Le 31 janvier 2022, la junte militaire malienne a annoncé l’expulsion de l’ambassadeur de France, Joël Meyer. La France est bousculée dans une zone où elle bénéficiait d’une valeur ajoutée politique, diplomatique, et militaire, analyse le chercheur Jean-Sylvestre Mongrenier, professeur agrégé et docteur en géographie-géopolitique, Jean-Sylvestre Mongrenier, chercheur à l’Institut français de géopolitique (Université de Paris-VII) et chercheur associé à l’Institut Thomas More.
Lundi 31 janvier, la junte malienne a annoncé l’expulsion de l’ambassadeur de France, Joël Meyer. Dans quel contexte cela intervient-il ?
L’expulsion de l’ambassadeur de France s’inscrit dans un processus de dégradation des relations politiques, diplomatiques et militaires entre le gouvernement français d’une part, et le pouvoir malien, de l’autre (le colonel Goïta et les siens), ce pouvoir étant le produit de deux coups d’État militaires successifs (août 2020 et août 2021). Les observateurs soulignent la rapidité de cette dégradation depuis qu’Emmanuel Macron a fait savoir que le dispositif militaire serait reconfiguré (10 juin 2021), avec une réduction des effectifs français et le transfert à l’armée malienne de bases et de positions dans le nord du pays, dont Tombouctou.
Cela dit, il ne s’agit pas tant d’un désaccord sur les choix tactiques et stratégiques que d’une opposition politique de fond : le pouvoir militaire en place à Bamako veut se perpétuer, contre l’engagement d’une restitution du pouvoir à un gouvernement civil (au prix d’une crise avec la CEDEAO). À ces fins, ces militaires se sont tournés vers la Russie, le Kremlin ayant depuis dépêché des mercenaires et «irréguliers» au Mali (les hommes du groupe Wagner). Alors que Moscou menace frontalement l’Ukraine et, par extension, l’Europe centrale et orientale, ces «forces par procuration» sont le moyen d’une «stratégie oblique», avec comme but de reprendre pied en Afrique et d’étendre l’aire d’influence de la Russie. Désormais, l’ambition russe s’étend au Sahel.
Est-ce une nouvelle opportunité pour la France d’un «dialogue exigeant» avec le Kremlin ? En Afrique comme en Europe, les intentions de Vladimir Poutine ont été sous-estimées. Il y a peu encore, nombreux étaient ceux qui haussaient les épaules et s’en tenaient aux statistiques du commerce extérieur russe en Afrique, comparées à celles de la Chine, des États-Unis ou de l’Union européenne.
Jugez-vous qu’il s’agit d’une provocation à l’endroit de la France?
C’est bien plus qu’une provocation, au sens courant du terme. La France est potentiellement évincée du Mali, et les forces qui lui sont hostiles procèdent méthodiquement (les vieilles méthodes de la «pénétration soviétique» sont renouvelées et recyclées). Le mouvement s’amplifie en Afrique de l’Ouest : le récent coup d’État militaire au Burkina-Faso (l’ancienne Haute-Volta) n’est pas de bon augure pour la suite des événements. La France est donc bousculée dans une zone où elle bénéficiait d’une «valeur ajoutée» politique, diplomatique, et militaire ; son pouvoir et son influence sont en péril. Au vrai, le démantèlement du dispositif de la «Françafrique» (pour reprendre une ancienne appellation) devait mener à une situation de ce type : «On ne gouverne pas l’Église avec des Ave Maria» ! Enfin, les développements de la situation auront des conséquences sur le projet français de «défense européenne». Nos alliés, on le sait, étaient réticents à s’engager militairement au Mali : Emmanuel Macron aura investi beaucoup de «capital politique» et d’influence dans la mise sur pied d’une coalition de forces spéciales (la force «Takuba»). Tout cela pourrait se terminer par une terrible humiliation, infligée par le pouvoir militaire malien et ses soutiens russes. Comment cela n’aurait-il pas de conséquences sur la prétention du président français à exercer une forme de leadership en Europe ? D’autant plus qu’il aura volontiers fait la leçon à ses homologues. Mais ce n’est pas seulement une affaire d’ego présidentiel : la France est sous la menace d’un déclassement stratégique.
Pourquoi les relations entre la France et le Mali se sont-elles tendues ces dernières années ?
La reconfiguration du dispositif militaire français annoncée par Emmanuel Macron, en juin 2021, ainsi que l’insistance mise sur le nécessaire retour à un gouvernement civil ont provoqué l’ire des nouveaux dirigeants maliens. En toile de fond, la fragilité et la précarité de la construction étatique, dans un pays fragmenté sur les plans ethnique, géographique et politique, doivent être prises en compte. Considérés sous ce rapport, les coups d’État militaires des dernières années sont tout autant l’effet que la cause de cette situation. En regard du contexte, on comprend la difficulté d’instaurer une relation solide, étroite et prévisible entre Paris et Bamako.
Si l’on revient sur l’annonce d’une réduction de la présence militaire française (elle a précipité la crise), il doit être dit que la France devrait normalement avoir les moyens de conduire dans la durée un conflit de ce type. Dans de tels conflits, il n’y a pas d’issue définitive et totalement satisfaisante : l’enjeu est de tenir, de monter la garde aux portes du désert, de repousser les forces anomiques, islamiques en l’espèce, qui menacent la stabilité des formations politico-territoriales. Mais les longues années de baisse des effectifs et des moyens militaires, pour toucher les «dividendes de la paix», ont amputé les forces armées françaises. Enfin, la situation au Mali rappelle la fragilité des «emprises» militaires extérieures, dépendantes du bon vouloir d’un gouvernement tiers. En retour, elle souligne l’importance de la mer et des forces navales dans les rapports de puissance et les conflits internationaux: la maîtrise de l’élément aéromaritime permet d’agir de la mer vers la terre («entrée en premier» sur un théâtre d’opérations et appui de la manœuvre au sol).
Quel est l’avenir de l’opération Barkhane ? Un retrait total des troupes est-il envisageable ? Quelles en seraient les conséquences ?
L’opération Barkhane est menacée. Les autorités françaises envisagent un redéploiement dans la région, avec le Niger comme centre de gravité. À proximité de Niamey, les Américains disposent en ce pays d’une importante base d’où opèrent leurs drones. Cela irait dans le sens d’un resserrement de la coopération franco-américaine, déjà étroite, sur ce théâtre. Le gouvernement nigérien n’est pas opposé à une telle reconfiguration mais il semble l’être à l’implantation des forces européennes qui opèrent dans le cadre de «Takuba».
Du reste, nos alliés sont échaudés. Sous ce rapport, c’est une opération «vérité» : tant de déclarations péremptoires et d’admonestations, teintées d’arrogance, pour en arriver à ce résultat.
Par ailleurs, les enjeux géostratégiques ne sont pas réductibles à des ajustements technico-militaires (les seuls redimensionnements et redéploiement du dispositif militaire): la faillite de l’État malien aurait des répercussions dans toute la région, d’aucuns redoutant la percée de groupes et de forces islamiques jusque sur les rives du golfe de Guinée. Nonobstant les déceptions et les revers, nous ne pouvons pas nous désintéresser de ce qui advient et de ce qui menace dans l’hinterland africain de l’Europe : la géopolitique est faite de coups et de contrecoups, et les frontières se défendent au loin.
Par Agathe Lecoulant
(Le Figaro)