Monsieur Boniface Kabisa, professeur d’université de son état, est passé récemment à l’émission «Bosolo na politik» chez notre confrère Israël Mutombo, sur Bosolo TV, émission qui a fait le buzz sur les réseaux sociaux. Auteur d’une «proposition de Constitution de la 5ème République», le professeur Boniface Kabisa a soutenu que la Constitution actuelle serait plutôt un piège contre la RDC, car elle aurait, selon lui, été élaborée afin de faciliter la balkanisation du pays etc. J’aimerais, ici, m’appesantir sur ce qu’il dit à propos de l’article 217 de la Constitution de la RDC.
Cet article stipule : «La République Démocratique du Congo peut conclure des traités ou des accords d’association ou de communauté comportant un abandon partiel de souveraineté en vue de promouvoir l’unité africaine». Selon M. Kabisa, cet article consacrerait la balkanisation du pays. «Vous avez vu ? L’accord de Lemera, on l’a intégré dans la Constitution», s’est-il écrié sur le plateau de «Bosolo na politik».
Qu’en est-il au juste ? Pour mieux comprendre l’origine de cette disposition, je propose de faire un tour aux sources de l’idée, voire de l’idéal panafricaniste.
A l’origine du panafricanisme
L’idée du panafricanisme a été lancée au XIXème siècle outre Atlantique par des militants de la libération des Noirs de l’esclavage dans les Amériques, tels que Williams Du Bois (sociologue et historien américain), Marcus Garvey (journaliste jamaïcain), Edward W. Blyden (théologien et mathématicien américain, qui deviendra un des dirigeants du Liberia), Henry Sylvester Williams (avocat de Trinidad et Tobago) etc. Elle inscrit ses origines dans le rude combat mené par les Noirs américains et antillais contre la domination blanche. L’élan de solidarité qui en découla, s’est ensuite identifié à l’union de tous les Noirs du monde dans le dessein primordial de briser l’oppression raciste des Blancs. Le mouvement visait ainsi à rassembler tous les Noirs de la planète. Comme le rappelle Yacouba Zerbo, la première initiative de regroupement en Afrique fut lancée par Edward Blyden qui, devenu ministre des Affaires étrangères et recteur d’université au Liberia de 1862 à 1884, proposa l’idée d’une «Fédération des États de l’Afrique de l’Ouest».
Cependant, c’est le Dr Dubois qui a donné une grande impulsion au panafricanisme ou aux initiatives de regroupement en Afrique. Il participa activement à la conférence de Paris en 1919, à l’issue de laquelle un secrétariat permanent du panafricanisme fut créé, dans le but d’entretenir un contact régulier entre les représentants qui ont participé aux diverses rencontres panafricaines, et de maintenir vivace l’idée panafricaine jusqu’à l’enracinement du nationalisme en Afrique. Et c’est lui qui organisa la conférence de Manchester en 1945, qui réunit l’élite afro-américaine avec les futurs leaders africains comme Kwamé N’Krumah (Ghana), Namdi Azikiwe (Nigeria), Jomo Kenyatta (Kenya), Wallace Johnson (Sierra Leone) et Banda Hasting (Malawi). W.E. Dubois fut donc le premier leader noir américain à prendre en compte l’importance des mouvements coloniaux de libération en tant que partie intégrante de la lutte des peuples Noirs. Il préconisa une solidarité agissante et une coopération solide entre les Africains de naissance et les peuples d’ascendance noire vivant dans l’hémisphère Nord.
Rassembler tous les Africains
Les luttes d’indépendance renforcèrent l’idée du panafricanisme en Afrique, qui cessa d’être «sectaire», mais tint désormais à rassembler tous les Africains, Noirs comme Arabes. L’idée d’intégration politique de l’Afrique s’était, non seulement renforcée, mais aussi élargie. Indépendante le 2 octobre 1958, la Guinée de Sekou Touré est le premier pays qui adopte le principe d’un éventuel abandon, partiel ou total, de sa souveraineté dans l’objectif de réaliser l’unité africaine, et cela, longtemps avant même la création de l’Organisation de l’unité africaine. En effet, l’article 34 de la constitution guinéenne du 10 novembre 1958 stipule : «La République peut conclure avec tout Etat Africain les accords d’association ou de communauté, comprenant abandon partiel ou total de Souveraineté en vue de réaliser l’Unité Africaine».
Indépendant en mars 1957 – et jusque-là régi par une Constitution de type Westminster lui léguée par les colonisateurs britanniques – le Ghana de Nkrumah adopte sa première Constitution en 1960. L’article 2 de cette Constitution stipule : «Réalisation de l’unité africaine — Dans l’attente confiante d’un abandon rapide de la souveraineté à une union d’États et de territoires africains, le peuple confère désormais au Parlement le pouvoir de décider de la cession de tout ou partie de la souveraineté du Ghana».
Malheureusement, à la veille des indépendances, le continent se trouva divisé en deux tendances. D’abord, le groupe de Casablanca, qui rassemblait quelques-uns des plus importants dirigeants du continent, tels Gamal Abdel Nasser d’Égypte, Kwame Nkrumah du Ghana, Modibo Keïta du Mali, Ahmed Sékou Touré de Guinée, ainsi que le roi du Maroc Mohamed V et, à sa suite, Hassan II.
Leur point commun était leur croyance en la nécessité d’une unité politique pour l’Afrique, voire en la nécessité de créer une fédération à l’échelle du continent, donc d’aller vite vers la mise en place des Etats-Unis d’Afrique. Ils pensaient qu’une intégration forte permettrait à l’Afrique de se défaire du colonialisme, d’établir la paix, de promouvoir le dialogue interculturel, de développer l’influence géopolitique du continent et d’engager son développement économique. Ils préconisaient donc le transfert de pouvoir des gouvernements nationaux vers une entité panafricaine supra-nationale.
Objectif ultime
Ensuite, le groupe de Monronvia, qui regroupait le Liberia, le Nigeria, et de nombreux pays d’Afrique francophone tels que le Sénégal, le Cameroun, la Côte d’Ivoire. Ils promouvaient l’idée d’une coexistence et d’une coopération harmonieuses entre les États africains indépendants, mais sans forcément passer, dans un premier temps, par une fédération politique et une intégration forte. Les deux groupes se réunirent finalement en 1963 et harmonisèrent leurs points de vue pour aboutir à la création de l’Organisation de l’unité africaine, où les idées du groupe de Monronvia prévalurent. Pour autant, l’idée des Etats Unis d’Afrique demeure l’objectif ultime pour les peuples d’Afrique, appelés à se rapprocher les uns des autres par l’intégration économique à travers les différentes organisations sous-régionales (CEDEAO, EAC, SADC, CEEAC, COMESA etc.).
Un des plus grands hérauts du panafricanisme, Kwame Nkrumah l’expliquait ainsi : «L’unité africaine est, avant tout, un royaume politique qui ne peut être conquis que par des moyens politiques. L’expansion sociale et économique de l’Afrique ne se réalisera qu’à l’intérieur de ce royaume politique et l’inverse n’est pas vrai. L’unité africaine apparaît comme une exigence fondamentale pour le développement économique, le progrès économique et une industrialisation planifiée». Il donna même un contenu clair à l’idée des Etats Unis d’Afrique : «une défense commune avec un commandement suprême africain, des affaires étrangères et une diplomatie communes ; une nationalité commune ; une monnaie commune, une zone monétaire africaine, une banque centrale africaine et un système continental de télécommunication».
Cette idée est partagée à ce jour par plusieurs membres de l’élite africaine. Milton Oboté, alors président de l’Ouganda abondait dans le même sens «Quelque plaisir que l’on éprouve à se sentir entièrement maître chez soi, je prétends que le moment est venu – il est même déjà dépassé – où les États africains indépendants devront renoncer à une partie de leur souveraineté en faveur d’une législature et d’une instance exécutive centrale en Afrique, nantie de pouvoirs spécifiques pour traiter des questions qu’il serait préférable de ne pas laisser au gré des politiques individuelles ».
Propos alarmistes
Contrairement aux propos inutilement alarmistes de M. Boniface Kabisa, la réalisation de l’unité politique de l’Afrique ne peut pas se concevoir sans abandon partiel ou total de la souveraineté des états africains. C’est la raison pour laquelle les constitutions de nombreux pays africains reprennent cette formulation – y compris ceux qui, en 1961, faisaient partie du groupe de Monrovia.
Ainsi, l’article 96, alinéa 4 de la Constitution du Sénégal stipule : «La République du Sénégal peut conclure avec tout Etat africain des accords d’association ou de communauté comprenant abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine». L’article 124 de la Constitution ivoirienne dit la même chose : «La République de Côte d’Ivoire peut conclure des accords d’association ou d’intégration avec d’autres États africains comprenant abandon partiel de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine». L’article 146 de la Constitution du Burkina Faso aussi : «Le Burkina Faso peut conclure avec tout Etat africain des accords d’association ou de communauté impliquant un abandon total ou partiel de souveraineté». Pareil pour l’article 172 de la Constitution du Niger : «La République du Niger peut conclure avec tout État africain des accords d’association ou de communauté emportant abandon partiel ou total de souveraineté en vue de réaliser l’unité africaine». On peut multiplier les exemples à l’infini.
Dans notre pays, la RDC, si M. Kabisa s’était donné la peine d’étudier nos anciennes Constitutions, il se serait perçu que ce n’est pas la première fois que cette formulation y est reprise. C’est même devenu un fondamental de nos principes. Ainsi, on peut lire dans la Constitution de la République Démocratique du Congo du 24 juin 1967, à l’article 69 : «En vue de promouvoir l’unité africaine, la République peut conclure des traités et accords d’association comportant abandon partiel de sa souveraineté». Autant dire le même principe énoncé à l’article 2017 de la Constitution actuelle de la RDC. Formulation que l’on retrouve également à l’article 77 de la Constitution du 15 août 1974 : «En vue de promouvoir l’unité africaine, la République peut conclure des traités et accords d’association comportant abandon partiel de sa souveraineté».
Que M. Boniface Kabisa puisse ignorer l’origine de ce principe portant éventuel abandon total ou partiel de la souveraineté des états africains, peut bien se comprendre : l’histoire politique et les relations internationales ne font pas partie de son champ de spécialisation (il est criminologue). Mais qu’un professeur d’université se saisisse des données qu’il ne maîtrise même pas pour créer la panique générale, amplifier l’hystérie collective et la mentalité d’assiégé, et essayer de susciter le rejet populaire de la loi fondamentale du pays, ceci est franchement inadmissible !
Il n’y a donc pas de quoi alarmer le peuple avec des pseudo-théories complotistes, en voyant, dans l’ossature constitutionnelle du pays, on ne sait quelle concrétisation d’une prétendue balkanisation ! Il est temps de dire non à cette obsession paranoïaque !
Belhar MBUYI
Journaliste