En République Démocratique du Congo, le Doyen Rafale Nyabirungu mwene Songa, Professeur émérite à l’Université de Kinshasa, est considéré, avec raison, comme un pilier du droit pénal congolais, tant son bouillonnement intellectuel, le foisonnement de ses écrits et ses prestations d’avocat pénaliste ont fait de lui un personnage dont la notoriété dépasse les limites congolo-africaines. A l’occasion du vernissage du Tome 2 de son ouvrage « Le Droit pénal international en RDC : crimes contre l’humanité dans le contexte de la RDC », le Doyen Nyabirungu a accepté de répondre aux questions d’Econews. Entretien.
Dans le Pays, on ne vous présente plus. Vous avez fait tous les exploits possibles dans l’enseignement supérieur et universitaire, mais vous trouvez toujours de la force pour écrire. Quel est votre secret ?
Oui, je peux dire que vous posez une bonne question. Une question qui m’est posée par beaucoup d’autres personnes. Mais je n’ai qu’une seule réponse : quand on aime ce qu’on fait, il est difficile qu’on en soit fatigué. Je pourrais même ajouter que lorsqu’on fait son travail avec amour, la première pression, ce n’est pas la fatigue. Au contraire, vous avez l’impression qu’à force de faire ce que vous aimez, vous êtes toujours dans le plaisir, dans la joie, dans le repos. Pour moi, le travail me repose. Et surtout que c’est un travail qui porte sur le droit pénal, objet de ma spécialisation.
Et c’est justement ce que vous venez de faire avec un nouvel ouvrage qui s’ajoute aux nombreux que vous avez déjà écrits sur le droit pénal. Mais maintenant vous l’étendez au contexte de la RDC. Qu’est-ce qui vous a motivé à aller dans ce sens ?
Comme j’ai pu le dire lors du vernissage de cet ouvrage, je peux considérer la RDC comme le nouveau siège de crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, comme le lieu privilégié où ce genre de crimes se commettent, puisque, comme vous le savez, depuis 1993 jusqu’à ce jour, la RDC est devenue le théâtre de nombreux conflits dont les experts disent qu’ils ont fait plus de 10 millions de morts. Malheureusement, on enregistre de nombreux conflits qui ne prennent pas fin. Et en tant que juriste pénaliste, avec l’expérience que j’ai acquise au Tribunal pénal international pour le Rwanda, à Arusha, en Tanzanie, et aussi à la Cour pénale internationale, à La Haye (Pays-Bas), j’ai décidé que je devais faire profiter mes compatriotes et surtout notre système judiciaire d’une somme de connaissances qui peuvent nous aider à faire face à cette criminalité d’un genre particulier, mais où la communauté internationale a pris conscience, avec le Statut de Rome, que c’était des crimes pour lesquels il ne fallait jamais laisser l’impunité s’épanouir ni prospérer. Le Statut de Rome, qui est pour moi la base la plus actuelle et la plus complète du droit international pénal, est une réponse à l’appel de l’humanité qui voudrait que les crimes les plus abjects ne soient pas commis et que lorsqu’ils sont commis, ils soient toujours sévèrement punis. Savez-vous que les crimes contre l’humanité sont ainsi appelés, contrairement aux crimes dont les victimes ne sont que des individus ? Il s’agit des crimes réellement contre l’humanité. Parce que la victime, ce n’est plus l’individu qui meurt au champ de bataille, c’est toute l’humanité qui souffre d’un certain nombre de comportements humains plutôt inhumains, qui sont la négation même de notre humanité. Ce sont des crimes non pas contre un individu, mais des crimes contre la famille humaine, contre l’humanité tout entière. Et nous, la RDC, en tant que théâtre privilégié de ce genre de crimes, il faut quand même élever la voix. Des voix s’élèvent sur cette terre de tant de souffrances pour dire : voici, en ce qui concerne néanmoins la réaction du droit, ce qui doit être fait. Donc, il y a une interpellation quelque part à laquelle j’ai répondu.
Qui interpellez-vous ? Est-ce la communauté internationale qui paraît quelque peu passive par rapport à tout ce qui se fait en RDC ? Est-ce notre système judiciaire qui ne serait peut-être pas adapté à toutes les atrocités criminelles qui sont commises depuis lors ?
Oui, vous le dites bien. Il y a un problème effectivement d’adaptation. Je veux vous répondre par un petit raccourci. Dans le temps, quand vous étudiez l’histoire, quand il y avait des guerres, la loi était celle du plus fort. L’Etat, l’Empire, le Royaume qui gagnaient la guerre faisaient des vaincus des esclaves, faisaient des rapines, des vols, des viols, des pillages chez les vaincus, et il n’y avait aucune règle de droit pour l’en empêcher. Aujourd’hui, le droit est entré dans la guerre, parce que les hommes sont ce qu’ils sont et les guerres, jusque-là, demeurent inévitables. Mais lorsque la guerre surgit, lorsqu’elle survient, il convient que le droit soit en mesure de dire un mot. Et c’est une pensée pas très vieille, je peux dire que la grande révolte, si on remonte aux Conventions de Genève, qui sont un ensemble de règles à respecter pendant les conflits pour la sauvegarde de la dignité humaine, quelles que soient les circonstances et quel que soit le camp auquel appartiennent les victimes. Et c’est ce droit qui a été amplifié, confirmé et cristallisé par le Statut de Rome portant création de la Cour pénale internationale. Ce Statut a fait un pas supplémentaire, en portant un Code qui définit les crimes dont il s’agit, en créant un tribunal qui peut juger les responsables de ces crimes et en permettant aux Etats membres de ces traités de punir aussi, d’être même les premiers en ligne pour punir ces crimes. Donc, c’est une discipline juridique absolument à connaître. Et je m’inscris dans cet effort.
Cela voudrait dire que votre ouvrage est une interpellation par rapport à la communauté internationale et par rapport à nous-mêmes ? N’est-ce pas une occasion unique de remodeler notre système judiciaire en termes de répression des crimes les plus graves ? Est-ce que votre ouvrage va dans ce sens ?
Oui, et non seulement cela, nous devons être interpellés. Nous ne pouvons pas avoir les ambitions d’inter-naliser les crimes internationaux, nous ne pouvons pas prétendre être en mesure de les juger lorsqu’en même temps nous demeurons incapables d’assurer la répression des crimes de moindre gravité qui sont prévus dans notre Code pénal. En même temps qu’on met à la disposition de notre justice un instrument qui permettrait de juger des crimes contre la paix et la sécurité de l’humanité, en même temps, nous pensons que nos magistrats sont interpellés pour améliorer leurs connaissances, pour améliorer leur méthode de travail, pour améliorer leur intégrité et accroître le sens de leur moralité. En même temps aussi, les gouvernants sont interpelés pour mettre à la disposition des magistrats des instruments qui leur permettent d’acquérir des connaissances nouvelles, mais aussi des moyens de travail, des conditions de travail qui permettent effectivement aux magistrats de se déployer efficacement sur l’ensemble du territoire national, voire au-delà, parce que les crimes dont nous parlons, c’est quoi ? Ce sont des crimes dont les victimes se comptent en millions, qui se commettent sur de nombreux sites et sur un vaste territoire et qu’impliquent de nombreux acteurs, donc de nombreux suspects. Et si nous demandons à nos magistrats de faire face à cela, il faut absolument leur donner des moyens. De quelle nature? Les moyens en termes de connaissances, je viens de le dire et j’y contribue, mais aussi les moyens humains, matériels et financiers. Les crimes dont nous parlons se commettent, par exemple, sur l’ensemble d’un territoire comme toute la RDC, il faut que les magistrats soient en mesure de se rendre sur le site. Il faut que lorsqu’ils arrivent sur le site, ils aient les moyens d’investigation, les technologies nécessaires pour l’identification aussi bien des auteurs, des victimes que des témoins. Bref, c’est une façon de dire ceci : vous avez déjà des difficultés à juger dans le cadre du droit pénal interne, alors que dans le cadre international, des crimes d’une gravité et d’une complexité particulière vous attendent. Allez-y vite, mettez les bouchées doubles pour rattraper la situation et prétendre un jour à ce que nous soyons en mesure de dire qu’en RDC aussi, il existe un système judiciaire digne, qui est de nature à assurer un procès équitable, face aux crimes les plus graves et aux plus hauts responsables et coupables de ces crimes.
En matière de la création d’un tribunal pénal international, il y a eu Arusha, est-ce que votre ouvrage est aussi une forme de plaidoyer pour la mise en place d’un tribunal pénal international pour les atrocités criminelles commises en RDC ?
Bien sûr que c’est une question que j’aborde, mais précisément, de par mon expérience au TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda) et des connaissances que j’ai à propos du TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie), je sais que, actuellement, c’est difficile, voire impossible de créer un tribunal spécial pour la RDC, parce que, d’abord, ça coûte cher, ensuite, parce que ce qui s’est passé au Congo implique beaucoup de puissances, beaucoup d’Etats, beaucoup de responsables qui ne sont pas prêts à rendre compte devant une justice internationale. Et cela est un handicap sérieux. C’est pour cela que nous travaillons dans le sens d’encourager notre propre justice à être à la hauteur et être en mesure de juger ces crimes. Mais c’est un défi, un pari difficile, qu’il faut relever.
Vous avez balisé la voie avec cet ouvrage et vous espérez que notre système judiciaire interne va suivre. A ceux qui voudront bien vous emboîter le pas dans ce sens-là, qu’est-ce que vous leur dites?
Oui, d’y aller, de se concentrer, de travailler sans désemparer, d’en faire une cause, de la défendre avec tous les moyens disponibles ou à disponibiliser. C’est un effort de tout le temps et, à la limite, de toute une vie.
Chaque fois qu’on vous voie publier un ouvrage, il y a la RawBank qui est à vos côtés. Y a-t-il un deal qui vous unit ou c’est juste une habitude qui a fini par s’enraciner ?
Je crois que la RawBank a une politique d’encouragement et de promotion des publications scientifiques. Je peux dire que, comme à l’époque ancienne, on parlait de mécènes qui encourageaient et promouvaient les arts, la RawBank, aujourd’hui est un véritable mécène pour l’encouragement et la promotion des connaissances en RDC. Personnellement, j’ai découvert, depuis longtemps, l’intérêt que la RawBank portait à la science et à la publication des connaissances, lorsque j’ai publié la deuxième édition de mon Traité de Droit pénal général congolais. La RawBank avait pris en charge l’édition et l’impression de l’ouvrage. Et lorsque j’ai sorti la première édition du Droit international pénal, la RawBank s’est manifestée en organisant son vernissage à l’Hôtel du Fleuve Congo Kempinski. C’était en 2013. Et aujourd’hui, dès que je lui ai donné l’information que mon livre allait connaître une deuxième édition, elle s’est empressée de parachever l’œuvre qu’elle avait commencée. C’est un esprit d’amitié que je salue. Comme je l’ai dit à l’occasion du vernissage, lorsqu’un ami vous dit qu’il a cessé d’être votre ami, ce qu’il ne l’a jamais été et RawBank démontre tout le contraire. Par sa fidélité, sa constance et sa permanence, RawBank démontre qu’elle a été notre amie et amie du savoir, qu’elle l’est et qu’elle le sera toujours.
Propos recueillis par Faustin Kuediasala