Cet article analyse un phénomène paradoxal observé en République Démocratique du Congo : l’appréciation nominale du franc congolais (CDF) vis-à-vis du dollar américain, constatée entre 2024 et 2025, ne s’est pas accompagnée d’une baisse sensible des prix des biens et services sur les marchés intérieurs. Alors que la théorie économique suggère qu’un renforcement de la monnaie nationale devrait réduire les coûts d’importation et engendrer une désinflation, les données empiriques congolaises révèlent une dissociation persistante entre taux de change et niveau général des prix. L’article explore les causes de cette désynchronisation : inertie des prix, rigidités structurelles, dollarisation de l’économie, faiblesse de la transmission monétaire, et anticipation inflationniste. J’interroge également la soutenabilité de cette appréciation et propose des recommandations de politique publique visant à renforcer la crédibilité du franc congolais, à améliorer la transmission des signaux monétaires, et à enclencher des réformes structurelles durables. Ce cas congolais éclaire plus largement les défis rencontrés par les économies en développement dans la gestion de la stabilité monétaire et la transformation de celle-ci en gains économiques tangibles.
Le paradoxe que constitue l’appréciation du franc congolais sans répercussion manifeste sur les prix domestiques soulève une interrogation centrale au cœur des mécanismes monétaires contemporains en Afrique centrale : la monnaie peut-elle se renforcer sans que le pouvoir d’achat des populations en ressente les effets ? Cette question, d’apparence théorique, est pourtant chargée de conséquences pratiques, car elle remet en cause l’un des postulats fondamentaux de l’économie ouverte : la relation directe entre le taux de change et les prix intérieurs.
À première vue, les données macroéconomiques sont sans équivoque. D’après les taux de change observés sur les principales plateformes de référence, le franc congolais s’est apprécié d’environ 20 à 22 % face au dollar américain entre octobre 2024 et octobre 2025. Un tel mouvement, dans un contexte africain fortement dollarisé, aurait dû en principe induire une désinflation mesurable, notamment via la baisse des prix des biens importés. Mais en réalité, cette appréciation reste largement “muette” en matière de bénéfices concrets pour les consommateurs congolais.
Ce phénomène n’est pas propre à la RDC, mais il y prend une ampleur singulière. En effet, l’histoire monétaire congolaise est marquée par une forte instabilité, des épisodes récurrents de dépréciation brutale, et un ancrage psychologique au dollar qui fausse les mécanismes de transmission classiques. Dans ce contexte, même une revalorisation objective de la monnaie locale peine à créer un choc de confiance suffisant pour faire baisser les prix, tant l’économie reste caractérisée par des rigidités, incertitudes, et inerties.
Le contraste est saisissant. Tandis que les autorités monétaires se félicitent, à juste titre, d’un raffermissement du franc congolais lié à une meilleure discipline monétaire, à des entrées de devises dynamiques (notamment via les exportations minières) et à une politique de taux relativement rigoureuse jusqu’à récemment, les citoyens ordinaires constatent que les prix sur les marchés, dans les commerces, ou chez les distributeurs restent hauts. Il y a, dès lors, une forme de déconnexion entre les performances nominales de la monnaie et la réalité vécue des agents économiques, ce qui soulève la question de la crédibilité et de la transmission des signaux monétaires dans une économie à forte composante informelle.
Ce silence des prix face à l’appréciation du change s’explique, en partie, par des mécanismes bien identifiés dans la littérature économique : asymétrie du pass-through, comportements de fixation des prix orientés à la hausse, maintien de marges commerciales élevées, dollarisation persistante, et pression des coûts internes non liés au commerce extérieur. Mais au-delà des causes techniques, ce paradoxe interroge la capacité même de l’économie congolaise à traduire les signaux monétaires en dynamique réelle de pouvoir d’achat.
C’est pourquoi cet article s’organise selon une logique progressive. Dans un premier temps, il s’agira de vérifier empiriquement si le phénomène d’appréciation est bien réel, soutenu, et significatif — et non une simple fluctuation passagère. Dans un second temps, une analyse des facteurs explicatifs, en mobilisant à la fois les variables monétaires, commerciales, institutionnelles et comportementales qui pourraient freiner la transmission du taux de change à l’inflation. Par la suite, l’article s’intéressera aux implications macroéconomiques d’un tel phénomène : quels effets sur la compétitivité, sur la politique budgétaire, sur la crédibilité de la Banque centrale, et sur les attentes des agents ? Enfin, des pistes de politique publique seront proposées, tant pour améliorer la transparence des prix que pour renforcer la capacité de l’économie à capter les gains d’une monnaie forte. Car il ne suffit pas qu’une monnaie s’apprécie — encore faut-il que cette appréciation devienne un facteur de progrès économique tangible.
Ainsi, à travers ce cas congolais, c’est une réflexion plus large que l’on ouvre sur la nature du lien entre monnaie, confiance, et prix, dans des économies confrontées à des tensions structurelles durables. Le paradoxe de l’appréciation “invisible” du franc congolais devient alors non pas une anomalie, mais un symptôme des défis contemporains de la politique économique en Afrique.
- Le constat chiffré : une appréciation manifeste… et un décalage des prix
1.1 Une dynamique d’appréciation du franc congolais
Au cours des douze derniers mois, le taux de change entre le dollar américain et le franc congolais a connu une inflexion notable, qui tranche avec les tendances historiques généralement marquées par une dépréciation lente mais continue de la monnaie nationale. Cette fois-ci, l’évolution semble s’inscrire dans une trajectoire inverse, témoignant d’une revalorisation du franc, à la faveur de plusieurs facteurs économiques et monétaires.
Selon les données recueillies sur le site ExchangeRate.guru, le taux de change moyen est passé de 2.876,50 CDF pour 1 USD en octobre 2024 à environ 2.364,32 CDF en octobre 2025. Ce mouvement correspond à une appréciation de l’ordre de 21,7 %, un chiffre qui dépasse le simple bruit de marché et indique un retournement significatif. Du côté des données officielles, la Banque Centrale du Congo (BCC) affiche un taux indicatif de 2.339,95 CDF pour 1 USD au 10 octobre 2025, confirmant cette tendance de renforcement.
Ces chiffres ne peuvent être considérés comme anecdotiques. Une telle appréciation, dans un pays historiquement confronté à des tensions inflationnistes chroniques, constitue un événement économique majeur. Elle suggère que les mécanismes monétaires — qu’il s’agisse de la gestion de la masse monétaire, de la régulation des réserves de change, ou de la politique de taux — ont produit un effet observable sur le marché des changes. Ce constat chiffré, qui témoigne d’une rare stabilité du franc congolais dans un environnement souvent volatile, invite à interroger la qualité de la transmission de cette performance sur le reste de l’économie réelle.
1.2 Le rôle de la Banque Centrale et l’environnement monétaire
Cette évolution du taux de change s’est déroulée dans un contexte où la Banque Centrale du Congo a progressivement modifié son orientation monétaire. Jusqu’à récemment, le taux directeur s’établissait à un niveau élevé, soit 25 %, ce qui traduisait une posture résolument restrictive. Cette politique visait à contenir la demande en monnaie locale, à renforcer l’attractivité du franc congolais, et à décourager la fuite vers les devises, en particulier le dollar.
Mais en octobre 2025, le Comité de Politique Monétaire (CPM) de la BCC a décidé d’ajuster ce taux à la baisse, passant de 25 % à 17,5 %, une réduction de 750 points de base. Cette inflexion peut être interprétée de deux manières : soit comme un signe de confiance dans la stabilité acquise, soit comme une tentative de relancer le crédit et l’investissement dans un contexte où l’activité économique demeure freinée. Parallèlement, le taux des facilités de prêt marginal a été réduit de 30 % à 21,5 %, consolidant ce changement d’orientation.
Malgré ce relâchement partiel, la stabilité apparente du change n’a pas vacillé, ce qui montre que l’appréciation ne repose pas uniquement sur la rigueur monétaire mais sans doute aussi sur d’autres facteurs exogènes — notamment les flux de devises générés par les exportations minières ou les transferts de la diaspora. Il convient toutefois de noter que les coefficients de réserve obligatoire n’ont pas été modifiés, suggérant une volonté de maintenir un certain contrôle sur la liquidité bancaire.
En somme, les signaux émis par la BCC ces derniers mois — une rigueur initiale suivie d’un assouplissement prudent — ont pu contribuer à renforcer la crédibilité du franc. Mais cette appréciation nominale, aussi réelle soit-elle, n’a pas pour autant eu d’effet manifeste sur les prix à la consommation.
1.3 Le paradoxe du “non effet” sur les prix intérieurs
C’est ici que réside le cœur du paradoxe. Si l’appréciation du franc est avérée, ses effets attendus sur le niveau général des prix tardent à se manifester. Sur les marchés congolais, le consommateur moyen ne perçoit pas de baisse significative du prix des produits importés — bien au contraire, certains prix demeurent élevés, voire continuent de grimper dans certaines catégories.
Plusieurs hypothèses peuvent être formulées. D’abord, une forme d’inertie des prix semble à l’œuvre. Les commerçants, distributeurs ou importateurs peuvent hésiter à ajuster leurs grilles tarifaires à la baisse, invoquant tantôt des coûts logistiques élevés, tantôt une anticipation d’un retour rapide à un taux de change moins favorable. Ce comportement traduit un manque de confiance dans la durabilité de l’appréciation.
Ensuite, il est possible que les marges bénéficiaires aient été opportunément élargies. Dans un contexte de forte incertitude, certains opérateurs économiques peuvent choisir de maintenir leurs prix inchangés malgré une réduction de leurs coûts d’approvisionnement, afin de constituer un “coussin de marge” ou de compenser des pertes antérieures.
Enfin, la persistance d’un haut niveau de dollarisation dans l’économie congolaise joue un rôle crucial. Même lorsque les prix sont affichés en francs, ils sont souvent déterminés sur la base d’un équivalent en dollars, ce qui retarde ou neutralise les effets d’une revalorisation du franc. De plus, les indicateurs de l’inflation officielle, bien que publiés par l’Institut national de la statistique ou la BCC, peinent à refléter avec précision les réalités du terrain, notamment dans les secteurs informels ou les zones périphériques.
Ainsi, si le franc congolais s’est indéniablement apprécié, cette réalité monétaire ne s’est pas encore traduite par une baisse tangible des prix, ce qui crée un décalage entre les signaux macroéconomiques et la perception microéconomique des agents. Ce constat constitue la base à partir de laquelle l’analyse des causes structurelles de cette désynchronisation peut être conduite.
- Pourquoi cette désynchronisation entre appréciation du franc et inflation ?
L’appréciation du franc congolais vis-à-vis du dollar constitue, en théorie, un signal monétaire fort susceptible d’entraîner une baisse des prix des biens et services, en particulier pour les produits importés. Dans une économie ouverte, la réévaluation d’une monnaie nationale devrait réduire mécaniquement le coût des importations exprimées en monnaie locale, et donc exercer une pression désinflationniste. Pourtant, cette logique linéaire ne se vérifie pas encore dans le contexte congolais. Cette section propose d’examiner en profondeur les facteurs qui, soit favorisent cette appréciation, soit en freinent la transmission aux prix.
2.1 Les facteurs qui soutiennent l’appréciation du franc congolais
Avant d’expliquer pourquoi cette appréciation ne produit pas d’effet sur les prix, il faut reconnaître que celle-ci n’est pas sans fondement. Plusieurs mécanismes ont sans doute contribué à cette réévaluation. D’abord, l’économie congolaise a enregistré une hausse significative des recettes en devises, notamment grâce à l’exportation de matières premières (cuivre, cobalt), dont les cours mondiaux ont été relativement favorables. Ces flux de devises, qu’ils proviennent d’exportations, de transferts de la diaspora, d’investissements directs étrangers ou encore d’aides internationales, exercent une pression à la baisse sur le taux de change.
Ensuite, la politique monétaire de la Banque centrale a pendant longtemps maintenu un niveau élevé du taux directeur, ce qui a renforcé l’attractivité de la monnaie nationale. Ce niveau de rémunération du franc a pu encourager les agents économiques à conserver leurs avoirs en monnaie locale plutôt qu’en dollar, ce qui, toutes choses restant égales, tend à soutenir la demande de francs sur le marché des changes.
Il faut également souligner l’effet de crédibilité institutionnelle croissante. Les signaux envoyés par les autorités monétaires — communication plus transparente, interventions de marché mieux calibrées, efforts pour maîtriser la masse monétaire — ont renforcé, du moins temporairement, la confiance des agents dans la stabilité du franc. Dans un pays où la mémoire des dérapages monétaires est encore vive, ce capital de confiance reste fragile mais décisif.
Enfin, certaines restrictions réglementaires sur le change ou sur les importations peuvent aussi jouer un rôle, en limitant artificiellement la demande de devises. Si ces mesures permettent à court terme de contenir la pression sur le taux de change, elles ne suffisent pas à expliquer pourquoi l’appréciation du franc ne parvient pas à rejaillir sur les prix domestiques.
2.2 Les freins à la transmission de l’appréciation aux prix domestiques
Le cœur du problème réside dans les mécanismes de transmission entre la valorisation de la monnaie et le niveau des prix. Dans le cas congolais, cette transmission semble structurellement affaiblie par plusieurs facteurs de nature économique, institutionnelle et comportementale.
Tout d’abord, il existe une rigidité à la baisse des prix qui freine tout ajustement spontané. Dans la plupart des marchés, les commerçants et distributeurs sont enclins à répercuter les hausses de coûts rapidement, mais beaucoup plus réticents à ajuster leurs prix à la baisse lorsque les conditions s’améliorent. Ce phénomène, bien documenté en économie, est souvent lié à des anticipations prudentes, à la crainte de futures fluctuations du taux de change, ou tout simplement à une stratégie commerciale visant à préserver les marges bénéficiaires.
Par ailleurs, dans un contexte où l’inflation a été historiquement élevée, il subsiste une “mémoire inflationniste” profondément ancrée dans les comportements. Cette mémoire pousse les agents économiques à maintenir une prime de précaution dans leurs prix, afin de se protéger contre une éventuelle reprise de la dépréciation. Cette forme d’anticipation auto-réalisatrice contribue à figer les prix à des niveaux élevés, même lorsque les coûts d’approvisionnement ont baissé.
Un autre élément essentiel est la persistance de la dollarisation. Une partie significative des transactions commerciales, des contrats, voire des habitudes de consommation, reste libellée en dollars. Dans ces conditions, l’évolution du franc congolais peut devenir secondaire dans les mécanismes de formation des prix. Les agents économiques continuent de raisonner en devises étrangères, ce qui rend inopérante une grande partie des signaux monétaires domestiques.
À cela s’ajoutent les coûts internes qui ne baissent pas en même temps que le taux de change. Les frais de transport, de logistique, d’énergie, de fiscalité ou les salaires locaux — souvent exprimés en francs et sujets à leurs propres dynamiques inflationnistes — ne s’ajustent pas mécaniquement à l’appréciation du change. Il en résulte une pression structurelle sur les prix, qui vient contrebalancer les éventuelles baisses dues à la baisse des coûts d’importation.
Enfin, il faut évoquer la possibilité d’un effet de demande compensateur. Une monnaie plus forte, en réduisant temporairement le prix relatif des biens importés, peut entraîner un regain de consommation pour ces produits. Cette hausse de la demande, en particulier pour les biens de consommation intermédiaires ou les produits de luxe, peut alors exercer une pression haussière sur les prix, surtout dans un contexte de marges rigides.
L’ensemble de ces facteurs converge vers une conclusion : l’appréciation du franc congolais, bien que réelle sur le plan nominal, se heurte à une série d’obstacles structurels et psychologiques qui en atténuent, voire en neutralisent, les effets désinflationnistes attendus. Il ne suffit pas que la monnaie se renforce ; encore faut-il que cette revalorisation soit perçue comme crédible, durable, et traduite dans les comportements de fixation des prix.
Ce constat pose alors une autre question centrale : la tendance actuelle est-elle soutenable dans le temps, ou bien risque-t-elle de s’inverser dès que les conditions exogènes évolueront ? Ce sera l’objet de la section suivante.
- Est-ce soutenable dans le temps ?
L’appréciation du franc congolais face au dollar, bien que confirmée par les indicateurs de change, soulève une interrogation fondamentale : s’agit-il d’une correction ponctuelle et conjoncturelle, liée à des facteurs transitoires, ou d’un changement structurel annonciateur d’un nouveau cycle de stabilité monétaire ? Car si l’appréciation n’est pas accompagnée d’une dynamique réelle de désinflation et reste perçue comme fragile, elle pourrait non seulement s’essouffler, mais aussi se retourner avec violence. Toute la question est donc de savoir si cette tendance est économiquement soutenable — ou si elle repose sur des fondations précaires.
3.1 Les conditions nécessaires à la soutenabilité de l’appréciation
Pour qu’une monnaie se renforce durablement, et que cette valorisation devienne un levier crédible de stabilité économique, plusieurs conditions doivent être réunies sur le plan interne comme externe. La première est celle de la constance des flux en devises. En effet, la solidité du franc congolais dépend en grande partie de la régularité des entrées de dollars dans le pays : exportations minières, investissements directs étrangers, aides internationales, transferts des Congolais de la diaspora. Or, ces flux, bien que significatifs ces derniers mois, restent hautement vulnérables à des chocs exogènes. Une chute des prix des matières premières, par exemple, pourrait inverser rapidement la tendance.
Une deuxième condition est celle de la discipline monétaire. La Banque centrale doit continuer à gérer prudemment la masse monétaire, à surveiller les agrégats financiers, et à calibrer ses taux d’intérêt de manière à ne pas relancer une spirale inflationniste par excès de liquidité. La baisse récente du taux directeur à 17,5 %, si elle était perçue comme prématurée ou mal contrôlée, pourrait envoyer un signal de relâchement aux marchés. La gestion des réserves de change devra également demeurer rigoureuse, car toute perte de contrôle pourrait provoquer une déstabilisation rapide du franc.
Troisièmement, il faut envisager la nécessité d’une réduction progressive de la dollarisation. Tant que l’économie reste largement dépendante du dollar dans ses transactions, dans son épargne, voire dans son système de prix, le franc congolais restera une monnaie secondaire dans son propre pays. Une politique de dé-dollarisation intelligente, graduelle mais ferme, fondée sur des incitations (et non sur la coercition), serait essentielle pour renforcer la légitimité du franc comme instrument de transaction et de réserve de valeur.
Mais il y a plus. La soutenabilité de l’appréciation dépend aussi d’éléments structurels profonds : diversification économique, modernisation de l’appareil productif, amélioration du climat des affaires, renforcement des institutions de régulation. Autrement dit, il ne suffit pas que les conditions monétaires soient maîtrisées. Il faut que l’économie réelle elle-même progresse dans la création de valeur, dans la réduction de sa dépendance aux importations, et dans l’émergence d’un tissu productif local résilient. Une monnaie forte ne peut survivre dans une économie faible.
3.2 Les risques de retournement : un équilibre fragile
À défaut de remplir ces conditions, le scénario d’une appréciation durable peut très rapidement basculer. Car la stabilité d’une monnaie dans un pays comme la RDC est hautement réversible. L’histoire monétaire congolaise elle-même le rappelle avec force : les périodes d’accalmie sont souvent suivies de dépréciations brutales, dès que les fondamentaux se détériorent ou que la confiance s’effrite.
Le premier risque, immédiat, est celui d’un choc externe. Une baisse soudaine des cours mondiaux du cuivre ou du cobalt, une instabilité politique régionale, une crise de liquidité mondiale — tout cela peut provoquer une fuite de capitaux ou une contraction des entrées de devises, ce qui exercerait une pression à la baisse sur le franc.
Le deuxième danger réside dans une mauvaise gestion des anticipations. Si les agents économiques perçoivent que la Banque centrale relâche trop rapidement sa discipline ou qu’elle n’a pas les moyens de défendre sa monnaie en cas de turbulence, ils peuvent reprendre leur comportement de couverture en dollars, réactivant ainsi la dollarisation et alimentant une spirale de dépréciation.
Un troisième facteur de risque tient au désalignement entre le taux de change nominal et le taux de change réel. Si les prix domestiques continuent de monter malgré l’appréciation du franc, cela peut conduire à une perte de compétitivité des exportations congolaises, ce qui affaiblirait à son tour la balance commerciale et remettrait en cause les gains de change accumulés. Une monnaie forte sans désinflation réelle devient un piège macroéconomique.
Enfin, il ne faut pas négliger le rôle des tensions politiques et institutionnelles. Une instabilité politique interne, une gouvernance incertaine ou un affaiblissement du cadre juridique peuvent provoquer des comportements de panique sur les marchés, indépendamment des performances économiques.
En résumé, la tendance actuelle d’appréciation du franc congolais, bien que réjouissante sur le papier, repose sur un équilibre encore fragile. Elle pourrait se consolider si des réformes profondes et cohérentes sont entreprises dans la sphère économique, monétaire et institutionnelle. Mais elle pourrait également s’éroder rapidement en cas de relâchement ou de choc externe.
La monnaie congolaise évolue aujourd’hui dans une zone grise : entre stabilisation apparente et vulnérabilité latente. D’où l’importance, pour les autorités économiques, de tirer parti de cette fenêtre d’opportunité pour enclencher des réformes de fond, et non se contenter d’un soulagement conjoncturel. Car la vraie valeur d’une monnaie ne se mesure pas uniquement à son taux de change — mais à la confiance durable qu’elle inspire à ceux qui l’utilisent.
- Recommandations de politique publique et alertes sur les risques potentiels
Si l’appréciation du franc congolais semble, dans un premier temps, un succès de politique monétaire, ce succès ne pourra produire ses effets attendus que s’il est intégré dans une vision cohérente de réforme économique. Car l’histoire récente de l’Afrique enseigne que les bonnes surprises monétaires deviennent de mauvaises nouvelles économiques lorsqu’elles sont mal comprises, mal gérées ou instrumentalisées à des fins politiques à court terme. C’est précisément dans ce moment de relative accalmie que le gouvernement congolais doit prendre des décisions stratégiques, afin que cette revalorisation nominale se transforme en gains réels pour l’économie nationale et le bien-être des ménages.
4.1. Une politique monétaire plus fine : ni euphorie, ni relâchement
La première recommandation tient à la posture de la Banque centrale. L’appréciation du franc, aussi encourageante soit-elle, ne doit pas donner lieu à une euphorie monétaire ou à un assouplissement précipité des taux et des conditions de liquidité. La baisse récente du taux directeur peut être interprétée comme un signe de confiance, mais elle doit s’accompagner d’une vigilance accrue. La BCC devra maintenir un pilotage serré des agrégats monétaires, éviter les injections excessives de liquidités, et renforcer la qualité de sa communication. Il est crucial qu’elle apparaisse non seulement comme maîtresse de ses instruments, mais aussi comme gardienne de la stabilité monétaire à long terme.
En parallèle, la Banque centrale pourrait profiter de cette période de stabilité relative pour renforcer ses mécanismes de prévision, moderniser ses outils de suivi de l’inflation réelle (notamment via l’intégration des prix informels et régionaux), et engager une réflexion sérieuse sur les conditions de crédibilité d’un régime d’inflation cible. Le succès d’une monnaie forte dépend de la qualité de l’ancrage des anticipations.
4.2. Encourager une transmission effective à l’économie réelle
Ensuite, les autorités économiques devront travailler à réduire les frictions dans les mécanismes de transmission. La rigidité des prix à la baisse, les marges commerciales excessives, la dépendance au dollar dans les transactions — autant de phénomènes qui doivent être traités par une politique publique active. Cela suppose d’encourager la concurrence sur les marchés de distribution, de surveiller les comportements de fixation de prix abusifs, et de mettre en place des instruments incitatifs pour favoriser l’usage du franc congolais dans les contrats, les paiements et l’épargne.
Des incitations fiscales pourraient être envisagées pour les entreprises qui basculent leurs prix et leurs opérations vers la monnaie nationale. De même, des campagnes publiques de sensibilisation à l’usage du franc pourraient contribuer à renforcer sa légitimité symbolique et psychologique. L’État lui-même doit donner l’exemple : fiscalité, marchés publics, rémunérations et contrats doivent être intégralement libellés en francs et traités comme tels.
4.3. Utiliser l’opportunité pour repenser la structure économique
L’appréciation du franc offre aussi une opportunité pour réorienter la structure de l’économie congolaise. En réduisant le coût des biens importés, elle peut permettre aux entreprises locales d’accéder plus facilement à certains intrants, à condition que les mécanismes de marché fonctionnent. Il s’agit là d’un moment favorable pour stimuler la production locale, notamment dans l’agriculture, la transformation agroalimentaire et les services à forte valeur ajoutée.
Dans ce contexte, une politique industrielle ciblée, appuyée par un meilleur accès au crédit, des incitations à l’investissement local et un accompagnement des PME, pourrait enclencher une dynamique de substitution compétitive aux importations, condition essentielle à une croissance durable dans un environnement de change fort. Si la monnaie s’apprécie sans réponse productive de l’économie, cela risque d’aggraver les déficits commerciaux futurs.
4.4. Gouvernance et transparence : les véritables piliers de la confiance
Enfin, il serait illusoire de penser que des outils techniques suffisent. La véritable ancre de la stabilité monétaire est institutionnelle. Si les signaux de bonne gouvernance, de transparence budgétaire, de lutte contre la corruption et de réforme du cadre juridique ne sont pas visibles, la confiance dans le franc congolais demeurera fragile, suspendue à des conditions externes. Or, la confiance est la seule garantie contre une fuite vers le dollar au moindre choc.
Les autorités doivent donc travailler à consolider les fondements de l’État de droit économique, améliorer la qualité des institutions fiscales, judiciaires et statistiques, et instaurer un dialogue de vérité avec les acteurs du marché. Car ce n’est que dans un climat de gouvernance stable et lisible que les anticipations positives pourront se solidifier.
4.5. Les risques en cas d’inaction ou de mauvaise interprétation
À défaut d’engager ces réformes, le risque est double. D’un côté, une surévaluation prolongée du franc pourrait nuire à la compétitivité des exportations congolaises, en particulier dans le secteur manufacturier naissant ou l’agriculture d’exportation. D’un autre côté, une appréciation mal gérée, suivie d’un retournement soudain, pourrait relancer une spirale de dépréciation, d’inflation et de défiance, avec des conséquences sociales lourdes.
Le danger est donc de confondre stabilité temporaire et transformation structurelle, et de s’endormir sur une dynamique favorable qui reste fragile par nature. Une économie ne gagne pas sa stabilité en regardant son taux de change : elle la gagne en construisant un socle solide de production, de crédibilité institutionnelle, et de cohérence des politiques publiques.
Conclusion
Le cas du franc congolais, qui s’apprécie visiblement sur le marché des changes sans entraîner de baisse manifeste des prix intérieurs, révèle bien plus qu’un simple décalage statistique ou un retard d’ajustement. Il met en lumière les limites des mécanismes de transmission monétaire dans un pays où l’économie réelle, les comportements des agents, la structure des marchés et la crédibilité institutionnelle fonctionnent parfois en déphasage complet avec les signaux macroéconomiques.
À travers cette analyse, il est apparu que l’appréciation du franc, bien que techniquement fondée — notamment par l’afflux de devises, la rigueur monétaire passée, et une certaine appréciation du marché international —, n’a pas trouvé de relais efficace dans la sphère intérieure. Les prix demeurent rigides, les marges commerciales opaques, la dollarisation envahissante, et les anticipations inflationnistes profondément enracinées dans la mémoire collective. Autant d’éléments qui neutralisent le pouvoir de stabilisation pourtant promis par une monnaie forte.
Cette situation est porteuse d’enseignements importants. D’un côté, elle montre que la stabilité monétaire nominale ne suffit pas : encore faut-il qu’elle soit crédible, partagée et traduite dans les faits économiques. D’un autre côté, elle ouvre une fenêtre stratégique pour des réformes profondes, tant au niveau monétaire que fiscal, institutionnel et productif. Car c’est précisément dans les périodes de calme que se prennent les décisions décisives : celles qui permettent à une économie de sortir du cycle de dépendance, de dollarisation et d’inflation rampante.
Le paradoxe congolais n’est donc pas un simple “retard” dans la transmission monétaire. Il est l’expression d’un modèle économique encore fragile, où la monnaie nationale lutte pour reconquérir sa légitimité face à des forces plus anciennes, plus enracinées, et parfois plus puissantes que les instruments traditionnels de politique économique. Mais il est aussi une opportunité historique : celle de transformer une dynamique de change temporairement favorable en levier de souveraineté économique durable.
Il appartient désormais aux autorités congolaises de faire le choix entre l’exploitation à court terme d’un taux flatteur, ou la construction patiente et cohérente d’un système économique réellement aligné sur les signaux monétaires, et capable de protéger durablement le pouvoir d’achat des citoyens.
Dr John M. Ulimwengu
Chercheur principal au sein de l’Unité des stratégies de développement et de la gouvernance (IFPRI/USA)

