Le projet Inga 3, le plus grand projet énergétique de la RDC, offre un potentiel significatif pour stimuler le développement durable et inclusif. Prévu pour générer entre 4.000 et 11.000 MW d’électricité, Inga 3 pourrait révolutionner l’accès à l’énergie pour les ménages et l’industrie en RDC. Toutefois, sa réussite dépend de l’ancrage local du projet, notamment par l’implication des entreprises et travailleurs congolais dans la construction, ainsi que par l’utilisation de matériaux et intrants locaux. Il est essentiel de garantir que l’énergie produite soutienne l’industrialisation du pays, notamment pour les secteurs miniers et agro-industriels. En outre, le gouvernement doit mettre en place des politiques de contenu local et de répartition équitable des bénéfices. En s’inspirant des exemples de la Chine et du Brésil, la RDC peut transformer Inga 3 en un moteur de développement régional et national durable, tout en favorisant la croissance économique et sociale.
Le projet Inga 3 est présenté comme le plus grand projet énergétique jamais entrepris en République démocratique du Congo (RDC). Situé sur le fleuve Congo, il pourrait à terme générer entre 4.000 et 11.000 MW d’électricité, exploitant l’un des plus grands potentiels hydroélectriques au monde. Un tel barrage serait transformateur pour la RDC, où aujourd’hui seuls 21 % des habitants ont accès à l’électricité. Le gouvernement s’est fixé pour objectif ambitieux de porter ce taux à 62 % d’ici 2030 en s’alignant sur l’initiative africaine «/ Mission 300/ ». Inga 3 est donc stratégique : il s’inscrit au cœur du Pacte national de l’énergie de la RDC visant la transformation économique et la création d’emplois à grande échelle. En augmentant l’accès à une énergie propre et abordable pour les ménages et les industries, Inga 3 pourrait devenir un moteur de croissance inclusive.
Un potentiel immense
Pourtant, malgré ce potentiel immense, Inga 3 a accumulé les retards et échecs au cours de la dernière décennie. Dès 2014, la Banque mondiale avait approuvé un premier appui financier pour préparer Inga 3, avant de se rétracter face à de sérieuses préoccupations de gouvernance dans le pilotage du projet. Depuis, plusieurs consortiums internationaux se sont succédé sans réussir à faire décoller le projet. Comme le note un analyste congolais, la « suprématie du politique sur le projet économique » a souvent constitué une entrave majeure à sa réalisation. Des décisions stratégiques fluctuantes, des négociations opaques et des conflits d’intérêts ont freiné la concrétisation de ce barrage pourtant jugé essentiel.
Les réserves et critiques n’ont pas manqué d’émerger. Des ONG locales et internationales soulignent les risques environnementaux et sociaux d’Inga 3 si le projet est mal géré : déplacement de plus de 30.000 riverains, perturbations écologiques du fleuve, endettement excessif, etc. Elles craignent qu’un modèle de financement en partenariat public-privé ne privilégie les ventes d’électricité à des clients industriels ou étrangers, au détriment de la population congolaise, tout en faisant peser sur l’État le risque de dépassement de coûts. En somme, le défi est de taille : comment faire d’Inga 3 non pas un énième « éléphant blanc » ou un projet d’exportation isolé, mais un véritable levier de développement durable et inclusif profitant à l’ensemble du pays ? La récente décision de la Banque mondiale d’approuver un crédit de 250 millions USD pour lancer un programme Inga 3 en plusieurs phases est l’occasion de repartir sur de nouvelles bases. Ce financement initial – première tranche d’un programme d’un milliard de dollars – vise précisément à poser les fondations techniques et institutionnelles du projet et à créer les premières retombées locales en termes d’emplois et d’infrastructures. À présent, il convient d’identifier les conditions et mesures à réunir pour qu’Inga 3 « électrifie » réellement un développement économique durable et inclusif à travers la RDC.
1. Maximiser les bénéfices en amont : intrants locaux et contenu national
Un premier impératif consiste à ancrer la construction d’Inga 3 dans l’économie locale, afin que le chantier lui-même génère des emplois et de l’activité en RDC. Autrement dit, il s’agit d’éviter le scénario où la quasi-totalité des équipements, matériaux et services seraient importés ou fournis par des entreprises étrangères, avec des retombées minimes pour l’économie nationale. Au contraire, Inga 3 doit servir de catalyseur d’industrialisation en amont du projet.
Pour cela, le gouvernement congolais peut mettre en place des politiques de contenu local strictes. De nombreux pays exigent un pourcentage minimal d’intrants locaux dans les grands projets ; par exemple, l’Afrique du Sud impose un taux plancher de contenu local pour ses programmes d’infrastructure. Certains experts congolais proposent d’adopter des normes ambitieuses, à l’instar d’un objectif de 80 % d’intrants locaux pour les projets majeurs en RDC. Concrètement, cela signifie privilégier autant que possible les fournisseurs, travailleurs et matériaux congolais dans la réalisation du barrage. Par exemple, le ciment nécessaire aux travaux pourrait être acheté auprès de producteurs locaux, la main d’œuvre congolaise embauchée en priorité sur le chantier, et l’État pourrait financer directement ces intrants locaux. Cette internalisation des coûts locaux augmenterait la part du Congo dans le capital du projet et les bénéfices qui en découlent.
Au-delà de l’approvisionnement, il convient de stimuler la production locale des biens d’équipement requis. Plutôt que d’importer entièrement les turbines, alternateurs, câbles, armatures métalliques et autres composantes d’Inga 3, la RDC gagnerait à exiger des entreprises fournissant ces équipements d’implanter des usines de fabrication sur son sol. Les besoins engendrés par Inga 3 et par l’électrification du pays sont suffisamment vastes pour justifier l’établissement d’unités de production locales de turbines, de transformateurs, de câbles électriques, de cimenteries additionnelles, etc.. L’implantation de ces usines renforcerait la capacité industrielle nationale, créerait des emplois qualifiés et permettrait de fournir d’autres projets d’infrastructure dans le futur. En outre, le gouvernement peut utiliser le levier réglementaire (exonérations fiscales temporaires, facilitation de l’obtention de terrains, protection douanière) pour inciter ces investissements industriels liés au projet.
Enfin, le pilotage du chantier d’Inga 3 doit intégrer un transfert de compétences au profit des Congolais. Des contrats de sous-traitance devraient être alloués aux PME locales chaque fois que possible, quitte à prévoir des consortiums associant firmes étrangères et entreprises congolaises pour la construction. Des programmes de formation ciblés (par exemple en génie civil, électricité, conduite d’ouvrages hydrauliques) pourraient accompagner le déploiement du projet, afin que les travailleurs locaux montent en compétence. À terme, l’objectif est que la gestion et la maintenance du barrage puissent être assurées majoritairement par du personnel national qualifié, garantissant l’appropriation durable de l’ouvrage par la RDC.
2. Valoriser l’aval : alimenter l’industrie congolaise et les ménages en énergie
Maximiser l’impact d’Inga 3 sur le développement inclusif implique également de planifier en aval l’utilisation de l’électricité produite de manière à stimuler l’économie nationale et améliorer la vie des citoyens. Avec une capacité potentielle de plusieurs gigawatts, Inga 3 doit en priorité alimenter les besoins de la RDC avant de servir l’exportation. Il est crucial d’éviter le piège où l’électricité d’Inga filerait directement vers d’autres pays ou vers quelques multinationales, sans profiter aux Congolais ordinaires.
Un axe majeur consiste à alimenter l’industrialisation du pays. Faute d’énergie, de nombreuses industries congolaises restent embryonnaires ou tournent au ralenti. Le cas du secteur minier est éloquent : en 2022, les coupures et la faible capacité électrique ont coûté à la RDC près de 4 milliards de dollars de manque à gagner en production minière sur cinq ans, affectant des entreprises comme Ivanhoe Mines. En garantissant une alimentation fiable et abondante en électricité, Inga 3 pourra doper la production des mines, mais aussi permettre de transformer localement les richesses minières. Par exemple, plutôt que d’exporter du concentré de cuivre ou de cobalt brut, la RDC pourrait raffiner ces minerais sur place, ou produire des matériaux à plus forte valeur ajoutée (cathodes de cuivre, précurseurs de batteries électriques, etc.), grâce à l’énergie d’Inga 3. Des industries énergivores comme la métallurgie (aluminium, acier), la chimie (engrais, polymères) ou la fabrication de matériaux de construction pourraient également voir le jour ou monter en puissance si l’électricité devient disponible en quantité et à coût compétitif. La production de fertilisants locaux, par exemple, réduirait la dépendance agricole aux importations. De même, l’agro-industrie (conservation et transformation de produits agricoles) bénéficierait de l’électrification, ce qui créerait de la valeur ajoutée dans les zones rurales.
Parallèlement, il est impératif de brancher les ménages et PME congolaises sur le courant d’Inga 3. La hausse du taux d’accès à l’électricité de 21 % à 62 % d’ici 2030, annoncée par le gouvernement, ne se concrétisera que si d’importants investissements sont réalisés dans le réseau de distribution et de transport d’électricité. Inga 3 étant situé dans la province du Kongo Central, de nouvelles lignes haute tension devront rayonner depuis le site vers les grands centres de consommation nationaux : Kinshasa d’abord (déjà reliée aux barrages Inga 1 et 2 existants), mais aussi vers le Katanga au sud-est, vers les provinces du Kasaï, du Grand Équateur, et éventuellement vers l’Est du pays à plus long terme. L’État congolais, avec l’appui de ses partenaires, devra planifier et cofinancer la construction de ces infrastructures de transport électrique internes, afin que l’énergie d’Inga irrigue l’ensemble du territoire et pas seulement les zones proches du barrage ou les enclaves minières.
Il s’agira également de veiller à la tarification de l’électricité issue d’Inga 3. Pour encourager l’essor industriel local, des tarifs préférentiels pourraient être accordés aux entreprises qui s’implantent en RDC pour y transformer des ressources locales ou fournir des biens et services au marché national. Inversement, l’exportation d’électricité (par exemple via le Southern African Power Pool vers l’Afrique australe) devrait être encadrée de sorte qu’elle n’entre pas en concurrence avec la demande domestique prioritaire, ou que les revenus qu’elle génère soient reversés dans un fonds de développement national. Le gouvernement pourrait ainsi réserver une quote-part de la production d’Inga 3 à l’électrification rurale et aux petites entreprises locales, afin de garantir une inclusion des populations dans les bénéfices du barrage.
Enfin, améliorer l’accès à l’électricité des foyers congolais aura un impact social considérable : éclairage, éducation, santé, sécurité en seront renforcés. Des milliers d’écoles, de centres de santé et de localités entières pourraient être alimentés de manière durable. Le récent communiqué de la Banque mondiale insiste d’ailleurs sur le fait que la première phase du programme Inga 3 financera des investissements améliorant les services de base pour 100 communautés locales (1,2 million de personnes) autour du site d’Inga, avec l’adduction d’eau potable, l’électricité renouvelable et la réhabilitation des routes rurales prioritaires. Cette approche témoigne que le projet peut et doit débuter par des retombées locales tangibles, gage d’un développement inclusif. En somme, la réussite d’Inga 3 se mesurera à sa capacité à brancher aussi bien les usines que les foyers congolais, à éclairer les villages tout en alimentant les chaînes de valeur locales.
Inga 3 comme socle d’un corridor de développement interprovincial
Pour que le projet Inga 3 catalyse un développement durable à l’échelle du pays, il doit s’intégrer dans une vision plus vaste d’aménagement du territoire. L’une des idées fortes émergentes est la création d’un corridor de développement économique à travers plusieurs provinces de la RDC, dont Inga 3 serait l’un des piliers. Il ne s’agit pas seulement de transporter de l’électricité d’un point A à un point B, mais de combiner infrastructures énergétiques, de transport et zones industrielles le long d’un axe structurant qui traverserait le pays.
Le gouvernement congolais a récemment annoncé un projet ambitieux de corridor industriel estimé à 6 milliards USD, actuellement en étude de faisabilité. Ce corridor consisterait en la construction d’environ 3 100 km d’autoroutes modernes à travers 10 provinces, reliant 20 villes clés dont la périphérie de Kinshasa. Il comprendrait aussi la construction de 200 ponts et l’aménagement de 12 à 16 zones économiques spéciales (ZES) le long du tracé. Concrètement, l’itinéraire partirait de Kipushi (à la frontière zambienne dans le Haut-Katanga) jusqu’à Boma (Kongo Central), connectant ainsi les confins miniers de l’intérieur du pays à l’océan Atlantique via le port en développement de Malela. Un tel axe aurait pour vocation de désenclaver les localités intérieures et de révolutionner la logistique nationale en réduisant de 40 % les temps de transport sur cet axe. Surtout, selon le ministère de l’Industrie, ce corridor serait « un levier majeur pour l’industrialisation, l’intégration territoriale et le développement des petites et moyennes entreprises » en RDC.
Inga 3 peut jouer un rôle central dans cette vision. D’une part, le tracé du corridor passant par le Kongo Central pourrait faciliter la construction de lignes électriques longeant l’autoroute, distribuant l’énergie d’Inga 3 aux provinces traversées. Chaque zone économique spéciale créée le long du corridor pourrait ainsi bénéficier d’un accès direct à une électricité fiable, ce qui est un prérequis pour attirer des usines et investisseurs. D’autre part, la disponibilité de l’énergie pourrait favoriser le développement de pôles industriels régionaux au niveau de ces ZES : par exemple un pôle agro-industriel dans une province agricole, un pôle métallurgique près des mines du Katanga, un pôle de manufacture de biens de consommation près de Kinshasa, etc. Le corridor deviendrait une véritable colonne vertébrale économique de la RDC, où routes et électricité ouvrent la voie à de nouvelles activités tout le long de son parcours.
Cette approche s’inscrit également dans une dynamique régionale. Le corridor industriel interne se connecte au corridor de Lobito (Angola–RDC–Zambie) qui intéresse vivement les partenaires internationaux. Le président Félix Tshisekedi a souligné que le corridor de Lobito n’est pas qu’une voie logistique d’exportation de minerais, mais bien un « moteur de transformation économique et sociale » pour les pays concernés. Inga 3 est donc perçu comme un creuset de résilience pour maximiser le potentiel de ce corridor régional. En effet, l’électricité d’Inga pourrait alimenter les opérations minières en Zambie et en RDC le long du chemin de fer Lobito, dont la rénovation attire des financements internationaux. Le soutien conjoint de partenaires tels que la BAD, l’AFC, l’UE et les États-Unis au corridor de Lobito vise justement à réaliser tout le potentiel économique de ces infrastructures intégrées.
Ainsi, Inga 3 pourrait devenir plus qu’un barrage : l’épicentre d’un vaste corridor de développement interprovincial, connectant provinces et pays, et impulsant une croissance équitable. En reliant l’électricité aux routes, aux chemins de fer, aux ports et aux zones industrielles, la RDC multiplierait l’impact de chaque investissement. Cette vision intégrée du développement durable renforcerait l’unité économique du pays (désenclavement des provinces) tout en améliorant sa connectivité avec les marchés régionaux et mondiaux.
Renforcer les institutions et le capital humain pour soutenir l’investissement
Le succès d’Inga 3 ne dépend pas seulement des investissements financiers et physiques, mais aussi de la qualité des institutions et des ressources humaines mobilisées. Un projet de cette envergure exige une gouvernance irréprochable, une coordination efficace et des compétences techniques pointues – autant de domaines où la RDC doit monter en puissance pour tirer pleinement parti d’Inga 3.
Sur le plan institutionnel, il est primordial de clarifier le cadre de gouvernance du projet. La création en 2018 de l’Agence pour le développement et la promotion de Grand Inga (ADPI-RDC) a été un pas dans cette direction. Il faut maintenant s’assurer que cette agence dispose des mandats, des ressources et de l’autonomie nécessaires pour piloter Inga 3 de manière transparente et professionnelle. Les rôles respectifs de l’ADPI, du ministère de l’Énergie, de l’entreprise publique SNEL et des éventuels partenaires privés doivent être clairement définis pour éviter les conflits de compétences. Toute interférence politique arbitraire dans les décisions techniques ou contractuelles doit être proscrite : le projet doit être géré avec rigueur et dans l’intérêt général. À cet égard, la remarque de Bob Mabiala, directeur de l’ADPI, est éclairante : « Poser des bases techniques et de gouvernance solides et obtenir le soutien des communautés sera essentiel pour relever ce défi » d’Inga 3. Le renforcement des capacités administratives, comptables et juridiques de l’État congolais autour de ce projet est un passage obligé pour prévenir la corruption, contrôler les coûts et respecter les normes environnementales et sociales.
Une attention particulière doit être portée à la viabilité financière et contractuelle du projet. Le recours à un partenariat public-privé (PPP) pour Inga 3, envisagé de longue date, implique de négocier des contrats équilibrés avec les développeurs et les acheteurs d’électricité. L’État doit se faire conseiller par des experts indépendants pour s’assurer que les clauses tarifaires, les garanties de performance et de risques partagés ne léseront pas les intérêts du pays. Par exemple, des gardes-fous pourraient être intégrés pour éviter un endettement excessif de la RDC en cas de dépassement de budget ou de retard, comme cela a été craint par le passé. De même, des obligations de desserte domestique (quota d’énergie pour le réseau national) pourraient être inscrites dans les accords avec tout preneur étranger d’électricité. La transparence dans l’attribution des marchés liés à Inga 3 et dans l’utilisation des fonds (qu’ils proviennent de bailleurs, de l’État ou des revenus du projet) sera cruciale pour instaurer la confiance et l’adhésion de la population.
En parallèle, l’amélioration du capital humain doit accompagner le développement d’Inga 3. La RDC dispose d’ingénieurs, de techniciens et de main-d’œuvre prête à contribuer, mais l’ampleur technologique du projet nécessitera probablement un appui en formation. Des partenariats pourraient être noués avec des universités et écoles d’ingénieurs (congolaises ou étrangères) afin de former une nouvelle génération de spécialistes en hydroélectricité, génie électrique, gestion de grands ouvrages, etc. Les expériences brésilienne et chinoise (détaillées ci-dessous) montrent que ces pays ont investi massivement dans la formation de leurs experts pour maîtriser leurs grands barrages. De même, un programme de formation professionnelle pourrait cibler les jeunes des communautés locales autour d’Inga, pour les qualifier aux emplois engendrés par le chantier (maçons, soudeurs, électriciens, géomètres…) et par les activités induites (maintenance, exploitation touristique du site, pêche améliorée grâce au réservoir, etc.). Cet investissement dans le capital humain garantira que les Congolais occupent les postes clés non seulement pendant la construction, mais aussi pendant l’exploitation du barrage sur les décennies à venir.
Enfin, le développement institutionnel implique aussi un accompagnement social. Renforcer les institutions, c’est également veiller à l’application des lois et normes protectrices des communautés et de l’environnement. Les autorités devront améliorer les mécanismes de consultation locale et de règlement des plaintes. Les populations affectées par le projet (déplacées par le réservoir, ou impactées par les travaux) doivent être pleinement intégrées aux plans de développement local – le programme financé par la Banque mondiale qui vise 100 communautés autour d’Inga en est une première étape positive. À l’avenir, des institutions fiables devront superviser le versement des compensations, la réinstallation des ménages, le suivi environnemental du fleuve et de la biodiversité. C’est à ce prix que le projet Inga 3 pourra prétendre au label de développement durable et inclusif, en conjuguant efficacité économique, équité sociale et soutenabilité environnementale.
S’inspirer des réussites internationales en Chine et au Brésil
La RDC peut puiser de précieux enseignements dans l’expérience d’autres pays ayant mené de grands projets hydroélectriques, notamment la Chine et le Brésil, afin de reproduire les recettes du succès et d’éviter les écueils rencontrés ailleurs. Ces exemples montrent comment un barrage de classe mondiale peut s’intégrer à une stratégie de développement local durable.
En Chine, le gigantesque barrage des Trois Gorges (22 500 MW) illustre l’impact qu’un mégaprojet hydroélectrique peut avoir sur l’économie régionale. Construit sur le fleuve Yangtsé et mis en service dans les années 2000, il a permis d’accroître fortement la production électrique du pays (plus de 84 TWh par an) tout en réduisant la dépendance au charbon d’environ 50 millions de tonnes par an. Surtout, les Trois Gorges ont été un vecteur de développement d’une région intérieure de la Chine, traditionnellement en retard par rapport aux provinces côtières plus industrialisées. En retenant l’eau, le barrage a régulé le débit du Yangtsé et amélioré la navigabilité du fleuve : désormais, des cargos de 10 000 tonnes peuvent remonter jusqu’au Sichuan, ouvrant cette vaste zone au commerce fluvial et à l’implantation d’entreprises le long du cours d’eau. Parallèlement, la création du grand réservoir a stimulé le développement de la pêche et du tourisme dans la région, y compris en dehors de la saison sèche. Des villes comme Chongqing, en amont, ont vu leur croissance facilitée par l’amélioration du transport fluvial et l’accès à une énergie abondante. Certes, le projet chinois a eu des coûts sociaux et environnementaux importants (déplacement de plus d’un million de personnes, submersions de terres), mais Pékin a accompagné cela de vastes programmes de relogement et de reboisement, tout en tirant parti de l’ouvrage pour dynamiser l’économie locale. L’émergence de nouveaux pôles urbains et industriels aux abords du barrage témoigne de l’effort de la Chine pour transformer un chantier pharaonique en tremplin pour l’économie régionale. La leçon pour la RDC est qu’un grand barrage peut servir de noyau à une stratégie de développement territorial : amélioration des transports, promotion de nouvelles filières (tourisme, pêche, logistique) et réduction des disparités régionales.
Au Brésil, l’exemple du barrage d’Itaipu est souvent cité comme un modèle de retombées économiques durables. Mis en service en 1984 sur le fleuve Paraná, à la frontière entre le Brésil et le Paraguay, Itaipu (14 000 MW) a longtemps été la plus puissante centrale hydroélectrique du monde. Sa construction a reposé sur un partenariat binational innovant entre deux pays aux intérêts distincts, expérience dont la RDC pourrait s’inspirer pour d’éventuelles coopérations régionales. Du côté brésilien, Itaipu a fourni pendant des décennies environ 15 % de l’électricité du pays, jouant un rôle clé dans l’industrialisation du sud du Brésil et l’approvisionnement des mégapoles comme São Paulo. Du côté paraguayen, l’impact a été encore plus spectaculaire : le Paraguay tire d’Itaipu jusqu’à 75 % de son électricité, ce qui dépasse de loin ses besoins internes actuels. Cela place le pays dans une situation de «bonus énergétique», lui offrant l’opportunité d’utiliser cette électricité excédentaire comme levier de développement. Aujourd’hui, le Paraguay envisage grâce à Itaipu de diversifier son économie en attirant des industries électro-intensives et en misant sur des productions émergentes comme l’hydrogène vert, l’ammoniac vert ou l’acier «vert» (décarboné) destinés à l’exportation. La disponibilité d’une énergie renouvelable abondante, combinée à un cadre incitatif pour les investisseurs, a fait du Paraguay une terre d’opportunités pour des projets industriels alignés sur la transition énergétique mondiale. Itaipu a également impulsé un développement local autour de son réservoir : la région de Ciudad del Este et Foz do Iguaçu est devenue un pôle touristique et commercial florissant (grâce notamment aux chutes d’Iguaçu à proximité et aux initiatives environnementales d’Itaipu pour préserver la biodiversité du site). Le barrage a financé des programmes sociaux, des passerelles transfrontalières, et a permis au Paraguay d’améliorer ses finances publiques via la vente de l’électricité excédentaire au Brésil. L’expérience d’Itaipu démontre qu’un grand barrage peut être géré de façon à servir deux pays tout en promouvant le développement local : l’important est d’assurer une distribution équitable de l’énergie produite et des revenus générés, ainsi qu’un investissement dans des secteurs d’avenir (agro-industrie, hydrogène, etc.) rendus possibles par la disponibilité électrique.
En résumé, ces exemples internationalement reconnus soulignent qu’Inga 3 ne doit pas être pensé comme un simple producteur de mégawatts, mais comme un catalyseur de développement multisectoriel. La Chine et le Brésil ont su intégrer leurs barrages dans une vision de long terme, en combinant énergie, transport, industrialisation, et programmes sociaux. La RDC peut adapter ces leçons à son contexte : par exemple, en négociant intelligemment l’exportation de tout surplus d’énergie d’Inga 3 pour financer des projets locaux (à l’image du Paraguay), ou en utilisant la construction d’Inga pour renforcer l’intégration nationale (à l’image de la Chine reliant ses provinces intérieures). Bien sûr, chaque pays a ses spécificités, mais l’idée directrice est qu’une infrastructure hydroélectrique majeure peut et doit avoir des retombées locales durables bien au-delà de sa fonction première de production électrique.
Coordonner efficacement les parties prenantes nationales et internationales
Une dernière condition, et non des moindres, pour qu’Inga 3 devienne un vecteur de développement durable et inclusif, est d’assurer une coordination exemplaire entre toutes les parties prenantes, qu’elles soient congolaises ou étrangères. Vu l’ampleur du projet, de nombreux acteurs seront impliqués : gouvernement central, autorités provinciales, entreprises publiques (comme la SNEL), partenaires financiers internationaux (Banque mondiale, Banque africaine de développement, etc.), entreprises privées (potentielles concessionnaires du barrage ou clientes de l’électricité), sans oublier les communautés locales et la société civile. Aligner les intérêts et les efforts de tous ces acteurs est indispensable pour éviter les blocages et maximiser l’impact positif du projet.
Au niveau national, le gouvernement devra jouer un rôle de chef d’orchestre. Il s’agira d’abord de maintenir une volonté politique constante en faveur d’Inga 3, au-delà des changements de mandatures ou des rivalités institutionnelles. Les ministères sectoriels (Énergie, Finances, Infrastructures, Industrie, Environnement, etc.) doivent coordonner leurs actions et communications. Par exemple, le ministère de l’Industrie aura son mot à dire pour l’application de quotas d’intrants locaux ou la création de zones économiques le long des lignes électriques, tandis que le ministère de l’Environnement veillera au respect des normes sociales et écologiques. Les provinces directement concernées – le Kongo Central pour le site du barrage, mais aussi les provinces où passeront les lignes de transport ou le corridor industriel – doivent être associées à la planification. Une concertation régulière avec les autorités provinciales permettra d’identifier les projets locaux complémentaires (routes d’accès, raccordement des villes secondaires, etc.) à greffer sur Inga 3.
Impliquer les communautés locales est également un facteur de réussite : leur consentement et leur adhésion sont nécessaires pour éviter conflits et sabotages. Cela passe par des consultations publiques sincères, la prise en compte des préoccupations (par exemple sur la relocalisation des villages affectés, l’indemnisation des pêcheurs en cas de baisse des poissons, etc.) et la garantie que ces populations bénéficieront en retour d’avantages concrets (emplois, programmes de développement communautaire, accès prioritaire à l’électricité). Une coordination étroite avec la société civile congolaise (ONG, églises, associations) permettra de diffuser l’information de façon transparente et de renforcer le contrôle citoyen sur le projet.
Au niveau international, la RDC devra habilement coordonner ses partenaires techniques et financiers. Le financement d’Inga 3 est envisagé par étapes et impliquera sans doute un consortium de bailleurs aux intérêts divers (Banque mondiale, BAD, banques chinoises ou occidentales, fonds arabes, etc.). Il est crucial de mettre en place une structure de coordination (par exemple une plateforme commune des bailleurs sous l’égide du gouvernement) pour éviter la duplication des études, harmoniser les exigences et suivre l’exécution du projet selon un calendrier unifié. La Banque mondiale a repris son appui en misant sur une approche par étapes, avec un accent initial sur les communautés locales. D’autres partenaires pourraient financer les composantes ultérieures (barrage principal, lignes de transport régionales…). Il faudra veiller à ce que tous travaillent en synergie, avec une vision commune des objectifs de développement durable du projet.
La coordination internationale concerne aussi les pays voisins et clients potentiels de l’électricité d’Inga 3. Historiquement, un traité avait été signé pour exporter une partie de l’énergie d’Inga 3 vers l’Afrique du Sud, grand consommateur régional. D’autres pays de la SADC (Zambie, Angola, Namibie, etc.) pourraient également être desservis via des interconnexions. Plutôt que de négocier séparément avec chacun, la RDC gagnerait à inscrire ces discussions dans un cadre multilatéral, par exemple via le Southern African Power Pool, afin d’optimiser l’intégration régionale et d’assurer des engagements coordonnés d’achat d’énergie. En parallèle, ces accords doivent tenir compte des besoins internes de la RDC pour éviter, comme mentionné, que l’export prime sur l’électrification nationale. Une coordination diplomatique soutenue sera nécessaire pour que les partenariats régionaux autour d’Inga 3 soient équilibrés et profitent à tous les partis.
En somme, gouvernance et coordination vont de pair. La complexité d’Inga 3 exige une planification fine et une communication transparente entre les multiples acteurs. Des comités de pilotage mixtes (État-bailleurs-privés-communautés) pourraient être institués pour suivre les progrès, identifier rapidement les obstacles et y remédier de manière concertée. Cette coordination efficace est la condition sine qua non pour que chaque composante du projet (financement, technique, sociale, environnementale) avance harmonieusement vers le même but : faire d’Inga 3 un succès collectif pour la RDC.
Conclusion : Électrifier un avenir durable et inclusif pour la RDC
Inga 3 représente un tournant historique pour la République démocratique du Congo. S’il est mené avec rigueur, vision et inclusion, ce projet hydroélectrique pourrait non seulement éclairer des millions de foyers, mais aussi alimenter la croissance économique dans tout le pays et au-delà. Pour que ce scénario positif se réalise, il ne suffit pas de construire un barrage : il faut construire un véritable projet de société autour d’Inga 3. Cela implique de lever les blocages du passé par une gouvernance transparente et responsable, d’ancrer le projet dans le tissu économique local par des intrants et emplois nationaux, de diriger l’énergie produite vers les besoins congolais – industries naissantes, services publics, PME, ménages – tout en développant les infrastructures de distribution adéquates. Il s’agit également de connecter Inga 3 à une vision plus large de corridor de développement reliant les provinces et les pays voisins, afin que chaque kilowatt produit devienne un vecteur d’intégration territoriale et régionale.
Les exemples de la Chine et du Brésil démontrent que les bénéfices d’un grand barrage se mesurent sur le long terme et à l’aune de son intégration dans l’économie locale. Inga 3 peut et doit devenir pour la RDC ce qu’Itaipu a été pour le Paraguay ou les Trois Gorges pour la Chine : un moteur de résilience et de prospérité. La condition ultime est de faire converger toutes les volontés – décideurs nationaux, partenaires internationaux, secteur privé, communautés – vers cet objectif commun. Une coordination efficace, une répartition équitable des retombées et une vision de développement durable partagée seront les clés pour qu’Inga 3 électrifie véritablement le développement de la RDC, dans toutes ses dimensions.
Dr John M. Ulimwengu