L’ethnicité ou le tribalisme se manifeste lors des conflits politiques, économiques et sociaux en République Démocratique du Congo. Pour comprendre ces phénomènes, il est important de définir le concept ethnie ou tribu, ensuite analyser sa genèse en RDC afin de comprendre les enjeux cachés derrière lesquels se joue l’avenir du pays.
Le concept «ethnie» date de la période où la civilisation grecque était à son apogée. A l’époque, les Grecs opposaient les ethnè (sing. ethnos) et la polis (cité). Les ethnès constituent les sociétés qui relevaient de leur culture mais auxquelles «manquait» l’organisation en Cité-Etats.
Pendant longtemps, on n’a établi aucune distinction entre les populations européennes et les tribus du reste du monde, qui étaient désignées du terme de «nations». C’est avec l’apparition de la nouvelle science anthropologique au XIXème siècle dominée par les données essentielles d’un strict évolutionnisme d’inspiration darwinienne, hérité des siècles de Lumières, que le sens ancien du mot «ethnie » a été repris par les théoriciens modernes.
En effet, le comte de Gobineau, dans l’Essai sur l’inégalité des races humaines publié en 1854, utilisa l’adjectif «ethnique» en référence uniquement à une problématique raciale. C’est Georges Vacher de Lapouge (Les sélections sociales, 1896), qui fut le premier à introduire la notion d’«ethnie» dans la langue française.
A la place des termes tels que «race», «peuple», «nation» ou «nationalité», qu’il a jugés impropres, il leur substitue ceux d’«ethne» ou d’«ethnie», le premier vocable lui semblant plus correct et le second plus facile à prononcer. Le terme ethnie est souvent traduit par «tribu» ou par «Etat-tribal». Les deux termes (ethnie et tribu) ont une signification en français apparemment voisine, mais le second a acquis dans la littérature anthropologue anglo-saxonne un sens particulier. La «tribu» désigne, chez les anthropologues anglo-saxons, un type d’organisation sociale propre : celui des sociétés segmentaires.
Quant à la définition donnée par les anthropologues, on entend par ethnie ou tribu, un groupe humain ayant une langue, un espace, des coutumes, des valeurs, un nom, une même ascendance et la conscience qu’ont les acteurs sociaux d’appartenir à un même groupe. Cette définition est entachée, selon Jean-Loup Amselle, d’ethnocentrisme et est tributaire de la conception de l’Etat-nation telle qu’elle a pu être élaborée en Europe. Le dénominateur commun à cette définition générale de l’ethnie correspond, en définitive, à l’idée d’un Etat-nation à caractère territorial, d’un Etat au rabais.
Distinguer en abaissant était bien la préoccupation de la pensée coloniale. De même qu’il était nécessaire de « trouver le chef », de même fallait-il trouver, au sein du magma des populations conquises, des entités spécifiques. Le concept d’ethnie avec ses ambiguïtés a été adopté par beaucoup d’ethnologues, qui étaient confortés en cela par la politique des administrateurs coloniaux en Afrique et Asie dont la préoccupation principale concernait l’identification des races.
GENESE DES ETHNIES EN RDC
Après la Conférence de Berlin de 1885 sur le partage de l’Afrique, les frontières ont été tracées sans tenir compte des réalités socio-politiques pré coloniales. Le Roi Léopold II reçut de grandes puissances le Congo où il construit pour la première fois un Etat : l’Etat Indépendant du Congo. Pour mettre son entreprise en valeur, le Roi organisa une administration dans le but de sédentariser les populations indigènes dans les frontières tracées à la conférence de Berlin. Ainsi, de 1891 à 1949, l’administration tenta de regrouper des populations congolaises en les désignant par des catégories communes afin de mieux les contrôler. Cette organisation administrative avait pour objectif de créer des entités homogènes. Ainsi, le nom de l’ethnie ou la tribu était inscrit sur les formulaires et les pièces d’identité.
Ce phénomène prendra essentiellement trois formes : la création des ethnies, la transposition des noms utilisés avant la colonisation à des contextes nouveaux et la transformation d’unités politiques ou de toponymes précoloniaux en ethnies.
En ce qui concerne la création des ethnies, on peut dire qu’il existe celles dont aucune source orale ou archéologique ne peut attester et, dans la plupart des cas, elles sont la création pure et simple de la colonisation. C’est le cas «Bangala». J. Tanche note que le terme «bangala» est donc une création européenne. Il est une transformation d’un seul terme existant : Mongala. Celui-ci est le nom de plusieurs villages dans les contrées dites «Bangala». C. Young qualifie le Bangala d’une ethnie artificielle. Un autre cas de création d’ethnie est celui remarqué dans le Maniema. Benoît Verhagen note qu’au Maniema, contrairement aux autres districts du Kivu, la chefferie n’est pas une entité politique traditionnelle à laquelle correspondait une conscience de solidarité ou d’identité politique : celle-ci ne dépasserait pas le clan ou le village. La plupart des chefferies ont été créées par le colonisateur. Ce sont ces chefferies qui ont été reprises par les ethnologues. (Benoît Verhaegen, Rebellions au Congo, Les études du CRISP Tome II, Bruelles, 1969).
Il en va de même de l’ethnie «Lulua». Mabika Kalanda a démontré que la dénomination lulua s’est généralisée après l’occupation coloniale et grâce à elle. Ceux que l’on appelle lulua ne sont que la première vague des immigrants de l’ancien empire Luba du Katanga. (Mabika Kalanda, Baluba et Lulua, Une ethnie à la recherche d’un nouvel équilibre, Editions Remarques Congolaises, Bruxelles, 1959)
A propos de la transposition des noms utilisés avant la colonisation à des contextes nouveaux, le professeur Ngoma Ngambu a démontré comment certains noms ont été utilisés par les administrateurs coloniaux pour identifier certaines populations. C’est le cas de l’ethnie Manianga qui fut le nom du marché très connu et très ancien où se ravitaillaient Stanley et sa suite lors de leur séjour aux chutes de Mpioka en 1881. Ce surnom donné alors aux habitants du pays demeura pour qualifier les anciens Nsudi. Il en va de même de Ndibu. Ce sobriquet date des années 1890, lors de la construction du chemin de fer du Bas-Congo Matadi-Léo. Il fut donné par les autres Kongo parce que les gens de cette région répètent souvent «Ndibu, Ndivu» pour dire n’est-ce pas ? ou c’est vrai ? (Ngoma Ngambu, Initiation dans les sociétés traditionnelles africaines, Le cas Kongo, PUZ, Kinshasa, 1981)
Quant à la transformation d’unités politiques précoloniales en ethnies, il faut dire que la désintégration d’un royaume ou d’un empire, qui a eu un pouvoir centralisé, laisse généralement un grand nombre de petites unités politiques autonomes de fait. Parmi les ethnies inventoriées par Jan Vansina, dans l’introduction à l’ethnographie congolaise, on retrouve trois noms que portaient trois provinces de l’ancien empire Kongo. Ainsi, la province de Mbata a été identifiée à l’éthnie Mbata, la province de Mpangu à l’ethnie Mpangu ou Ntandu, province de Nsundi à l’éthnie Nsundi. Les populations de l’ancien empire Lunda en ethnie Lunda, royaume Kuba en ethnie Kuba. (Jan Vansina, Introduction à l’ethnographie congolaise, Ed. Universitaires, Kinshasa, 1966).
Cependant, les anciens colonisateurs n’étaient pas les seuls à créer les ethnies. Les congolais aussi sont devenus maîtres en création des ethnies. C’est le cas de la division ethnique «Mutombo» et «Katawa» au Kasaï Occidental, lors du conflit opposant Guillaume Lubaya à Mukenge Barthélemy; de «Benamutuwamukuna» et «Benatshibanda» au Kasaï Oriental lors de conflit politique opposant Ngalula Mpandagila à Albert Kalonji. Les deux couples étaient en compétition pour le contrôle politique de leurs provinces respectives. (Jean Claude Willame, Les Provinces du Congo, Structure et Fonctionnement, Ires, Kinshasa, 1964).
En somme, ces ethnies ou tribus crées par les colonisateurs, imitées par les élites congolaises, seront intériorisées par la population qui en fera un instrument idéologique de détermination sociale.
ENJEUX DE L’ETHNICITE OU DU TRIBALISME
La création des centres urbains, industriels et miniers avait suscité une nouvelle expression de l’ethnicité ou du tribalisme. En effet, dans les centres urbains, industriels et miniers, l’administration coloniale et les sociétés avaient regroupé les indigènes sur la base ethnique. Ainsi, les associations tribales créées à cet effet, ont été autorisées à jouer le rôle d’intermédiaires. Ce nouveau rôle, confié aux associations tribales, va inaugurer une nouvelle forme d’expressions différente de celle qu’on peut trouver au village. Dans les villages, l’ethnicité suppose une participation à un système effectif et à la vie journalière avec les membres de l’ethnie, souligne C. Young. Cette participation permanente est basée sur les besoins sociaux présents et non sur un conservatisme pur et simple. Par contre, dans les centres urbains, une nouvelle forme d’ethnicité se développe : il ne s’agit pas d’un groupe structuré sur un canevas déterminé mais d’un réseau de solidarité à la limite ethnique. Les citadins révèlent leur origine par la langue qu’ils utilisent, la façon de vivre, ce qui leur permet de classer leurs voisins et connaissances dans des catégories qui déterminent la façon de se comporter les uns vis-à-vis des autres. (Crawford Young, Politics in The Congo, Princeton University Press, Usa, 1965).
Avec cette nouvelle forme d’ethnicité ou de tribalisme, plusieurs conflits vont éclater au sein des communautés indigènes vivant dans ces centres. Quatre causes peuvent être à la base de ces conflits. Il s’agit des frustrations psychologiques, de la modernisation de la vie, du processus politique et de la nature de l’Etat congolais colonial et postcolonial.
En ce qui concerne les frustrations psychologiques, il faut souligner que, durant la colonisation, les administrateurs ont attribué des étiquettes de supériorité ou d’infériorité à certaines ethnies. Supérieures quand elles acceptaient facilement la pénétration et les idées européennes. Inférieures ou médiocres celles qui les rejetaient. Les ethnies qualifiées de supérieures traitaient les inférieures avec beaucoup de mépris. Ce sont ces qualificatifs qui ont été exploités dans les conflits opposant les Bakongo aux Bangala à Léopoldville, les Baluba aux Lulua à Luluabourg, les Mongo aux Ngombe à Coquilatheville, les Kasaïens aux Katangais au Katanga et les Tutsi aux Hutu au Rwanda.
Quant à la modernisation de la vie, il faut dire que l’accès aux avantages sociaux et économiques a suscité certains conflits entre les communautés. C’est le cas du conflit entre les Kasaiens et les Katangais au sein de la Gécamines et la société de Chemins de Fer du Zaïre (SNCZ). Ces conflits sont à la base de l’épuration ethnique des ressortissants de l’espace Kasai en 1961 et 1962. (Bakajika Banjikila, Epuration ethnique en Afrique, Les Kasaïens- Katanga, 1961-Shaba 1992, L’Harmattant, Paris, 1997. Albert Kaumba et Léon Ngoy Kalumba, Le Katanga et la transition zairoise : l’Eglise nous parle, Editions du centre interdiocésain, Lubumbashi, 1995).
A propos du processus politique, il faut relever que celui-ci implique des conflits qui ont trait à la fois à des avantages matériels, à des positions sociales et à des principes moraux. Et l’évocation d’un ennemi menacant peut aider à s’assurer l’appui de ses cibles potentielles. (Murray Edelman, Pièces et règles de jeu politique, Seuil, Paris, 1991). C’est dans ce contexte que les leaders congolais, qui nourrissent quelques ambitions, politiques, découvrent que le moyen le plus rapide et le plus sûr de s’attirer des partisans consiste à tenir des discours tribalistes alarmants. C’étaient les cas aux élections communales en 1957 et provinciales ainsi que législatives en 1960. Et c’est sur la base de l’appartenance ethnique que l’on demandait aux électeurs de se rallier au processus politique. Ceci reste valable pour toutes les élections organisées depuis l’indépendance de la RDC.
Par ailleurs, la politique de découpage territorial et les déplacements des populations par l’administration coloniale a créé des conflits fonciers entre les transplantés et les premiers occupants. C’est le cas de Bena Shimba et Bena Kapuya au Kasai Oriental. Il en va de même de transplantés d’origine rwandaise (Hutu et Tutsi) dans les provinces de l’Est de la RDC.
En définitive, on peut être d’accord avec certains anthropologues (P. Mercier, M. Gluckman, Waller-stein, J. Lombard et R. Sklar) cités par Jean Loup Amselle, qui montrent que le tribalisme, dont on peut s’abreuver à satiété dans les médias lorsqu’ils traitent de l’Afrique, est toujours signe d’une autre chose, le masque de conflits d’ordre social, politique et économique. (Jean-Loup amselle et Elikya M’bokolo, Au cœur de l’ethnie, ethnies, tribalisme et état en Afrique, La Découverte, Paris, 1985)
CONSIDERATIONS GENERALES
De cette genèse aux enjeux du tribalisme au Congo, certaines observations peuvent être avancées. Contrairement aux idées reçues, la tribu ou l’ethnie n’est pas une entité politique stable et définie dans le temps.
Selon Jan Vansina, les ethnies ou tribus naissent et meurent, et cela même sans déplacement des populations ni changements importants dans les cultures objectives des communautés qui les composent. Jean-François Bayard remarque que l’ethnicité ou le tribalisme est un processus de structuration culturelle et identitaire plutôt qu’une structure donnée. Et le tribalisme ou le régionalisme n’est pas en soi une force politique et un canal par lesquels se réalise la compétition en vue de l’acquisition du pouvoir, de richesses et d’un statut.(Jean-Francois Bayard, L’Etat en Afrique, La politique du ventre, Fayard, Paris,1989)
Par ailleurs, le tribalisme est le résultat de l’échec dans la construction de l’Etat au Congo. Au sein de l’Etat colonial construit par Léopold II et de l’Etat patrimonial construit par Mobutu, la majorité de la population a été exclue des affaires publiques (Crawford Young et Thomas Turner, The Rise And Decline of the Zairian State, The Unversity of Wisconsin Press, Usa, 1984). Dans ces conditions, l’individu choisit d’ignorer le pouvoir du prince et les institutions centrales pour s’investir au contraire dans sa propre communauté d’appartenance où il trouve sécurité et confort que l’Etat n’est pas capable de lui garantir. (Bertrand Badie, L’Etat importé, l’occidentalisation de l’ordre politique, Fayard, Paris, 1992).
En d’autres termes, la réinvention de l’Etat moderne congolais reste une nécessité. Ceci est un devoir pour les élites qui doivent s’inspirer des réalités culturelles congolaises d’avant la colonisation, tout en s’ouvrant aux expériences des autres Etats ou civilisations.
Freddy Mulumba Kabuayi
Politologue