C’est la faute au système, voilà un jugement à l’emporte-pièce que le lecteur attentif découvre à travers plusieurs publications d’intellectuels-politiciens ayant collaboré avec plusieurs régimes politiques depuis l’indépendance de notre pays jusqu’à ces jours. D’autres, faute de publications, font des déclarations contre les régimes une fois être en dehors du pouvoir. Ces publications et ces déclarations soulèvent certaines interrogations relatives à la responsabilité du système. Combien ont eu le courage de démissionner pour manifester leur désaccord avec un système politique non conforme à leurs convictions ? Est-il possible qu’un système politique fonctionne sans acteurs, surtout intelligents et compétents de surcroît ?
Quoi qu’il en soit, l’acteur garde toujours une marge de liberté quel que soit le système politique, relève Michel Crozier dans son livre L’acteur et le système. De plus, le jeu politique n’est pas un jeu à somme nulle. En d’autres termes, l’acteur politique peut, à tout moment, quitter le système quand il ne trouve pas son compte. S’il ne démissionne pas, il est clair qu’en faisant un calcul de coût et bénéfice, il gagne plus qu’il ne perd. Dès lors, il devient peu convaincant s’il affirme que le système politique est seul responsable du drame congolais. Au lieu de se dérober, l’intellectuel devenu homme politique devrait assumer ses échecs et ses responsabilités dans l’incompétence du régime politique qu’il a servi.
A la prise du pouvoir par Laurent Désiré Kabila le 17 mai 1997, les mêmes intellectuels qui ont servi le régime du président Mobutu réapparaissent sur la scène politique tout en dénonçant les méfaits du régime déchu. Leur objectif ? S’attirer les grâces présidentielles, sans avoir le courage de dénoncer le système politique qui était en train de se mettre en place sous la tutelle du Rwanda et de l’Ouganda. Et l’arrivée de Joseph Kabila au pouvoir, après l’assassinat de Laurent Désiré Kabila, n’a pas changé la donne. Ces mêmes intellectuels ont qualifié Laurent Désiré Kabila de dictateur et se sont vite retrouvés dans l’entourage du jeune Président Joseph Kabila sur recommandation des Présidents Paul Kagame du Rwanda et Museveni de l’Ouganda, des milieux d’affaires et des puissances occidentales. Et la série continue.
En vérité, l’avis du feu professeur Justin Kankwenda est partagé par la grande partie des congolais quand, dans son article sur «les responsabilités des élites et des intellectuels dans l’économie politique de la prédation au Congo», il souligne que devant l’insécurité humaine dans laquelle les populations congolaises vivent depuis des années, celles-ci accusent aussi leur intelligentsia. Cette dernière a collaboré à la déchéance du pays et à la misère de son peuple. Les populations en attendaient sans doute une lumière qui les éclaire et les conduise vers des lendemains radieux, vers la prospérité. L’intelligentsia n’a aspiré qu’à se faire intégrer dans les rouages du pouvoir, participant au jeu de prédation du leadership politique, comme plein acteur ou comme instrument de gouvernance de prédation par d’autres. En fait, l’institutionnalisation du pillage des ressources collectives du pays se fait au seul bénéfice des détenteurs du pouvoir dans leurs rouages stratégiques, et cela en alliance avec certaines instances aussi bien internes qu’externes.
Peut-on être intellectuel et politique à la fois ?
Depuis 1974, un débat a été lancé dans les milieux académiques et culturels sur le rôle l’intellectuel et du politique dans la société congolaise. Suscité par l’entrée de l’intellectuel dans l’arène politique tout en justifiant son statut d’homme science, ce débat met en lumière la confusion qui est entretenue par les médias congolais. Bref, certains intellectuels mettent en exergue leurs titres académiques au lieu de privilégier la fonction politique qu’ils occupent : Ministre professeur surtout quand ils signent des décrets ministériels. Et la confusion s’est installée dans les milieux scientifiques et universitaires quand certains membres des institutions publiques et politiques convoitent de professeur d’université en s’enragent pour obtenir le titre de docteur en défendant des thèses de complaisance.
Il faut dire ici que ce débat importé de l’Occident concerne les élites passées par le système d’enseignement occidental hérité de la colonisation. Les populations congolaises n’y comprennent rien ou sont désintéressées. D’ailleurs, elles ne savent même pas ce qui différencie l’homme politique de l’intellectuel.
Loin d’ignorer l’influence occidentale dans ce débat, deux penseurs congolais servent des guides. En effet, en leur temps, les professeurs V.Y. Mudimbe et Georges Ngal avaient déjà commencé le débat à l’Université de Lubumbashi dans la province du Katanga (Shaba) à travers leurs deux romans : Entre les eaux, Dieu, un prêtre, la révolution pour V.Y. Mudimbe et Giambatista Viko ou Le viol du discours africain pour Georges Ngal.
Dans son article sur «Les intellectuels zaïrois» (congolais), publié dans la Revue Zaïre Afrique n°88 d’octobre 1974, le professeur V.Y Mudimbe définit l’intellectuel comme «toute personne instruite, cultivée, qui, par penchant ou par profession, s’adonne à des tâches impliquant un appel constant à l’esprit.» De son côté, le professeur Ngal, dans un article «La position des intellectuels zaïrois», précise l’idée qu’il se fait de l’intellectuel autour de trois éléments. Le premier se caractérise par ce qu’il appelle «conscience de la société». Un intellectuel se définit d’abord par référence à une société donnée. Le deuxième qui définit l’intellectuel c’est sa capacité de réflexion critique à l’égard de la société, capacité de pouvoir penser sa société. Troisième élément pour le professeur Ngal, la capacité de réflexion critique à l’égard de la société doit pouvoir être exprimée, traduite à la conscience de la communauté. En d’autres termes, il doit exprimer librement.
Par rapport à ces définitions de professeurs V.Y. Mudimbe et Georges Ngal, le professeur Mvuezolo Mikembi, dans un article provocateur sous le titre «La LOPEMA (Longues et Pénibles Maladies) de l’intellectuel zaïrois (congolais) actuel» publié en 1996, catégorise en trois groupes, partant des avis recueillis et se basant sur le degré de compromission politique les intellectuels zaïrois actuels.
Le premier groupe est constitué d’intellectuels fossiles et bouche-trous. Ceux-ci, caressant leur diplôme, ruminent sans cesse le même acquis. Magnifiés par les médias officiels, acquis peu ou prou au matérialisme, ils servent généralement de mégaphone à certains caciques du pouvoir.
Le deuxième groupe est constitué d’intellectuels arrivistes et opportunistes. Ceux-ci, avant d’être cooptés politiquement font beaucoup de bruit autour d’eux soit par leur analyse froide des situations présentes, soit par leurs prises de position branchée en public. Mais aussitôt au pouvoir, ils deviennent improductifs. Bien plus, s’abreuvant à la source de leurs parrains politiques, ils retournent leur casaque en reconduisant les erreurs de ces derniers.
Le troisième groupe est constitué d’intellectuels intègres et aguerris, qui au prix de mille et un sacrifices, réfléchissent à leurs propres convictions par rapport au temps présent, transcendent les vicissitudes de leur existence pour orienter le génie créateur du peuple vers les tâches véritables du développement. Ces prises de positions d’intellectuels congolais soulèvent la question des relations entre l’intelligentsia congolaise et le pouvoir politique. C’est cette question que le professeur Kasereka Kavwahirehi analyse dans son ouvrage L’Afrique, entre passé et futur, L’urgence d’un choix public de l’intelligence.
Dans un des chapitres de son ouvrage, Philosophie et pouvoir politique en Afrique ou comment l’intellectuel peut influer sur l’ordre social, le professeur Kasereka part de l’ouvrage du philosophie congolais P. Ngoma Binda dont il décortique la pensée face aux réalités politiques. Selon Ngoma Binda, «comme tout citoyen, le philosophe est obligé de confier au pouvoir politique une large part de son droit et de son pouvoir de gestion de sa propre destinée. Mais il n’est pas libre de laisser le pouvoir politique gérer à sa guise sa destinée ni celle d’une tranche entière de l’humanité tout entière. C’est la raison ultime qui fonde la détermination à réfléchir sur la politique, et qui justifie toute volonté saine d’entrer en politique».
Cette position du philosophe congolais Ngoma Binda, est opposée par le professeur Kasereka à celle d’un écrivain américain Jeffrey Goldfarb dans son essai Civility et Subversion, The intellectuel in democratic sociéty. Pour l’américain, «le rôle majeur de l’intellectuel dans la société est de subvertir les consensus complaisants, d’encourager un débat libre sur les problèmes complexes de la société et non de consolider une quelconque idéologie qui empêche les gens d’exercer librement leurs facultés critiques pour les maintenir dans la minorité. Autrement dit, la tâche de l’intellectuel est d’essayer de penser le monde, contribuer à ménager l’espace du débat démocratique, garder une fonction de vigilance morale et politique, en somme, de prémunir contre la démission humaine.»
Il est clair que le rôle de l’intellectuel est de rechercher la vérité et celui du politicien est de rechercher le pouvoir. A ce sujet, les réflexions du sociologue allemand Max Weber et du philosophe et sociologue français Raymond Aron démontrent que «la vocation de la science est inconditionnellement la vérité. Le métier de politicien ne tolère pas toujours qu’on la dise». En d’autres termes, l’intellectuel est un théoricien tandis que le politicien est un homme d’action. Et Raymond Aron d’ajouter : «On ne peut pas être en même temps homme d’action et homme d’études, sans porter atteinte à la dignité de l’un et de l’autre».
Pour Jeffrey Goldfarb, «la politique est toujours comprise comme étant plus liée à la persuasion qu’à la vérité. C’est une illusion de penser qu’une bonne compréhension de l’histoire aura une incidence automatique sur les questions politiques ou sociales. La finalité de l’intervention intellectuelle est d’informer le débat public et la décision politique. On sait qu’il y a une séparation entre la sphère de la recherche intellectuelle et la sphère de l’action politique bien qu’elles soient reliées de façon problématique. Les problèmes politiques sont résolus non pas lorsque l’intellectuel s’en vient avec des réponses théoriques mais à travers les concessions compliquées, les compromis et le consensus.»
De même, le politologue américain Murray Edelman, dans son livre Pièces et règles du jeu politique, souligne que les théoriciens, qui accèdent au pouvoir, ne survivent qu’en prenant des mesures qui reflètent les possibilités structurelles des situations où ils sont placés. Le politicien est et reste un homme d’action. La politique est action et l’action tend à la réussite, celle-ci exigeant parfois le recours à des moyens moralement répréhensibles.
Le Prince, s’interrogeait déjà Machiavel en son temps, doit-il renoncer au succès ? Se salir les mains ? Sacrifier le salut de son âme au salut de la Cité ? Où s’arrêtera-t-il sur la voie qu’il ne peut pas ne pas emprunter? Quel mensonge refusera-t-il s’il précipite sa perte en avouant la vérité ?
En tout état de cause, les populations ne sont pas concernées par ce débat entre les élites ayant fréquentés les universités à l’occidentale. Ce que les congolais attendent est plus clair et plus simple : que celui qui a été à l’école occidentale tente de trouver les solutions aux problèmes de la République démocratique du Congo et d’offrir les conditions du bien-être à ses compatriotes. C’est dans cette logique que s’inscrit Abdellah Saaf, professeur d’Université au Maroc et Ministre de Sa Majesté Mohammed VI qui se définit lui-même comme un spectateur engagé. « Cela veut dire, être dedans et avoir la capacité de prendre la distance d’analyse ». (Abdellah Saaf, L’informel et le stratégique, in Le métier d’intellectuel, Dialogues avec quinze penseurs du Maroc, Les presses de l’université citoyenne, Casablanca, 2021.)
Nécessité d’entrer en politique par la grande porte
L’échec des intellectuels en politique est dû non seulement à la manière dont ils sont entrés dans l’arène politique congolaise mais aussi à la confusion entretenue entre deux rôles, celui de l’intellectuel et celui du politique. Pour parer à cette situation, les intellectuels doivent faire preuve d’ambitions et témoigner leurs convictions politiques. Ils doivent lutter pour la mise en place d’un système politique démocratique leur permettant d’arriver au pouvoir en étant démocratiquement élus, pour réaliser leurs objectifs. C’est à travers un tel système qu’ils peuvent occuper l’avant-scène politique plutôt que de servir de marchepied aux politiciens.
Pourquoi les intellectuels Congolais ne font-ils pas preuve d’ambitions pour occuper le poste de président de la République plutôt que de se contenter d’une fonction ministérielle ou d’un strapontin de conseiller dans un cabinet ? L’ex-président Mobutu n’avait-il pas raison d’afficher sa satisfaction parce que personne ne voulait briguer son poste de numéro un de la nation ?
Pourquoi les intellectuels Congolais entrent-il en politique pour défendre les intérêts de leurs amis étrangers au lieu de prendre leurs responsabilités et de défendre les intérêts de leurs pays sachant que la défense des intérêts nationaux ne remet pas en cause les relations amicales. Les hommes politiques américains nous offrent un exemple éloquent : tous les secrétaires d’Etat (ministres) –démocrates ou républicains – défendent avec acharnement les intérêts de leur pays face à ceux de leurs alliés européens et ils ne se gênent pas de le clamer tout haut.
Quant aux intellectuels congolais qui n’ont pas d’ambitions politiques, ils doivent jouer le rôle de pépinière d’idées qui alimentent le débat et permettent à la population et aux politiciens «professionnels» d’opérer un choix parmi les pistes de solutions qui leur sont proposées. Ils doivent aussi orienter leurs actions politiques, sinon se présenter en technocrates, venant en appui aux politiciens qui ont besoin de leurs connaissances. Loin d’être en opposition, le rôle de l’intellectuel et celui du politicien peuvent devenir complémentaires. Cette complémentarité suppose évidemment le respect mutuel car, sans intellectuel, la rénovation de la société est rapidement en panne et sans politicien, les idées des intellectuelles ne trouvent aucun écho au sein de la population est risquent d’être des feuilles mortes.
En entrant dans l’arène politique par la grande porte avec la maîtrise des problèmes de la société congolaise et la formulation des solutions à proposer, les intellectuels parviendront sans doute à relever deux défis. Le premier consiste à donner espoir à la population congolaise qui, bien qu’ayant tourné la page de la colonisation, se met doucement à regretter les bon vieux temps de la colonisation belge, souhaitant même une recolonisation du pays.
Le deuxième défis, c’est de remettre en cause les clichés selon lesquels les africains sont incapables de s’organiser ou de diriger des Etats modernes.
Freddy Mulumba Kabuayi
Politologue.