Alors que Goma, la principale ville du Nord-Kivu, est désormais sous le contrôle du M23, soutenu par le Rwanda, les tensions entre Kinshasa et Kigali se ravivent. Depuis janvier, la situation s’est intensifiée avec la reprise des offensives rebelles et l’implication croissante de forces extérieures. Dans ce contexte, la question d’une régionalisation du conflit, avec des implications pour la stabilité de la région des Grands Lacs, devient de plus en plus pressante. Pour mieux comprendre les enjeux de cette escalade, ses causes profondes et ses conséquences sur les populations civiles, Stéphanie Wolters, experte des dynamiques régionales en Afrique centrale, et chercheuse principale associée à l’ISS, décrypte les rapports de force entre la RDC, le Rwanda et les acteurs régionaux.
Le Point Afrique : La prise de Goma par le M23, le 26 janvier dernier, marque-t-elle un tournant dans la guerre à l’est de la RDC ?
Stéphanie Wolter : Chaque fois que Goma est tombée, l’équilibre des forces à l’est de la République démocratique du Congo a été profondément bouleversé. En 1996, la prise de la ville par l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila, avec l’appui du Rwanda et de l’Ouganda, a marqué le début de la chute du régime Mobutu. Deux ans plus tard, en 1998, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par Kigali, s’en est emparé, alimentant la deuxième guerre du Congo. En 2012, le M23 a brièvement occupé Goma avant de se retirer sous la pression internationale.
Chaque conquête de Goma modifie la dynamique du conflit, augmentant la pression sur Kinshasa et, dans certains cas, fragilisant également la position de Kagame. Aujourd’hui, le M23 poursuit son offensive, cherchant à étendre son contrôle sur l’est de la RDC. La situation est plus critique que jamais : soit des solutions sont trouvées pour désamorcer la crise, soit le conflit risque de prendre une tournure encore plus dramatique.
Quels sont les enjeux principaux de la rencontre entre Félix Tshisekedi et Paul Kagame le 8 février, et dans quelle mesure le droit international peut-il encore être un levier ?
L’urgence absolue est un cessez-le-feu. La situation humanitaire est critique. Le M23, son parrain rwandais et Kinshasa devraient revenir à la table des négociations sous l’égide du processus de Luanda et du président angolais João Lourenço.
Mais le contexte a radicalement changé. Depuis la dernière tentative diplomatique, aucun accord n’a été signé, les tensions se sont exacerbées et la crise a franchi un nouveau seuil de gravité. Luanda ne peut plus se contenter de demi-mesures : cette fois, il faut des engagements fermes et des solutions concrètes. Les discussions stériles ont assez duré. Sans décisions fortes, l’est de la RDC risque de sombrer dans un chaos encore plus profond.
Pourquoi les tensions entre la RDC et le Rwanda perdurent-elles depuis près de 30 ans malgré les accords de paix successifs ?
Jusqu’à présent, il n’y a jamais eu d’accord de paix direct entre la RDC et le Rwanda. Les tentatives de médiation ont existé à travers les processus de Kampala, de Luanda ou encore l’accord d’Addis-Abeba, mais aucun d’entre eux n’a réellement permis d’aborder les véritables enjeux du conflit.
On parle souvent de l’instabilité interne de la RDC : mauvaise gouvernance, fragilité des FARDC, prolifération des groupes armés? Certes, ces facteurs rendent l’est du pays incontrôlable et propice aux rébellions. Mais le cœur du problème n’a jamais été traité : les intérêts stratégiques du Rwanda et de l’Ouganda en RDC.
Le conflit en RDC doit-il être vu comme une guerre économique centrée sur les minerais, ou comme un enjeu stratégique lié aux conséquences du génocide rwandais de 1994 ?
Contrairement aux idées reçues, Kigali et Kampala n’ont pas besoin d’une guerre pour accéder aux ressources congolaises. Des réseaux bien établis leur permettent déjà d’en tirer profit depuis des années. L’intervention militaire dépasse donc la seule question économique. Le Rwanda a des ambitions territoriales claires à l’est de la RDC, et c’est une réalité qui a longtemps été éludée.
Un autre élément crucial est la question des droits des Tutsis congolais. Kinshasa n’a jamais réellement abordé cette problématique, laissant le Rwanda instrumentaliser cette communauté pour justifier ses interventions. Bien sûr, cela ne saurait excuser le soutien de Kigali à une attaque contre un État souverain, mais si l’on veut véritablement mettre fin à cette guerre, tous les acteurs doivent assumer leur part de responsabilité et repenser leur approche. Autrement, ce cycle de violences restera sans fin.
Quel est le rôle exact du Rwanda dans la résurgence du M23 depuis 2021 ?
Le rôle du Rwanda dans la réactivation du M23 est bien documenté dans les différents rapports des groupes d’experts des Nations unies. Selon ces analyses, Kigali a relancé ce mouvement rebelle en 2021, une décision qui semble avoir été motivée par des dynamiques régionales et des rivalités stratégiques.
À cette époque, l’Ouganda renforçait sa présence dans le nord-est de la RDC, notamment à travers une opération militaire conjointe avec Kinshasa contre les ADF (Forces démocratiques alliées) et la mise en place de plusieurs projets d’infrastructure, dont la construction de routes reliant l’Ouganda aux provinces congolaises. Cette influence grandissante de Kampala aurait été perçue comme une menace par le Rwanda, qui a alors cherché à affirmer son contrôle sur la région en soutenant le M23.
Depuis cette résurgence, le Rwanda est accusé de fournir au M23 un appui multiforme : déploiement de troupes, soutien logistique, financement, et armement. Cette implication a profondément modifié l’équilibre du conflit à l’Est de la RDC, exacerbant les tensions entre Kigali et Kinshasa et aggravant une crise sécuritaire qui perdure depuis des décennies.
Je ne pense pas que la taille du pays ou sa diversité soient les principales raisons de la situation actuelle. Le gouvernement de Kinshasa a eu tendance à ignorer les événements à l’Est, se contentant souvent de laisser les choses se dérouler. Cette indifférence vient, en partie, de la concentration du pouvoir politique à Kinshasa, où les préoccupations internes et les luttes de pouvoir ont pris le pas sur les questions régionales.
Quel impact ont les choix politiques de Kinshasa et les ambitions géopolitiques du Rwanda sur l’escalade du conflit ?
Je pense que le gouvernement de Tshisekedi, par exemple, a joué avec le conflit, particulièrement pendant la campagne électorale de 2023, en refusant de dialoguer avec le M23 et en insistant pour que la Monusco quitte le pays. Cette stratégie visait à focaliser l’opinion publique sur le Rwanda comme l’ennemi principal.
Cela lui a permis de mobiliser des voix, bien que l’on puisse reconnaître qu’une part de vérité existe : les Rwandais sont effectivement impliqués avec le M23. Cependant, au lieu d’adopter une approche plus constructive et sérieuse, qui aurait permis de réduire les hostilités, Tshisekedi a opté pour une stratégie populiste. Il aurait été préférable de trouver une solution qui ne soit pas utilisée à des fins politiques. En parallèle, il y a le Rwanda, qui refuse de jouer le jeu des négociations.
Si l’on se penche sur la reprise des discussions entre Kinshasa et Kigali en 2024, on constate que, après sa victoire électorale, le président Tshisekedi s’est davantage concentré sur la diplomatie. Le temps perdu à cause des élections et de la manipulation politique aurait pu être mieux utilisé. Le Rwanda, de son côté, essaie d’expliquer ses préoccupations sécuritaires, justifiées par la présence des FDLR, un groupe qu’ils jugent dangereux.
Mais là encore, la question des FDLR est politisée. Bien que ce groupe ait été affaibli par des campagnes militaires et le retour volontaire de certains de ses combattants, cela fait maintenant 30 ans qu’ils sont présents en RDC. Leur capacité à nuire à la sécurité du Rwanda est désormais quasi inexistante, mais cette question continue d’être exploitée à des fins politiques.
N’est-il pas paradoxal que Kinshasa lutte contre le M23 en s’appuyant sur des milices accusées de crimes de guerre ? Quelles en sont les conséquences pour le conflit et la crédibilité du gouvernement ?
Dans son combat contre le M23, le gouvernement de la RDC a choisi de s’allier avec des groupes armés aux antécédents troublants, connus pour leurs violations des droits humains et leurs exactions contre la population congolaise. Cette approche, à la fois cynique et dangereuse, pose plusieurs problèmes majeurs. D’abord, elle met en lumière une absence de contrôle sur ces forces irrégulières, rendant la situation encore plus chaotique. Ensuite, elle expose Kinshasa à des accusations de complicité avec des acteurs jugés moralement et juridiquement inacceptables. Enfin, elle soulève une question cruciale : une fois la guerre terminée, comment gérer ces groupes armés ? Leur maintien en activité constituerait une menace persistante pour la stabilité du pays, et leur désarmement s’annonce comme un défi redoutable.
Cette stratégie révèle aussi les faiblesses structurelles des FARDC. Malgré cette tentative de renforcement, les résultats restent mitigés. La prise de Goma et la progression vers Bukavu n’ont pas permis d’endiguer la crise et risquent même d’exacerber les tensions. En conséquence, la crédibilité du gouvernement est sérieusement entachée, y compris auprès de ses partenaires internationaux, qui peinent à comprendre ses choix stratégiques et militaires.
Comment analysez-vous le rôle de la SADC et de la Communauté des États de l’Afrique de l’Est face à la situation actuelle en Afrique de l’Est, ainsi que l’inaction souvent reprochée à l’Union africaine, et le silence des multinationales malgré leurs intérêts économiques dans la région ?
Le rôle des organisations régionales, notamment la Communauté d’Afrique de l’Est (EAC) et la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), est également sujet à critique. L’EAC, sous l’impulsion de l’ancien président kényan Uhuru Kenyatta, a largement sous-estimé la complexité du conflit et surtout le rôle du Rwanda. En croyant pouvoir régler la crise du M23 en six mois, elle a fait preuve d’un optimisme déconnecté de la réalité du terrain.
La SADC, quant à elle, a sous-estimé la puissance militaire du M23 ainsi que l’ampleur du soutien rwandais. Son intervention est d’autant plus compliquée que la coopération avec les FARDC se révèle difficile, ces dernières étant elles-mêmes liées à des groupes armés, tels que les Wazalendo et les FDLR. Cette situation rend toute stratégie militaire incertaine et limite considérablement l’efficacité des opérations de la SADC. De plus, cette mission semble strictement militaire, sans véritable approche politique. En témoignent les derniers communiqués de l’organisation, où aucune mention n’a été faite du rôle du Rwanda.
L’intervention de la SADC suscite également une forte opposition en Afrique du Sud, où de nombreuses voix s’élèvent contre l’engagement du pays dans ce conflit. Ce mécontentement complique davantage la marge de manœuvre de l’organisation régionale.
L’Union africaine, pour sa part, est restée largement absente de la gestion de cette crise. Son manque d’implication est frappant, et aucune initiative sérieuse n’a été mise en place pour tenter de résoudre le conflit. Toutefois, avec l’élection imminente d’un nouveau commissaire à la tête de la Commission africaine, il est possible que l’organisation adopte une approche plus proactive et moins complaisante envers Kigali.
Concernant le rôle des multinationales, la question semble marginale dans cette crise. La zone de guerre actuelle est principalement exploitée par des mineurs artisanaux, tandis que les grandes compagnies minières opèrent surtout au Katanga. Certes, ces multinationales devraient s’interroger sur l’origine des minerais qu’elles achètent, mais, en réalité, il est peu probable qu’elles prennent des mesures concrètes dans ce sens. Ce n’est tout simplement pas leur priorité.