Des velléités d’indépendance monétaire, la Russie en avait déjà eu en 2014. Mais en huit ans, de l’eau a coulé sous les ponts. Décryptage.
Des sanctions visant à empêcher des transactions monétaires entre des institutions financières occidentales et russes, des gels de comptes détenus à l’étranger, des velléités d’exclure les banques moscovites du plus grand système mondial de transferts d’argent (SWIFT)… Ce que nous voyons aujour-d’hui avait déjà été entraperçu en 2014, après le putsch du Maïdan et l’annexion de la Crimée.
A l’époque, la réaction de Washington et de Bruxelles avait déjà consisté en une série de changements de règles financières destinés à étouffer l’économie russe. Le rouble en avait fortement pâti, chutant de près de 50 % entre octobre et décembre 2014, ce qui eut pour effet immédiat de renchérir les prix des produits importés et de diminuer la richesse des entreprises et hommes d’affaires russes faisant commerce à l’international.
Néanmoins, la violence des sanctions financières occidentales décidées cette année a dépassé de loin celle de 2014. La réaction du bloc euro-atlantique à l’opération militaire en Ukraine a été massive et inédite : gel des avoirs en euro et en dollar détenus par la Banque centrale russe dans les pays de la Trilatérale (la Banque centrale avait jusqu’ici été tenue à l’écart des sanctions), exclusion de plusieurs banques de détail russes non seulement du système de transfert d’argent SWIFT mais surtout des marchés d’emprunt en euro et en dollar, saisies de biens appartenant à des hommes d’affaires réputés proches du Kremlin (logements, bateaux, etc.), le tout couplé à des mesures jamais vues comme l’interdiction des voyages aériens avec la Russie.
Les principaux dirigeants européens ne le cachent pas, ces mesures sont destinées à provoquer «la destruction économique» de la Russie (Von der Leyen le 27 février), il s’agit d’une «guerre économique totale» (Le Maire, le 1er mars).
A même cause, même conséquence. La première réaction des multinationales et des spéculateurs a été de sortir du rouble, provoquant un effondrement de la devise russe. En moins de trois semaines, celui-ci a perdu près de 50 % contre le dollar et l’euro ! Devant le risque juridique et la pression médiatique, de nombreuses entreprises occidentales ont annoncé quitter le pays. En dépit des exportations records obtenues grâce au cours élevé du pétrole et du gaz, le PIB russe devrait lourdement chuter cette année.
Dès le 10 mars pourtant, le rouble atteignait un point bas face à l’euro. Le 23 mars, avant l’annonce surprise de Vladimir Poutine réclamant un paiement du gaz dans la devise russe, elle avait déjà repris 30 %. Aujourd’hui, elle s’établit à des niveaux supérieurs de ceux d’avant les sanctions de fin février et vient même d’atteindre un plus-haut de deux ans.
Une première depuis 1945
C’est un véritable coup de force, car la devise russe, peu répandue dans le monde, est soumise à une très forte volatilité : dans une même journée, une grosse transaction peut la faire décaler de 10 % face aux deux grandes devises mondiales ! Qui voudrait utiliser le rouble dans ces conditions ? Conscient de cette faiblesse structurelle, Moscou a changé de braquet. D’une part, il a décidé de mettre entre parenthèses la liberté totale de circulation des capitaux qu’il avait érigée en dogme ces vingt dernières années. Sur le marché domestique, les entreprises russes doivent désormais vendre à la banque centrale l’essentiel des devises étrangères qu’elles reçoivent et acquérir du rouble à la place, tandis que la détention de dollars ou d’euros par les riches particuliers a été beaucoup limitée.
Ensuite, pour inciter les déposants et les gestionnaires à conserver leur argent en banque plutôt qu’à le retirer ou le transférer, la Banque centrale a doublé les taux d’intérêt à court terme. Enfin, Vladimir Poutine a pris l’Occident de court le 31 mars en signant un décret exigeant le paiement en roubles du gaz livré à l’Europe. Si le système proposé (un paiement en euro via Gazprombank, qui se chargerait de convertir immédiatement en rouble) est jugé peu impactant par plusieurs analystes, il pourrait n’être qu’une porte de sortie temporaire pour les nations de l’UE et trois pays – l’Autriche, la Hongrie et la Slovaquie – ont d’ores et déjà annoncé qu’ils payeraient en rouble si nécessaire faute de pouvoir se passer de gaz, à l’instar de ce qu’a fait l’Arménie dont le gouvernement a affirmé mi-avril être sorti du dollar pour ses importations d’énergie russe.
L’information est majeure : pour la première fois depuis l’avènement de l’étalon-dollar-or en 1945, la devise américaine et sa petite sœur européenne sont progressivement exclues d’un paiement international pour une grande matière première.
Des velléités d’indépendance monétaire, la Russie en avait déjà eu en 2014. A l’époque, lors du G20 tenu en septembre, le ministre russe des Finances avait ouvertement exhorté les pays émergents à se passer du dollar dans leur commerce international. Cette même année, le Kremlin avait signé des accords d’échanges de devises avec la Turquie et l’Inde pour régler exportations et importations sans passer par la monnaie américaine, et Gazprom avait reçu ses premiers euros pour des ventes de gaz à l’Europe (jusqu’ici vendu en dollar). Las… L’impact des sanctions financières et la forte volatilité du rouble avaient finalement cassé l’élan russe et refroidi nombre de gouvernements. Et aujourd’hui, l’Union européenne et son euro se retrouvent main dans la main avec les Etats-Unis dans la politique des sanctions financières.
Vers un monde multipolaire ?
Mais en huit ans, de l’eau a coulé sous les ponts. En effet, la Russie a monté un embryon de système de transfert d’argent (surnommé SPFS) pour contourner une éventuelle exclusion de SWIFT. Elle a aussi accumulé de l’or (plus de 2 000 tonnes) et remonétisé de fait le métal précieux en établissant un cours fixe d’achat en rouble auprès des mines domestiques ; l’or, comme les devises numériques tel le Bitcoin, pourraient servir d’intermédiaires dans des échanges internationaux (même si les limiers européens et américains scrutent les transactions des établissements financiers non soumis aux sanctions afin de s’assurer qu’il n’y ait pas contournement). Enfin et surtout, Moscou renforce chaque année les échanges financiers bilatéraux avec ses partenaires (Chine, Inde, etc.).
Si la Russie, avec son PIB de 1.700 milliards de dollars et sa monnaie qui représente une fraction négligeable des réserves de change mondiale, peut imposer le rouble à des partenaires «inamicaux », à quoi peut songer la Chine, dont le PIB est 9 fois supérieur et dont la devise représente 2,3 % des réserves globales ? Et qu’a pu penser le reste du monde quand il a vu L’Union européenne décider en quelques heures la mise en place de sanctions financières extrêmes ?
Dans une étude parue fin mars, les économistes du Crédit Agricole notaient que les sanctions pourraient «engendrer une réallocation progressive des réserves de change mondiales au détriment de l’euro et du dollar».
En ayant déclaré une guerre économique totale contre l’une des principales puissances du Globe, le bloc euro-atlantique pourrait avoir accéléré malgré lui la venue d’un monde multipolaire.
Edouard Fréval (Chronique Agora)