aidaient plus à se soumettre les autochtones qu’à pourchasser les arabes. En 1884, l’AIC propose la création du Musée de Tervuren. Les objets culturels exposés sont tout sauf de l’art. Leurs créateurs doivent être civilisés. Progressivement, la section ethnographique reçoit des objets avec une explication de leur contexte d’utilisation. En 1928, on crée 7 sections. En 1952, le musée devient Musée Royal de l’Afrique Centrale avec des recherches sur l’Afrique subsaharienne. En 1958, c’est l’arrivée d’une grande pirogue à partir de Kisangani. Progressivement, le musée prend sa forme et les recherches se complexifient jusqu’aujourd’hui. 

Mémoire et représentations sociales
Cette partie de notre recherche  porte sur les représentations dans les salles du musée de Tervuren et la transmission du savoir. Jusque-là nous avons réuni un corpus dans l’interaction du chercheur avec le public (visiteurs) et avec d’autres scientifiques qui travaillent dans le cadre des recherches à Tervuren, sans négliger aussi les images véhiculées dans une certaine littérature.  Joël Candau, professeur de Sociologie-Ethnologie de l’Université de Nice-Sophia Antipolis et Boris Wastiau, un des Conservateurs de la Section Ethnographie du Musée royal de l’Afrique centrale,  nous ont inspiré pour quelques éléments théoriques. Les historiens comme Isidore Ndaywel, Congolais et Jean Stengers, Belge, nous fournissent aussi pas mal de matériaux. Nous avons eu aussi la chance d’interroger certains anciens administrateurs de l’époque coloniale.