En annonçant son intention de censurer RT et Sputnik sous un prétexte fallacieux, dans le cadre du conflit ukrainien, l’Union européenne signe un renoncement majeur à un de ses principes fondateurs.
Par la voix de la présidente de la Commission Ursula van der Leyen, l’Union européenne a annoncé, le 27 février 2022, son intention de censurer les médias publics russes RT et Sputnik sur son territoire. Au-delà des légitimes questions légales que posent cette annonce – sur quelle base juridique repose cette mesure et de quel pouvoir dispose l’UE pour l’imposer aux Etats membres ? – il convient de s’arrêter un instant sur les raisons qui motivent une telle décision.
Aux yeux de l’UE les choses sont claires : il serait question d’empêcher les deux médias de diffuser des «mensonges», et une «désinformation nuisible à l’Europe». «Nous allons interdire dans l’UE la machine médiatique du Kremlin. Les médias d’Etat Russia Today et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne pourront plus diffuser leurs mensonges pour justifier la guerre de Poutine et pour semer la division dans notre Union. Nous développons donc des outils pour interdire leur désinformation toxique et nuisible en Europe», a ainsi déclaré la présidente de la Commission européenne lors de sa conférence de presse.
Mais de quels mensonges parle donc Ursula von der Leyen ? A aucun moment, le 27 février comme auparavant, un exemple concret de mensonge, désinformation ou fausse information provenant de RT n’a été présenté par les responsables européens. Et pour cause, il n’en en existe tout simplement pas. Comme le soulignait récemment le Syndicat national des journalistes (SNJ), les journalistes de RT France sont des journalistes professionnels, qui disposent de leur carte de presse. La chaîne RT France dispose par ailleurs d’une convention avec l’Arcom (ex-CSA), et n’a jamais été sanctionnée par le régulateur. Et, vu l’attention particulière portée à ce média depuis leur création, il tombe sous le sens que le moindre faux pas n’aurait – à raison – pas été épargné.
«Acte de censure qui réduit le pluralisme de l’information»
Prendre une décision qui contrevient aux principes fondateurs sur lesquelles s’est bâtie l’Union européenne – précisément à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE qui garantit la liberté «de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques» et le respect du pluralisme des médias –, mériterait donc un peu plus qu’une accusation lancée en l’air. Sans quoi le renoncement à ces principes serait assumé, et il deviendrait pour le moins difficile pour l’UE de se présenter comme un parangon de démocratie.
C’est en substance ce qu’expliquait le SNJ dans un communiqué publié le 28 février. Face aux menaces que fait peser l’UE sur RT France, le syndicat a ainsi tenu à rappeler une évidence : «S’en prendre à des journalistes, les expulser, interdire les chaînes ou les journaux dans lesquels ils travaillent constitue, quelles que soient les intentions affichées, un acte de censure qui réduit le pluralisme de l’information.»
Du reste, cette position n’était pas étrangère à l’UE il y a quelques mois seulement, ce qui rend fascinant d’observer son attitude bipolaire sur le sujet. Fin 2020, le parlement votait en effet une résolution dans le but de «réaffirmer sa profonde préoccupation face à l’état de la liberté des médias, dans le contexte des abus et des attaques qui, dans certains Etats membres, continuent d’être commis à l’encontre de journalistes et de professionnels des médias en raison de leur travail». En mai 2021 à l’occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse, c’est Ursula von der Leyen elle-même qui soulignait que la démocratie ne pouvait fonctionner sans médias libres et indépendants. Et concluait de ces mots, qui prennent une saveur toute particulière aujourd’hui : «Nous devons protéger les journalistes à tout prix.»
Un seul son de cloche, un véritable danger
A un moment majeur de l’histoire de l’Europe et du monde, dont les conséquences représentent un séisme géopolitique, censurer des médias sous un prétexte fallacieux pose question.
Dans le cas du conflit en Ukraine, il n’est nul besoin de partager le point de vue russe sur la situation pour prendre conscience de l’indispensable nécessité de l’entendre — tout comme il importe de pouvoir consulter le point de vue de l’Ukraine et de ses alliés. Et pour cause, ne pas avoir accès aux éléments permettant d’analyser les causes de cette crise, c’est se priver de toute chance d’arriver un jour à la paix.
Or quels médias évoquent régulièrement dans leur analyse le coup d’Etat de 2014, appuyé par les nationalistes ukrainiens dont des groupes ouvertement nazis ? Quels médias évoquent les bombardements qui durent depuis 8 ans dans le Donbass, cette région à majorité russophone, qui constituent selon Moscou des «crimes de guerre» ? Quels médias prennent le temps d’évoquer l’ultime tentative de négociation de Moscou fin décembre, demandant la neutralité de l’Ukraine, et comme cela avait été le cas pour Cuba en 1962, le non-déploiement de missiles sur des bases de l’OTAN, à proximité des frontières russes ?
Comme toute histoire, la crise ukrainienne a deux facettes. Et de l’incident du golfe de Tonkin aux «armes de destructions massives» en Irak, l’histoire récente n’a de cesse de rappeler l’importance de la pluralité de l’information. A la lumière de ces exemples, une question s’impose : priver les citoyens européens de cette pluralité présage-t-il quoi que ce soit de bon ?
Frédéric Aigouy (googleweblight.com)