Bradage des forêts congolaises : ces incohérences qui dénaturent le rapport de l’IGF

Un rapport sulfureux de l’Inspection générale des finances (IGF) pointe du doigt six anciens ministres de l’Environnement, accusés d’avoir, par leur décision, participé au bradage des forêts de la République Démocratique du Congo. Cependant, dans les milieux des spécialistes du secteur de l’environnement, les conclusions de l’IGF ne font pas l’unanimité. Bien au contraire !

Près de la moitié des concessions forestières de la République Démocratique du Congo n’appartiennent plus aux congolais. Ils seraient vendus d’une façon illégale et irrégulière par des Congolais eux-mêmes à «vil prix» et de gré à gré, révèle l’IGF dans un rapport transmis récemment au Gouvernement.

Dans la liste des ministres de l’Environnement qui ont participé à cette vaste entreprise de bradage des forêts de la RDC, le rapport de l’IGF (Inspection générale des finances) cite notamment Bienvenu Liyota et Claude Nyamugabo, deux ministres FCC (Front commun pour le Congo) de Joseph Kabila.

Quatre autres anciens ministres de l’Environnement complètent la liste de six dressée par l’IGF qui les accuse d’avoir vendu des concessions forestières sans reverser un sou à l’Etat (rapport)

Selon les termes propres de l’IGF, ce rapport a dévoilé «la défaillance totale, le favoritisme délibéré ou encore le laxisme» avec lequel les concessions forestières sont attribuées en République démocratique du Congo depuis plusieurs années.

Félix Tshisekedi veut voir clair

Partant du constat que la gestion du secteur forestier congolais fait face à des défis structurels et organisationnels, le Président de la République a rappelé, devant le Gouvernement réuni en Conseil des ministres, les engagements pris par la RDC à l’occasion de sa participation à la COP26 à Glasgow en vue de stopper et renverser la déforestation d’ici 2030. Il a indiqué que ces engagements devraient se traduire par la prise de mesures urgentes pour préserver et améliorer la performance du secteur forestier.

En attendant la publication du rapport de l’Inspection Générale des Finances sur la gestion de ce secteur, le Président de la République a encouragé la vice-Première ministre en charge de l’Environnement et Développement durable, en collaboration avec les ministères sectoriels et les institutions impliqués dans la gouvernance climatique, à « rédiger un rapport exhaustif sur l’état d’avancement du processus  pays et à présenter, dans la quinzaine en Conseil des ministres, les défis et les prochaines étapes ».

Les conclusions de l’IGF sur le bradage systématique des forêts congolaises ont cependant rapporté que « les concessions du domaine privé de l’Etat ont été aliénées par les ministres successifs en violation du moratoire et des dispositions du Code forestier ».

Le rapport ayant été dès lors porté à la connaissance du Gouvernement, Le Président de la République avait insisté sur « la nécessité de tout mettre en œuvre pour rassurer les partenaires publics et privés soucieux d’investir dans le secteur forestier, porteur de bien- être direct pour nos populations ».

Si le rapport de l’IGF est salué dans certains milieux, dans le cercle restreint des spécialistes du secteur de l’environnement, l’on note des incohérences dans les conclusions de l’IGF.

La remise en cause

Sur son site, commentant le rapport de l’IGF, le média spécialisé Environews-rdc parle «des interrogations qui suscitent curiosité ».

« Après une première lecture de ce rapport, l’on peut bien remarquer que certaines conclusions de l’IGF sont infondées. Il suffit de prendre suffisamment du recul pour s’en apercevoir. Certains aspects de ce rapport laissent entrevoir que les inspecteurs n’ont pas une bonne maîtrise de la législation forestière. En guise d’exemple, les inspecteurs considèrent que l’autorisation de cession entre un concessionnaire et un non concessionnaire est une vente déguisée, car la cession ne peut s’opérer qu’entre concessionnaires en se fondant sur les dispositions de l’article 2 de l’arrêtée 022 portant procédure de cession. Pourtant, cette disposition date de 2008 et a été modifiée en 2013 par l’arrêté 083, modifiant et complétant l’arrêté 022 », évoque Environews.

Le site s’interroge : «Pourquoi l’audit commence en 2014 ? » A cette question, il dévoile que l’audit de l’IGF a été commandé par le Premier ministre Sylvestre Ilunga Ilunkamba alors Premier ministre, par une lettre datée du 15 juin 2020, à la suite de nombreuses dénonciations de la Société civile du secteur de l’environnement.

«Les acteurs de la Société civile avaient décrié la violation du moratoire par la réattribution d’au moins neuf concessions forestières, par l’ancien ministre de l’Environnement, Claude Nyamugabo. En réaction, le ministre avait soutenu qu’il ne s’agissait nullement d’une quelconque violation, car, avait-il soutenu, les allocations rétribuées n’étaient pas nouvelles et ne faisaient pas l’objet d’une quelconque restriction», rappelle Environews.

Pour faire la lumière sur cette situation, le gouvernement avait alors décidé d’auditer le secteur forestier, en partant de 2014 jusqu’en 2020.

A Environews d’enfoncer le clou : « Pourquoi seulement 2014, et pourtant la question de la gouvernance forestière va au-delà de cette date. Pourquoi pas 2007, avec le premier gouvernement de la 3ème République ? Moins encore 2003, un repère important qui marque le début d’une nouvelle ère de gouvernance issue des accords de Sun City? »

Le site fait alors une révélation qui change tout. « Qui a géré ce ministère à partir de 2014, l’année que choisit l’IGF pour démarrer ses investigations ? C’est bel et bien Bienvenu Liyota Ndjoli, nommé ministre de l’Environnement et Développement durable (8 décembre 2014 au 25 septembre 2015) dans le gouvernement Matata II », en remplacement de Bavon N’Sa Mputu, un ancien inspecteur général des finances.

Curieusement, Environews rapporte que les termes de référence de l’audit de l’IGF ont été produits par Bavon N’Sa Mputu Elima, alors conseiller principal en charge de l’environnement du Premier ministre Ilunga Ilunkamba. Ce qui, selon le site, explique la délimitation de la période d’audit qui ne prend pas les années Bavon N’sa Mputu au ministère de l’Environnement.

Et de souligner : «L’on peut facilement, à la lumière de ces faits politiques, comprendre que le choix de 2014 par Bavon Nsa Mputu Elima résulterait d’une part, du besoin de ne pas indexer sa propre gestion de ce ministère et celle de son patron José Endundo qui du reste, n’ont pas été aussi clean que l’on puisse penser, et d’autre part, la nécessité de régler des comptes à un ancien camarade du parti, Bienvenu Liyota, qui l’avait remplacé à ce poste ».

Plus loin, Environews relève également des incohérences dans le travail de l’IGF : «Les conclusions de ce rapport l’ont été en mai 2020, tandis que l’ordre de mission utilisé par les inspecteurs de l’IGF a été établi un mois après la rédaction de ce rapport, soit en juin 2020. L’on peut bien s’interroger sur la procédure utilisée par l’IGF dans cette enquête. Les inspecteurs ont-ils produit un audit sans ordre de mission ? Ont-il, au cas contraire, brandi un faux ordre de mission pour faire leur travail ? »

Plus loin dans ce rapport, à la section consacrée aux titres rétrocédés volontairement à l’Etat par leurs titulaires mais réattribués, le site note que « le tableau indicatif démontre que tous ces titres ont été réattribués en (2014) par Bopolo Bongeza, Bienvenu Liyota et Atis Kabongo. Ce qui relève d’une confusion et d’incohérence au regard des années d’exercice de chaque locataire à ce prestigieux ministère. Bienvenu Liyota (2014-2015), Bopolo Bongenza (2015), Atis Kabongo Kalonji (2016-2017) ». Et de poursuivre : «Pour la section qui parle des titres résiliés pour non-respect des obligations légales et contractuelles mais réattribués, le tableau indicatif renseigne que Claude Nyamugabo a attribué cinq concessions en 2018. Curieusement, à la même année, Me Nyamugabo était encore gouverneur du Sud-Kivu – l’ancien cadre du PPRD n’étant arrivé au gouvernement Ilunkamba qu’en août 2019 ».

Compte tenu de ces incohérences, le site est d’avis «qu’il n’y a pas eu une bonne coordination et ou collaboration dans la réalisation de ce travail ». Ce qui entame sérieusement la crédibilité du travail de l’IGF.

Quoi qu’il en soit, au niveau du Gouvernement, le dossier est encore pendant – aucune option n’ayant encore été levée pour entendre ou poursuivre les ministres mis en cause.

Francis Tamusa