L’allocation qui suit n’a pas pu être prononcée jusqu’à son terme, car un entrepreneur belge, qui fait partie des sponsors d’une journée de réflexion, organisée en septembre 2022 à Charleroi (Belgique), a demandé au programme KOPAX (Conscience congolaise pour la paix) de me couper en pleine déclinaison du texte alors que j’étais dans les temps qui m’étaient imparti. D’ordinaire, les investissements vont vers des pays où l’environnement politique est stable sauf pour ceux qui « connaissent les règles du jeu », des risques probablement mais des profits hors norme. Voici pourquoi j’ai décidé de poster mon intervention dans son intégralité.
Chers tous,
« Vouloir un monde meilleur ne suffit pas à le changer. S’engager, inventer, agir sont indispensables au changement ». (Cynthia Fleury)
Je suis un ancien journaliste ayant couvert, pendant plusieurs années, le développement du monde des entreprises dans plusieurs pays d’Afrique et consultant en matière de financement par les Institutions financières internationales.
Je suis actuellement membre d’un groupe d’amis, congolais et autres ayant un lien affectif autre que financier et une connaissance profonde du pays et qui réfléchissent à des possibilités de faire sortir la RDC de ce que nous appelons le cycle infernal « gestion prédatrice – violences – misère » dans lequel elle est engagée. Parmi nous des analystes politiques, des économistes et des consultants internationaux familiers des institutions de développement actifs en RDC.
La brochure de présentation de cette conférence porte comme entête : « Conférence internationale pour la paix en RDC – CIPAX : Justice et Economie pour la Paix ». Pour nous, il ne peut y voir de paix, ni de justice, ni d’économie pour la paix sans une gouvernance par laquelle l’Etat assure la sécurité des biens, des personnes et de ses frontières ainsi que ses autres missions régaliennes et particulièrement la justice.
Ce matin, dans son intervention, le professeur Maindo a démontré brillamment les défaillances de l’Etat dans l’accomplissement de ses missions régaliennes et les conséquences qui en résultant.
Nous pensons que le premier ennemi de la bonne gouvernance est la corruption et particulièrement la gouvernance prédatrice. Aussi, nous voulons démontrer le rôle fondamental de la gouvernance prédatrice dans le désastre sécuritaire, humanitaire et écologique que subit le pays en démontrant le lien de causalité entre les deux.
Dans ce désastre protéiforme, notre principale préoccupation concerne les violences subies aujourd’hui par la majorité des populations. Violences physiques, brutales et abjectes subies par des milliers de personnes à l’est mais également et surtout celles subies en permanence et en silence par des dizaines de millions de congolais qui vivent avec moins d’un dollar par jour et qui ont pour noms : malnutrition, maladies et morts précoces illustrés par une espérance de vie de moins de 50 ans.
Nous sommes des fervents défenseurs des initiatives destinées à rendre justice aux victimes des violences passées et notamment celles décrites par le Rapport mapping. Nous soutenons donc sans réserve les initiatives de la Fondation Mukwege, de Memorialrdc et Kopax. Mais, sans une lutte acharnée contre la corruption et la gouvernance prédatrice, rendre justice aux victimes du passé par la mise en place d’une justice transitionnelle prendra très longtemps. Temps pendant lequel les violences brutales à l’Est et la paupérisation d’une grande partie de la population s’accentueront.
Le Dr Denis Mukwege ne cesse de le rappeler, « Il n’y aura pas de paix et de progrès social en RDC sans la justice » et nous sommes convaincus qu’il n’y aura pas de justice tant que la corruption restera ancrée dans toutes les institutions.
Pour cette raison, le but de mon allocution est de tenter de vous convaincre que le combat pour la paix, la justice et l’impunité des crimes et la lutte contre la mauvaise gouvernance sont des corollaires, qu’il y a une véritable synergie entre les deux car l’une renforce l’autre et que ces luttes doivent être étroitement associées. En d’autres termes nous pensons que la dynamique de mobilisation initiée par le Dr Mukwege et ses collaborateurs, par Luc Henkinbrand, par le Kopax et beaucoup d’autres doivent être associées à la lutte pour une meilleure gouvernance et principalement contre la corruption.
La conviction que la gestion prédatrice et les autres abus de pouvoir sont à la base de la situation catastrophique des populations, des violences et du terrorisme est partagée par une majorité de politologues, de sociologies et d’économistes. Des milliers d’articles et livres consacrées à la corruption et à problématique de la pauvreté, des conflits et des violences l’attestent.
Nous constatons malheureusement que ce point de vue n’est pas encore partagé par de nombreux intellectuels RD Congolais ni même par les organisations qui militent pour la justice et l’impunité et particulièrement pour la mise en place d’une justice transitionnelle. La lutte contre la corruption est souvent considérée comme une activité de nature politique et un facteur susceptible de distraire de la poursuite de leurs objectifs premiers.
Il est significatif que dans les sites de Kopax et de Cipax à l’exception de la présentation de mon allocution les mots corruption et mauvaise gouvernance ont peu de place.
A. Notre compréhension de la corruption
Nous partageons la définition de la corruption donnée par Transparency International : « L’abus de pouvoir public pour des intérêts privés ». Ces abus comprennent la gestion prédatrice, la corruption, les détournements et autres malversations, le népotisme etc.
Il y a lieu de considérer deux types de corruption. La « grande » corruption ou corruption de grande envergure qui se déroule au niveau des dirigeants et la petite corruption, pratiquée par les agents subalternes et que nous considérons comme de la corruption de « survie » qui est pratiquée lorsque les salaires ne permettent pas de survivre et qui résulte en grande partie de la grande corruption qui fait l’objet de notre attention.
B. Moments importants de la corruption en RDC
Trois grands moments caractérisent l’évolution de la corruption en RDC et expliquent l’ancrage profond et durable de la corruption qui a envahi toutes les institutions et qui a provoqué la disparition de l’état de droit et engendré l’impunité totale.
1. La zaïrianisation de 1973 ou l’amplification de la corruption
La zaïrianisation considérée par certains comme le casse du siècle a créé une nouvelle dynamique de la corruption. Toutes les entreprises privées appartenant aux étrangers, à l’exception des citoyens américains ont été confisquées par le gouvernement.
Le résultat a été que, une fois le capital dilapidé, la plupart des industries ont disparues, le tissu économique de l’intérieur – comprenant l’agriculture – s’est effondré entrainant une paupérisation grandissante des populations rurales et un exode important vers les villes. A partir de cette période, l’accaparement des biens d’autrui y compris ceux de l’Etat sont devenus des pratiques courantes.
2. Le discours de Mobutu sur le mal Zaïrois et le rapport Blumenthal
Dans son discours du 25 Novembre 1977, le Président Mobutu dénonce avec vigueur « Le règne de l’arbitraire, l’absence d’une quelconque loi ou d’un quelconque droit ; la corruption structurelle généralisée, l’absence de toute organisation, les antivaleurs dont le M.P.R Parti-Etat avait imprégné toute la société nationale », en d’autres mots « la profonde inversion des valeurs dans la société zaïroise ».
On constate qu’avant nous Mobutu avait tout dit. Mais sa sincérité est celle du drogué qui nie son addiction et critique violemment la drogue. Après son fracassant discours, rien n’a changé et tous ont compris que les pratiques dénoncées par Mobutu pouvaient continuer sans danger. En effet, deux ans plus tard Mobutu chasse Erwin Blumenthal, mis en place par le FMI comme dirigeant de la BCC et qui a tenté, en 1978/1979 de combattre la corruption en dénonçant le détournement de plusieurs centaines de millions de $ de profits exceptionnels de la Gécamines…par Mobutu.
Quarante ans plus tard, la situation de la population s’est empirée et les dirigeants se sont enrichis considérablement.
3. Les accords de Sun City et la transition de 2003 à 2006
Les accords de Sun City étaient destinés à assurer la paix par le partage du pouvoir. Ce partage est vite devenu un partage de « la marmite » au détriment de la justice et de la bonne gouvernance. Sous le regard complaisant de la CI.
Dans une monographie de Muzong Kodi, spécialiste de la gouvernance et de la corruption en RDC, particulièrement dans le domaine des ressources minières publiée en novembre 2008 et intitulée « Corruption et Gouvernance en RDC durant la Transition (2003-2006). L’auteur livre une description détaillée de la corruption en RDC pendant la transition.
Il indique que « …l’héritage du système kleptocratique de Mobutu a continué à servir de modèle de gouvernance plusieurs années après sa mort. L’effondrement de l’Etat et l’invasion du pays par ses voisins ont créé de nouvelles occasions pour les élites de poursuivre leur pillage du pays avec la collaboration de réseaux étrangers corrompus et criminels. La nouvelle situation engendrée par les guerres qui ont dévasté le pays, a permis à ceux qui détenaient des positions de pouvoir de dépouiller l’Etat de ses biens en toute impunité… ».
A la fin de la Transition, la corruption était omniprésente dans tous les aspects de la vie des Congolais et avait aggravé leurs souffrances.
En 2004, dans son remarquable ouvrage « Le Congo malade de ses hommes », Patient Bagenda considère les accords de Sun City « comme une blanchisserie politique qui va récupérer les incapables et accorder l’impunité à ceux qui ont du sang sur les mains… ».
C. Nature de la corruption en RDC
Une abondante littérature décrit la corruption en RDC dans ses aspects historiques, politiques, économiques, sociales, psychologiques, cultures et autres. Nous ne voulons en citer que quelques caractéristiques.
La corruption est institutionnelle. Selon ce concept la corruption est institutionnelle quand elle n’est plus une déviance, mais, au contraire, est devenue une règle de comportement. En RDC toutes les institutions sont entièrement parasitées y compris celles qui sont censées faire respecter les lois : la justice et les forces de l’ordre et celles qui sont censées contrôler l’exécutif et particulièrement le parlement.
La corruption est solidement ancrée et se caractérise par une forte résistance au changement. De par sa généralisation et les possibilités d’enrichissement rapide, les dirigeants opposent une résistance farouche à toute tentative de changement. Jacquemot Pierre, ancien ambassadeur de France en RDC a écrit divers documents sur ce sujet. (Voir annexes). La résistance est renforcée par le fait que les abus de confiance se sont constitués en réseau de type clientéliste du haut vers le bas, par des complicités horizontales et par des pactes tacites de non-agression réciproques. Cette résistance explique l’échec des initiatives classiques de réforme.
Sur le plan des dirigeants, ceux qui ont des avantages officiels et légaux de dizaines de milliers par mois et certains des centaines de milliers ont tout intérêt au statut quo et encourageront donc un possible « glissement »
Causes de la grande corruption. Des milliers d’ouvrages et de nombreuses recherches ont été consacrées aux causes de la corruption depuis l’antique jusqu’à nos jours.
L’origine est toujours liée à la nature du pouvoir. Comme dit l’adage : le pouvoir corrompt et le pouvoir absolu corrompt absolument. Le pouvoir sans contrôle, le manque de transparence et l’impunité sont les principaux facteurs à la base de la corruption. La présence de ressources naturelles et les convoitises qu’elles suscitent sont des facteurs multiplicateurs.
Corruption et Etat de droit. En RDC, la corruption ayant gangréné toutes les institutions y compris celles sensées faire respecter les lois on peut dire que nous ne sommes plus dans un Etat de droit et dès lors l’impunité est totale et les sanctions n’interviennent que pour des raisons d’opportunité politique. Les mécanismes de règlement de conflit par des voies pacifiques sont paralysés et seule la loi du plus fort est respectée.
Dans son document intitulé « Plaidoyer du Dr Mukwege pour une stratégie de justice transitionnelle en RDC » publié le 21 Juin, Luc Henkinbrand résume la situation comme suit « Ceux qui sont censés protéger les civils et le territoire – l’armée, la police, les services de renseignement – sont bien souvent devenus une source de menaces pour la population et pour le pays, entraînant des conséquences désastreuses pour la protection des civils. »
Conséquences économiques et sociales. Ces conséquences ont été largement démontrées par les économistes. Les effets néfastes sur l’investissement, sur le taux de croissance et sur la répartition des richesses ont été mathématiquement démontrés par les spécialistes de l’économétrie.
Sur le plan social les conséquences en termes d’alimentation, de santé, d’éducation et d’emploi ont été également largement décrits et se reflètent dans la position honteuse qu’occupe le pays dans les classements internationaux. En termes concrets la corruption engendre une forte réduction des ressources et des moyens d’action de l’Etat et expliquent en grande partie la faiblesse des salaires des fonctionnaires et le faible accès aux services sociaux, souvent de piètre qualité.
Une comparaison avec le Sénégal, pays avec peu de ressources, illustre bien le problème de la mauvaise gouvernance en RDC.
Au Sénégal le PIB par personne est de 1.500 USD et en RDC il est de 500 USD. Au Sénégal le budget de dépenses par personne est 312 USD et en RDC il est 44,5 USD
On voit immédiatement où est le problème : une fois déduit les dépenses pour les institutions politiques (Présidence, Primature et Parlement) on trouve un budget qui n’arrive même pas à payer correctement les fonctionnaires.
L’Etat n’est plus capable d’assurer ses fonctions régaliennes : garantir le fonctionnement normal des institutions étatiques dans un l’État de droit, maintenir l’ordre public en assurer la sécurité des biens et personnes, défendre l’intégrité de son territoire et fournir des services adéquats à sa population.
Cette incapacité renvoie à la notion d’État défaillant (failed state) situation dans laquelle se développent des organisations prétendant se substituer aux autorités nationales comme de nombreux groupes armés dans l’est du pays ou encore des groupes terroristes.
Et pourquoi le budget est-il aussi faible ?
1) D’une manière générale l’investissement public est faible et les investissements privés, particulièrement dans les secteurs de l’agriculture et de l’industrie sont découragés au profit des importations et de l’immobilier urbain qui offrent plus de possibilités d’enrichissement rapide. Il en résulte une forte réduction de la production, des revenus et de l’assiette des taxations. Pour cette raison le PIB pp de la RDC n’est que le double de celui du Sénégal alors que sa population est 5 fois plus importante et sa superficie 12 plus grande.
2) Le budget de la nation représente 20% du PIB au Sénégal contre 10% pour la RDC. Comment expliquer cette différence ? Les ressources du pays sont gérées de manière prédatrice au profit d’une minuscule classe dirigeante. Dans le cycle mobilisation/dépenses des ressources financières de l’Etat, en amont, seule une partie des contributions des citoyens (taxes, impôts et redevances etc.) entre dans les caisses de l’Etat (recettes budgétaires) le reste est soit détourné soit alimente une multitude de services budgétivores (souvent à autonomie financière) ce qui explique le faible rapport du budget par rapport au PIB ; en aval une grande partie des ressources sont accaparées ou détournés par les dirigeants.
Il ne reste donc pas suffisamment de ressources pour les services sociaux ni même pour les forces de défense et de l’ordre sensées assurer la sécurité des frontières, des biens et des personnes ouvrant ainsi la porte aux violences commises par des groupes armés prétendant se substituer aux autorités nationales.
Corruption et violences et désastres humanitaires et environnementaux. La population subit deux fléaux. Le premier et le plus dévastateur est une pauvreté extrême qui met des dizaines de millions de congolais dans des conditions de vie inacceptables. Avec moins de 2 dollars par jour, peu ou pas d’accès aux services de santé et éducation ni à une alimentation satisfaisante, des millions de personnes souffrent de malnutrition et de maladies contagieuses qui avaient été quasiment éradiquées mais qui en RDC tuent à nouveau des dizaines de milliers d’enfants chaque année. Des millions de personnes décèdent prématurément simplement de malnutrition de maladies et d’absence de soins. Cette situation se traduit par une espérance de vie du congolais qui est de moins de 50 ans. Le classement du pays dans tous les domaines économiques et sociaux et l’espérance de vie de moins de 50 ans en témoignent.
Un deuxième fléau frappe une partie de la population depuis plus de 20 ans : les violences – souvent dans ses formes les plus abjectes – et les déplacements de populations qui sont meurtrières. Au début, les interventions des armées étrangères sur le sol congolais étaient à l’origine de la plupart des violences mais très rapidement, la violence est devenue protéiforme par ses causes, par ses instigateurs, par ses acteurs et par ses modes opératoires. Malgré les accords de Sun City suivis d’une série d’accords de paix soutenus par des interventions internationales, les violences persistent et se développent. Notamment vers les milieux urbains où elles trouvent des émules et contribuent au développement rapide de la criminalité urbaine qui sera un des défis majeurs pour les prochaines années. A l’instar de ce qui se passe en Haïti les « gangs » commencent à proliférer en RDC.
Facteurs limitant la lutte contre la corruption
L’Ancrage solide de la corruption : comme nous l’avons décrit plus haut, la corruption est solidement ancrée dans la gouvernance notamment par un réseau complexe de clientélisme et népotisme qui fait que le système est devenu incapable de se réformer. Cette situation explique l’inefficacité de toutes les tentatives de réforme.
Les politiques inefficaces des institutions financières internationales : plus de 80 millions dollars ont été mis à la disposition de la Commission de réformes des Finances Publiques (COREF) durant les récentes années sans résultat palpable.
La complaisance et le manque de transparence de la Banque mondiale : les faiblesses des contrôles des projets financés par la BM lors de la reprise des financements en 2001/2002 a constitué un encouragement aux malversations. L’ampleur des malversations et la passivité des cadres de la BM ont provoqué une enquête d’une ampleur sans précédent du département d’intégrité institutionnelle de la BM en 2006, et provoqué la constitution d’une commission sénatoriale qui a mis en évidence le manque de transparence de la BM.
L’attitude passive des intellectuels qui ne sont pas dans le système : En RDC, de nombreux intellectuels ne considèrent pas la corruption comme une cause importante de la situation sécuritaire et humanitaire. Ils pensent que cette situation est due principalement à des causes externes : le capitalisme, les multinationales, la Belgique, le Rwanda, la colonisation et même Léopold II. Comme peu d’actions sont possibles sur ces facteurs, ces congolais ne peuvent que se contenter de lamentations, de recommandations et de vœux pieux. Certains considèrent aussi que la corruption est une fatalité et que lutter de manière active contre la corruption consiste à « faire de la politique».
La faiblesse de la Société civile : En RDC la Société civile et particulièrement le secteur des ONG – à quelques notables exceptions près comme l’ODEP qui n’hésite pas à critiquer vertement, de manière documentée les dérives de la gestion des finances publiques – est très faible et facilement influençable par « le système ». Même les rares ONG efficaces se cantonnent dans leur secteur : ressources naturelles, finances publiques, droits de l’homme, initiatives en faveur d’un TPI etc. Chacune est contrainte par ses objectifs, et par ses limitations en temps et en moyens et par les politiques et susceptibilités de ses sources de financement. Elles donnent priorité à leurs propres activités et tendance à travailler chacune dans son coin et ne s’inscrivent que rarement dans une stratégie d’ensemble. La récente opération « CNPAV » (le Congo n’est pas à vendre) financée par le ministère des affaires étrangères à travers l’ONG 11.11.11 en est une malheureuse illustration. Malgré l’annonce d’une stratégie commune des dissensions ont eu lieu rapidement entre ONG congolaises et étrangères. La raison principale étant l’opacité dans laquelle 11.11.11 a manœuvré notamment en faisant enlever le document de projet et la distribution du budget de 2,5 millions d’Euros du site sur lesquels ces informations étaient publiées initialement. Lorsque nous avons demandé des détails du projet, les responsables de 11.11.11 n’ont même pas daigné répondre à nos nombreux mails. La seule composante puissante de la société civile est constituée par les grandes organisations religieuses qui, malheureusement se cantonnent dans le contemplatif et les pratiques de leur foi. Or elles ont une capacité de mobilisation extraordinaires, sont convaincues des effets néfastes de la corruption et des corrompus et l’ont démontré par quelques homélies mémorables comme celle fustigeant les médiocres.
La puissance des corrompus et des corrupteurs : Le pouvoir en place n’hésite pas à utiliser tous les moyens pour museler toute contestation. Cela va de l’intimidation par des autorités jusqu’à la condamnation des lanceurs d’alerte qui ont dénoncé des irrégularités dans une banque. Le professeur Maindo qui est parmi nous aujourd’hui et qui a été victime de nombre de menaces et exactions et qui a même dû s’exiler un temps pourrait en témoigner.
Les corrupteurs ne sont pas en reste : Gertler et ses complices avec l’appui de professionnels de la désinformation ont orchestré une campagne contre les ONG les accusant d’être le « faux nez » des multinationales et plus récemment, de manière subtile ont tenté de jouer la transparence par l’organisation d’une table ronde à propos d’un règlement à l’amiable entre Gertler et le gouvernement. Table ronde à laquelle ils ont été invités une quantité d’organisations de la société civile qui ont apprécié l’ouverture du gouvernement quant à cette initiative. Parallèlement, une campagne de presse a été organisée et a créé ainsi l’impression d’une approbation de l’accord par la société civile. Comme de nombreux autres observateurs nous sommes convaincus que parmi les nombreux facteurs invoqués, la cause principale est la gouvernance prédatrice et incompétente du pays au profit d’une infime minorité qui agit en toute impunité. Les violences subies par les populations, que ce soient les atrocités spectaculaires infligées à des dizaines de milliers de victimes à l’Est du pays ou les millions de victimes de malnutrition et de manque de soins à travers tout le pays et qui meurent prématurément, la cause principale est toujours la gouvernance cupide et incompétente qu’on qualifie de « corruption ».
Koen Vlassenroot résume ainsi la situation : « Tant que l’État congolais n’est pas en mesure d’organiser la vie publique, (ou ne souhaite pas), d’offrir une protection à la population, de garantir l’accès à un système de justice équitable et de s’efforcer de mettre en place un processus de développement ».
Il y a peu d’espoir que l’Est du Congo puisse échapper à la spirale de la violence. Dans ce contexte, divers réseaux ainsi que des acteurs locaux et régionaux sont en mesure de tirer profit de la situation par des stratégies en partie basées sur la violence.
Le lien entre corruption et violence ne fait aucun doute. Les pays occidentaux l’ont bien compris et considèrent désormais la corruption dans les pays « en développement » comme un problème de sécurité nationale, soit parce que la corruption fait le lit du terrorisme international soit parce qu’elle provoque des mouvements de populations difficiles à gérer soit parce que les aspects environnementaux sont négligés.
Pour ceux qui en douteraient encore, et ils sont nombreux en RDC, rappelons que le 10 septembre 2018, le conseil de sécurité, organe chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales, examinait pour la première fois de son histoire la question intitulée « corruption et conflits ».
La réunion s’est tenue en présence du fondateur d’« ENOUGH Project », M. John Prendergast qui a dit : « Ce qui est remarquable et regrettable c’est qu’il n’existe pas de nos jours de stratégie organisée pour lutter contre « le siphonage » de l’argent opéré par les leaders des pays comme le Soudan du Sud, le Nigéria, la Somalie, le Soudan, la République centrafricaine ou encore la République démocratique du Congo (RDC) ».
Conclusion
Si on ne s’attaque pas à la principale cause d’un mal il ne sera pas possible de l’éradiquer et il perdurera. Aussi, nous considérons que sans une lutte acharnée contre la gouvernance prédatrice et la corruption il sera extrêmement difficile d’obtenir des résultats tant pour rendre justice à ceux qui sont morts que pour réduire les souffrances de ceux qui tentent de survivre.
Nous constatons malheureusement que ce point de vue n’est pas encore partagé par de nombreux intellectuels et même par les organisations qui militent pour la justice et l’impunité. La lutte contre la corruption est souvent considérée comme un « autre » problème et même comme une activité politique.
Initiatives possibles : Il est possible de mettre en œuvre une stratégie efficace, holistique et réaliste, c’est-à-dire « faisable ». Le registre des recommandations, des tentatives de réforme, des renforcements de capacités, des sensibilisations doit être complété par de actions plus vigoureuses en s’attaquent à la fois aux corrupteurs et aux corrompus. Un réseau criminel puissant ne se combat pas avec des incantations mais avec des attaques concrètes, dénonciations publiques et poursuites contre les groupes et contre les individus dont il est prouvé qu’ils, ont commis des actes illégaux.
Plusieurs organisations à l’étranger pratiquent ces méthodes avec succès et il ne se passe pas une semaine sans condamnations lourdes d’entreprises à des amendes allant parfois à des milliards USD. Les organisations Enough et Sentry dont nous avons le plaisir d’avoir un dirigeant parmi nous – Sasha Lezhnev – pourraient nous en dire plus.
Dans un document datant d’un an ou deux ils ont recommandé des actions musclées en s’attaquant à ce que les corrompus ont de plus précieux : leur portefeuille.
On peut aussi les attaquer dans ce qu’ils croient posséder : leur respectabilité et ce par des pratiques de dénonciations publiques, ce que les Anglo saxons appellent le « Name and shame ». Nous travaillons sur la conception d’une telle stratégie complétement différente de celles préconisées en RDC par les bailleurs.
Après avoir mené une réflexion stratégique nous avons retenu comme principe de base la mobilisation des sociétés civiles nationales et internationales et promouvoir leur collaboration dans une le cadre d’une stratégie d’ensemble qui comporte les étapes suivantes :
1) Documenter les actes de gestion illégaux (corruption/prédation/malversations déjà constatées et décrites et motiver les témoins à dénoncer, preuves à l’appui ;
2) Constituer une base de données accessibles à tous ;
3) Obtenir de nouvelles sanctions internationales ;
4) Déposer des plaintes en RDC et à l’étranger.
5) Exercer des pressions pour obtenir la transparence de toutes les dépenses du gouvernement et des autres institutions, notamment le vote d’un projet de loi sur la liberté d’accès à l’information bloquée depuis plus de 7 ans par la chambre basse.
Proposition
Le temps qui m’a été imparti ne m’a permis que de développer quelques points essentiels de nos analyses et études ni les détails d’une stratégie que nous avons préparée et qui est basée sur une analyse approfondie et détaillée des parties prenantes, existantes ou potentielles, en RDC comme à l’étranger avec leurs forces et leurs faiblesses.
Compte tenu de ces analyses nous avons esquissé une stratégie, c’est-à-dire un ensemble d’activités faisables, coordonnées et se projetant dans le temps.
Chers amis de KOPAX, si j’ai pu vous convaincre de l’importance primordiale de la lutte contre les abus de pouvoir dans la lutte que vous menez contre les violences et l’impunité mais aussi dans l’amélioration du sort de la majorité des congolais qui subit les violences que sont la malnutrition, le chômage et la misère et vit dans des conditions inacceptables et si vous consacrez à la lutte contre la corruption la même énergie que vous consacrez à la mise en place d’une justice transitionnelle, le résultat de vos efforts sera multiplié. En effet, vous avez démontré votre capacité de mobilisation dans votre combat contre l’impunité dont jouissent les auteurs de violences physiques et le cas échéant leurs commanditaires. Dans ce combat le premier objectif est la mise place d’un tribunal pénal international ou une juridiction mixte similaire.
Une telle juridiction est effectivement nécessaire en vue d’obtenir justice pour les victimes et châtiment pour les responsables des violences. Elle n’est cependant pas suffisante pour extirper le mal de l’impunité de manière durable. Pour cela il est indispensable de s’attaquer aux causes de l’impunité.
Tant que les dirigeants corrompus jouiront d’une totale impunité, toutes les formes de violences continueront. Il semble donc indispensable que vos initiatives en vue de mettre en place une juridiction internationale soient accompagnées d’une stratégie de lutte contre la corruption des dirigeants et leur impunité tant à l’intérieur du pays qu’à l’extérieur. Il ne s’agit pas de vous détourner de vos premiers objectifs mais plutôt d’en renforcer l’efficacité et d’en étendre le bénéfice à l’ensemble de la population.
Je vous remercie de votre attention.
Viktor Rousseau
Journaliste belge avec une solide expérience de la RDC et de l’Afrique