À l’heure où il devient désormais évident que la République Démocratique du Congo (RDC) régresse, comment ne pas se poser la question du rôle de l’élite intellectuelle au sein de la société congolaise caractérisée, depuis ces trois dernières décennies, par un État défaillant ? Cette question revient toujours dans des discussions engagées sur les réseaux sociaux, au cours des conférences…à propos de la situation politique, économique, sociale et sécuritaire de la RDC, qui est en fait déplorable et rend difficile son émergence. Et quand on observe la conduite de cette crème intellectuelle, avec ses travers abjects, la déduction est vite faite : cette catégorie sociale est en perdition.
Mais de quelle élite intellectuelle s’agit-il ? Évidemment des lettrés, cette élite qui s’érige en souverain des idées et qui se considère comme détentrice du savoir, qualifiée pour poser, aborder les grands problèmes de la société congolaise. Ils sont écrivains, professeurs, chercheurs et experts : philosophes, sociologues, politologues, historiens, économistes, juristes, scientifiques…
Il suffit de lire leurs contributions aux discussions sur les réseaux sociaux (WatsApp, Threads, Facebook…), d’écouter leurs échanges lors d’une conférence ou à la radio, de regarder leurs débats à la télévision ou sur les chaînes You tube, l’on se rendra, vite, compte de la tragédie qui touche l’élite intellectuelle congolaise : elle est dépourvue de sens moral et éthique et incapable de jouer son rôle face à la perte des valeurs et des principes, face à la violation de la loi, même lorsque cela porte atteinte aux symboles de la nation et aux institutions de la République.
Les Congolais sont aujourd’hui embarqués dans une crise qui ne cesse de prendre de l’ampleur. Ce, au vu et au su de l’élite intellectuelle en panne de réflexion, incapable de dire la vérité au pouvoir politique. Une élite lobotomisée. Si tel n’est pas le cas, pourquoi ne réagit-elle pas, avec force et vigueur, aux sujets actuels qui préoccupent les Congolais : la guerre dans l’Est, le projet de balkanisation du pays, le projet du rapport Mapping publié par les Nations unies en 2010 , la qualité de l’enseignement, le chômage, le détournement de deniers publics, la faillite des entreprises, l’administration de l’État moribonde, le bien-être social de la population, la montée des comportements déviants, dont la mal gouvernance, la corruption, le tribalisme, le népotisme, l’injustice… érigés en système ? Motus et bouche cousue.
L’ÉCHEC D’UNE ÉLITE
Il ne fait aucun doute que l’élite intellectuelle congolaise reste assujettie au pouvoir politique et laisse ce dernier exercer son emprise sur la société. Et pourtant, son rôle est de critiquer la gestion de la vie sociale en dénonçant le manque de démocratie et de liberté, l’injustice sociale, la transparence dans la gestion des affaires publiques, des obstacles qui entravent la bonne marche du pays…
Politisée à outrance, on a l’impression que l’élite intellectuelle a oublié son rôle. Nous discutons, échangeons et produisons des idées objecteront-ils, sans doute. Mais produire des idées ne suffit pas toujours pour appartenir à l’intelligentsia : il faut être au sommet d’un certain type de savoir, avoir vocation de communiquer ses idées et exercer une influence. L’intellectuel se veut le médiateur entre la société et ce qui est supposé être au-delà d’elle et qui peut s’appeler la vérité. De ce fait, il parle au nom de ceux qui ne peuvent pas prendre la parole, muselés par la misère ou la peur, le repli sur soi ou par un apprentissage forcé de l’applaudissement. Il est celui qui s’élève contre l’ordre autocratique ou la domination étrangère. Son rôle se manifeste aussi dans la capacité de concevoir l’historicité future, c’est-à-dire d’anticiper sur la société et d’annoncer ce qu’elle doit être, et donc de critiquer inévitablement l’archaïsme de la domination sociale présente, de dénoncer la domination et l’injustice comme un désordre au cœur de la société.
Aujourd’hui, l’État congolais est faible, ou affaibli intentionnellement, par une classe politique faible, elle aussi, à tous les niveaux, et qui semble n’avoir aucune culture de l’État. Une classe politique incapable de mesurer le poids de la responsabilité qui lui est confiée et ne réalise à quel point elle porte préjudice aux valeurs et idéaux pour lesquels le peuple congolais s’est battu pour se libérer du joug colonial. Mais où est donc cette élite intellectuelle qui doit peser sur les orientations politico-socio-culturelles de l’ensemble de la collectivité, et œuvrer à la transformation sociale en appelant à un État plus national et plus centré sur la vie des citoyens ? Nulle part.
Force est de constater que la pensée s’est appauvrie en RDC. Les têtes pensantes ont disparu des laboratoires d’idées. Elles se tiennent à l’écart de questions cruciales et des grandes réflexions qui traversent la société congolaise, notamment les conditions de vie abominables de la population. Ce, à cause de leurs intérêts égoïstes. Elles font la fête, elles sont dans la jouissance. Le plaisir avant tout ! Infiltrées par le pouvoir politique, elles ne pensent qu’à elles et sont devenues amorphes. Étant un acteur majeur de la société congolaise, quelle est, par exemple, sa contribution pour une sortie de crise qui dure depuis trente ans dans l’Est du pays ? Aucune. Et pourtant, elle se plaît à débiter des calembredaines. Une désolation.
Ce n’est pas faire injure à l’élite intellectuelle congolaise que de dire qu’elle ne joue pas son rôle face à la classe politique, ni vis-à-vis du peuple et de la nation ; qu’elle n’est pas à mesure de s’acquitter de ses tâches car elle est prise dans l’engrenage de l’opportunisme… Elle doit le savoir parce qu’elle a échoué. De ce point de vue, cette caste est en danger de disparaitre.
Les Congolais n’ont point besoin d’une élite intellectuelle amorphe et dont la cupidité se dispute à la fourberie. Ils ont besoin d’une crème intellectuelle à même de leur apporter des solutions pour se tirer du bourbier dans lequel ils se trouvent actuellement.
« LA TRAHISONS DES CLERCS »
Le rôle d’un intellectuel n’est pas de produire des louanges (Djalelo) par la soumission contreproductive pour le pouvoir en contrepartie d’une distribution de la rente, mais d’émettre des idées constructives, selon sa propre vision du monde, par un discours de vérité pour faire avancer la société.
« La morale et les principes d’un intellectuel ne doivent en aucune façon devenir une sorte de boite de vitesse hermétiquement close, conduisant la pensée et l’action dans une seule direction. L’intellectuel doit voir du passage et disposer de l’espace nécessaire pour tenir tête à l’autorité, car l’aveugle servilité à l’égard du pouvoir reste dans notre monde la pire des menaces pour une vie intellectuelle active, et morale », écrit Edouard W. Saïd, universitaire américano-palestinien dans un de ses ouvrages majeurs : « Des intellectuels et du pouvoir » (Éditions du Seuil).
C’est « La trahison des Clercs » (Éditions Grasset), comme l’écrit à son tour le philosophe et écrivain français, Julien Brenda, qui voyait dans les parcours des intellectuels une propension à trahir leurs idéaux pour les positions sociales auprès des princes du moment.
Sans prétention à l’exhaustivité, certains intellectuels congolais ont été cooptés et nommés à des positions de pouvoir, d’autorité et d’influence dans la classe dirigeante. Mais qu’ont-ils fait substantiellement pour développer le pays ? Rien! La mal gouvernance et les antivaleurs règnent en maitre absolu. D’autres deviennent, tout juste, des faire-valoir, des valets et des laquets politiques au service du pouvoir et de la classe gouvernante au mépris des préoccupations, des aspirations, et des desiderata populaires.
BESOIN D’UN NOUVEAU SOUFFLE
L’élite intellectuelle, par le capital culturel dont elle dispose, et par le fait qu’elle n’a pas de base économique qui aliène son indépendance d’esprit, constitue une catégorie de personnes ayant la faculté et le loisir de s’attacher aux orientations sociétales et à des valeurs. Ce qui lui permet de se poser en conscience de la société et de pouvoir exercer un regard critique sur elle et le pouvoir.
Il est donc sidérant de constater à quel point l’élite intellectuelle congolaise manque à ses obligations ! L’éthique intellectuelle est bafouée, piétinée, plaquée depuis belle lurette. Elle est impliquée dans des polémiques primitives et des conflits insignifiants, s’abaissant plus bas que des béotiens.
C’est ainsi qu’elle a mis fin à tout modèle positif pouvant servir d’exemple pour les différentes franges de la société. Elle a tout détruit et permis aux opportunistes, aux détenteurs de l’argent (facile) et du pouvoir d’occuper le terrain.
L’élite intellectuelle congolaise, qui ignore – avec délectation- la cause du peuple, a besoin d’un nouveau souffle. Elle doit se remettre en cause. Son niveau est médiocre et ne répond à aucune norme d’excellence.
Robert Kongo (CP)

