En République Démocratique du Congo, la course effrénée vers la « mangeoire » publique – ces caisses de l’État tant convoitées – ne connaît ni scrupules ni limites. L’élite intellectuelle, prête à se prostituer politiquement, déploie des stratagèmes toujours plus inventifs pour décrocher le sésame : un poste au cœur du pouvoir. Séminaires enjolivés, colloques aux allures scientifiques… tous les prétextes sont bons pour gravir les échelons et atteindre le Graal : une nomination miraculeuse. Car ici, comme on dit, tous les chemins mènent à Rome… ou plutôt, à la rente politique.
Depuis le début de la transition démocratique décrétée par le président Mobutu le 24 avril 1990 jusqu’à ces jours, certains instituts supérieurs et les Universités congolaises organisent des séminaires « scientifiques » portant sur la démocratie et le développement. Objectifs proclamés de ces rencontres rassemblant politiciens et universitaires : discuter des voies et moyens pour sortir le Congo-Zaïre de la crise politique. En organisant ces séminaires, les intellectuels et politiciens congolais visent deux objectifs : se servir de ces forums comme tremplin politique pour solliciter des postes ministériels et justifier des fonds reçus de donateurs étrangers et nationaux. Dans ces opérations, les donateurs surtout étrangers qui financent ces forums masquent leurs intérêts économiques et géopolitiques en utilisant la rhétorique de la démocratie, des droits de l’homme et du développement. Malgré les changements des régimes, les manières de procéder restent les mêmes et les finalités bien connues.
Les occasions faisant le larron
Généralement, les séminaires présentent un caractère scientifique lorsque les hommes et femmes des sciences révèlent, à cette occasion, les résultats de leurs recherches et utilisent ce lieu privilégié de discussions scientifiques pour échanger avec leurs pairs leur compréhension des problèmes de la société. Ce caractère a été galvaudé par la démocratisation décrétée par le président français François Mitterrand à la Conférence de Baule en France dans le contexte de la fin de la guerre froide. A la mode, la démocratie devrait être enseignée aux congolais pour parvenir à un degré de développement. Le slogan était : pas de développement sans démocratie.
Pour réaliser leur vision de la démocratie, certains acteurs occidentaux et leurs agences de développement ont initié plusieurs séminaires et forums pour former les politiciens congolais à des pratiques démocratiques. Les Organisations Non Gouvernementales (ONG) sont mises à contribution et des fonds sont alloués par les gouvernements occidentaux et leurs Organisations Non Gouvernementales pour réaliser leurs tâches.
Les premières cibles de la nouvelle vision démocratique sont les universités et les instituts supérieurs. Avec leurs statuts scientifiques, les professeurs des universités sont sollicités par les bailleurs de fonds et certains politiciens porteurs du nouvel discours sur la démocratie, les élections et le développement pour organiser des forums de réflexions. A ce sujet, une forte campagne de communication est faite à travers la ville. Les banderoles sont attachées sur les grandes artères et devant les salles où se tiennent lesdits forums avec des inscriptions annonçant le thème du séminaire, la date, le lieu des assises et les noms des donateurs étrangers. Certains n’hésitent pas à mettre ces forums sous le haut patronage de la Présidence de la République.
Pendant la tenue de ces forums, les participants sont choisis selon les exigences des donateurs afin que les messages atteignent des personnes cibles. Les intervenants sont presque les mêmes à tous les séminaires : ce sont principalement les universitaires et les politiciens amis qui forment déjà un club.
En vérité, ces forums n’ont de scientifiques que le nom. S’étalant sur deux jours et plus (certains durent deux semaines !), ces séminaires prennent l’allure de réunions entre tenants du pouvoir politique et demandeurs des postes politiques. Maîtres et valets sont parfaitement identifiables.
Les premiers, parmi lesquels certains ministres ou conseillers de la présidence, s’improvisent théoriciens, mettant en pâture quelques concepts bien abstraits, tels le célèbre concept de «communaucratie », mis en avant par le ministre de l’information et de la presse du gouvernement de Laurent Désiré Kabila. Les valets, eux, se confondent en courbettes, espérant bien plus qu’une reconnaissance scientifique : être aspiré par le pouvoir politique. Il n’est donc pas rare qu’à la clôture d’un séminaire scientifique, professeurs et Universitaires aillent déposer les recommandations de leur forum à la Présidence de la République. Juste retour d’ascenseur : certains universitaires deviennent ministres, conseillers à la présidence ou experts dans des cabinets ministériels.
Si nous ne pouvons que louer le recours du pouvoir politique à l’expertise des intellectuels, nous condamnons la méthode… et les moyens pour y arriver. La voie empruntée est moralement discutable.
S’ils agissent en maîtres, les politiciens ont pourtant bel et bien besoin des séminaires dits scientifiques. Pourquoi ? Parce que ces forums entre gens de bonne compagnie leur offrent l’occasion de se montrer crédibles auprès de l’opinion, puisque, aspirés en quelque sorte par les hommes de sciences. En outre, ces séminaires permettent à certains politiciens de « dévoiler » leurs théories sur la démocratie et le développement, sans évoquer de problèmes politiques concrets. Les excellences et Honorables font d’ailleurs souvent coup double : ils s’affichent en scientifiques, mais s’exposent en politiciens devant quelques journalistes de l’audiovisuel invités à couvrir les manifestations où l’image, bien plus que le son, sert de propagande électorale. Les journalistes de la presse écrite n’échappent pas à ces manipulations et relaient les propos des politiciens amis qui font la une des quotidiens. Avec cette stratégie, les politiciens jouent gagnants : ils restent présents sur la scène politique et sont repérés par le discours révolutionnaire.
Comprenant le double jeu des politiciens où ils sont utilisés comme marchepieds par le pouvoir en place et les Ongs étrangères, certains intellectuels ont montés leurs propres Organisations Non Gouvernementales pour accéder directement aux fonds alloués par les fondations privées occidentales et parler en leurs noms propres au lieu de passer par d’autres canaux pour se faire une place au soleil.
Si les intellectuels politiciens congolais utilisent les séminaires dits scientifiques comme tremplin pour accéder au pouvoir, les donateurs étrangers, eux, ont leurs agendas cachés. Pour les services de renseignements occidentaux qui sont à la quête des informations sur le Congo, les études et séminaires réalisés sur le terrain leurs fournissent des informations à moindres coûts. C’est dans ce cadre qu’il faut placer les financements des Ongs et des publications par l’Usaid (United States Agency for International Development) présentée comme une institution de l’aide au développement. Cette institution américaine s’est révélée comme une boite au service de la Cia selon les révélations de l’Administration D. Trump. En effet, l’Usaid a été créée en 1961 par le président Kennedy afin de faire du développement le cœur de la politique anticommuniste étasunienne dans les pays du tiers monde pendant la guerre froide. Sous Bill Clinton, elle devient un vecteur essentiel du soft power américain sous le leadership du Pentagone, au point que les contractants et ONG financés sont invités à promouvoir l’image du gouvernement américain.
Bien implantée partout dans le monde, elle a vite été instrumentalisée par la CIA pour déstabiliser certains régimes dans le monde.
Les dessous de cartes de séminaires dits scientifiques
Organiser des séminaires scientifiques, c’est aussi témoigner du bon usage des fonds octroyés par les donateurs. Cependant, les fonds imposent… le fond et l’adage « je paie donc je décide » se vérifie ici aussi. Il est rare, en effet, que les généreux donateurs n’aient pas un point de vue bien arrêté sur la démocratie et le développement, thème central de presque tous les séminaires. Les modèles voulus et défendus par les généreux donateurs sont mis en vedette ou pris comme référence. Ainsi, l’économie sociale de marché s’impose-t-elle comme modèle pour la République démocratique du Congo, dès que les forums organisés par ces intellectuels sont financés par des fondations allemandes. Ce choix idéologique s’inscrit dans la logique de la lutte que se livrent les deux modèles du capitalisme après l’échec du communisme : le modèle allemand (économie sociale du marché) et le modèle américain (économie du marché).
Dans cette lutte idéologique, les recherches menées sur le terrain sont négligées. En d’autres termes, comme l’écrit Jean Marc Ela dans son ouvrage, Les cultures africaines dans le champ de la rationalité scientifique, livre II, « dans le cadre des programmes de recherche soutenus par les organismes extérieurs, le choix de thèmes et les méthodes d’approche sont imposés aux chercheurs africains. »
Pour justifier les fonds reçus, les discours ne visent pas seulement à séduire les donateurs étrangers, mais aussi les gouvernants congolais qui entendent se servir des séminaires dits scientifiques pour faire passer leurs conceptions sur la démocratie, l’économie et le développement, voire les droits de l’homme, etc.
Divers séminaires organisés sur la nationalité sont des exemples frappants. Avant le déclenchement de la deuxième guerre du Congo le 2 août 1998 par les troupes rwandaises et ougandaises qui avaient aidé Laurent Désiré Kabila à prendre le pouvoir le 17 mai 1997, certains professeurs avaient organisés des séminaires non seulement à l’Université de Kinshasa, mais aussi à travers la ville pour défendre l’idée selon laquelle l’adoption de la nationalité transfrontalière par l’Etat Congolais était une solution au problème de la nationalité posé par des Banyamulenge ( congolais d’origine rwandaise) qui étaient au gouvernement. Une thèse qu’ils n’ont pas tardé à renier radicalement. En effet, après le déclenchement de cette guerre et le départ des Banyamulenge du gouvernement, ces mêmes professeurs, à l’une ou l’autre exception près, ont à nouveau utilisé le forum des séminaires pour soutenir l’idée défendue par le nouveau gouvernement selon laquelle la nationalité Congolaise est une et indivisible.
Enfin l’utilisation des fonds trouve une autre justification : la récompense sonnante et trébuchante des professeurs dociles. Le travail des « chers collègues intellectuels Congolais » se confond donc presque avec un club de bonne compagnie.
Par ailleurs, les services des renseignements étrangers ne sont pas les seuls à financer les séminaires, colloques et certaines publications pour avoir des informations et des renseignements sur le Congo et l’Afrique. A cet égard la Fondation Osisa du milliardaire américain George Soros, défenseur de la mondialisation et du globalisme est un exemple éloquent (George Soros, Pour l’Amérique contre Bush, 2004). A travers des séminaires et colloques dits scientifiques, la fondation Osisa impose son idéologie de la Société ouverte chère au penseur britannique Karl Popper : néo-libéralisme, multilatéralisme, le principe de la « responsabilité de protéger… »
Dans un ouvrage collectif de Stéphanie ERBS, Vincent BARBE et Olivier LAURENT, Les réseaux Soros à la conquête de l’Afrique, ces auteurs ont démontré comment les réseaux des organisations non-gouvernementales financées par ses fondations opèrent pour réaliser son rêve de la société ouverte, Open Society. L’objectif poursuivi à travers sa philanthropie est de préparer les espaces pour les investissements futurs des sociétés en passant par la récolte des informations grâce aux enquêtes financées et orientées par ses Fondations.
En toute état de cause, selon le sociologue camerounais Jean-Marc ELA dans son ouvrage « Recherche scientifique et crise de la rationalité », la vraie question qui se pose est celle-ci : au moment où les scientifiques tendent à devenir les employés de ceux qui les financent, la raison ne risque-t-elle pas de n’être plus que l’ombre d’elle-même dans la mesure où elle soumise à la tutelle des marchands ?
De la nécessité de redorer le blason scientifique
La désintégration de l’Etat, la déliquescence de l’économie et de la société en République démocratique du Congo exigent que des recherches d’urgence soient menées sur le terrain. Il est temps que des solutions appropriées émergent pour sortir le pays de cette crise multiforme. Et, pour que ces recherches aboutissent à des bons résultats, il faut qu’elles soient menées en dehors de toutes les accointances idéologiques, de toutes coteries, de tous clubs politiques ou partisans. Il faut éviter que des politiciens et les philanthropes étrangers continuent de téléguider ces forums scientifiques en imposant non seulement leurs présences, mais leurs idées et les idéologies. Comment, en effet, un professeur- ministre pourrait-il remettre en cause le modèle d’Etat ou de société, alors que lui-même participe à un gouvernement qui impose ce modèle ? Loin de nous l’idée d’ériger des cloisons étanches entre le monde scientifique et le monde politique : des rencontres entre les deux sont nécessaires, voire indispensables pour confronter la théorie scientifique à la réalité sur terrain. Reste que ce genre de rencontres doit trouver un autre cadre et d’autres méthodes de travail que ce qui prévaut dans les séminaires scientifiques.
Evitons, par ailleurs, de nous laisser bercer par les discours consistant à pérenniser la domination des autres nations sur la République démocratique du Congo. Notre histoire ne nous enseigne-t-elle pas que pour légitimer la colonisation qui permet de contrôler les marchés et les flux des matières premières, les élites industrielles et politiques européennes devaient convaincre leurs parlements réticents ? Et ce, avec des arguments censés faire mouche : l’Europe s’engageait ainsi « par devoir » à apporter ses propres valeurs à d’autres peuples non civilisées. La rhétorique sur le développement et la démocratie s’inscrit aussi aujourd’hui dans cette même logique. Face à leurs opinions publiques, les élites des pays industrialisés, à l’instar de bon nombre d’ONG de développement, soutiennent sans ciller qu’ils apportent la démocratie et le développement dans le tiers-monde.
En réalité, il ne s’agit que d’un écran de fumée qui masque autant les avantages matériels et financiers tirés par ces pays industrialisés que les ascendants moraux puisqu’ils perpétuent leur domination. Les accointances idéologiques Nord-Sud, si elles contribuent à pérenniser la domination étrangère démobilisent aussi les chercheurs congolais en les poussant à la facilité. En adoptant les modèles des donateurs du Nord, les chercheurs du sud de désintéressent des réalités locales. Ainsi au lieu d’entamer des recherches pour expliquer les échecs de la démocratie en 1960 et en 1990, les chercheurs congolais se contentent-ils et se bornent-ils dans l’ensemble à reproduire les théories élaborées dans les bureaux à Washington. La théorie de la bonne gouvernance, actuellement en vogue est assez illustrative de cette domination Nord-Sud sur les idées. Loin d’être une théorie scientifique, celle-ci est très clairement le produit idéologique qui reflète la doctrine socio-politique anglo-américaine libérale/ pluraliste qui domine le monde actuellement, souligne le sociologue américain M. Moore.
Il en va de même des politiques économiques conseillées par les Institutions financières internationales et les gouvernements occidentaux à l’Afrique d’une manière générale et à la Rdc d’une manière particulière. L’aveu de Joseph E. Stiglitz, prix Nobel d’économie dans le préface de son ouvrage La grande désillusion est éloquent : « A la banque mondiale, j’ai malheureusement constaté – ce n’était évidemment pas une surprise- que les décisions étaient prises sur bases idéologiques et politiques. On voit très souvent que le contraire : les universitaires qui font des recommandations se politisent. Ils déforment les réalités en fonction des idées chères aux dirigeants ».
Personne n’exige des chercheurs congolais qu’ils rejettent toutes les théories et tous les modèles élaborés ailleurs. Il est question ici d’opérer un choix parmi ceux-ci afin d’intégrer certaines connaissances jugées utiles pour moderniser la société congolaise. A cet égard, le cas du Japon est riche en enseignements. Sa modernisation, initiée par la révolution conservatrice Meiji, fut un succès grâce à l’importance de certains éléments du modèle d’Etat à l’occidental. La même méthode a été utilisée par le Parti communiste Chinois. Dans son ouvrage Pourquoi la voie socialiste a-t-il réussi à la Chine, le professeur Mucai Dai, cite le président chinois Deng Xiaoping, père de la modernisation de la Chine : « Il nous faut partir de la réalité pour initier le développement de notre modernisation. Que ce soit dans la révolution ou dans la progression, nous devons de tous temps nous instruire et nous inspirer des expériences étrangères. Mais, ils nous condamnent à l’échec de transposer systématiquement les acquis des autres pays ».
On voit que le Japon tout la comme la Chine pour se moderniser n’ont pas copié aveuglement les valeurs et les modèles occidentaux. Ils se sont basés sur leurs cultures et se sont inspirés des expériences des autres. Voilà la leçon que les intellectuels congolais et africains doivent retenir. Jean Marc Ela a raison quand il écrit : « L’Afrique doit se préoccuper d’examiner son propre stock de connaissances et d’y choisir celles qui peuvent être améliorées et appliquées et celle qui doivent s’articler avec les savoirs venus d’ailleurs ».
En tout état de cause, il est urgent que les chercheurs congolais prennent conscience de leur travail en se libérant de toutes les pressions politiques et idéologiques. Dans ces conditions, les résultats des recherches menées sur terrain serviront à améliorer le bien-être de la population et à permettre la modernisation de l’Etat moderne congolais.
Freddy Mulumba
Politologue