Depuis son indépendance, la République Démocratique du Congo (RDC) souffre d’une fragmentation persistante — sociale, politique, économique et géographique — qui freine son développement et alimente la dépendance envers des acteurs extérieurs. Nous en appelons à la formulation d’une vision nationale commune, conçue par et pour les Congolais, afin de dépasser les héritages d’une économie coloniale d’extraction et bâtir une cohésion durable. L’article identifie trois séquelles principales du modèle extractif : la dépendance externe aux prix des matières premières, la désarticulation territoriale entre les provinces riches et marginalisées, et la faiblesse des institutions publiques. Ces déséquilibres nourrissent une gouvernance clientéliste, une économie peu transformée, et un sentiment d’exclusion dans de larges parties du pays. Face à cela, nous proposons dix mesures concrètes : une règle d’or pour les revenus miniers, un pacte éducatif national, la construction de corridors logistiques Est-Ouest et Nord-Sud, une industrialisation ciblée, une décentralisation efficace, une justice commerciale fiable, un contrat social pour l’Est, une armée républicaine, une commande publique orientée vers les PME locales, et une transparence budgétaire accrue. Enfin, nous en appelons à un pacte de lucidité : reconnaître les faiblesses internes, mais surtout les potentialités immenses du pays. La RDC ne manque ni de ressources ni de talent, mais d’un cap partagé et d’une volonté collective disciplinée. La vision commune ne doit pas être un slogan, mais une architecture cohérente qui guide lois, budgets et actions concrètes.
Contexte
Dans l’imaginaire collectif, l’indépendance est un commencement. Pour la République Démocratique du Congo (RDC), elle fut aussi un miroir : depuis 1960, ce miroir nous renvoie l’image d’un peuple immense (plus de 100 millions d’habitants) aux origines plurielles et riche de talents, mais trop souvent fragmenté dans ses attentes et ses horizons. Cette fragmentation n’a rien d’abstrait : elle structure notre vie politique, économique, sociale et même géographique. Elle façonne nos débats, nos coalitions, nos colères — et, plus dangereusement, elle alimente nos impuissances collectives.
Cette division persistante n’a pas seulement fissuré la cohésion nationale ; elle a ouvert un boulevard à tous ceux qui préfèrent un Congo divisé à un Congo fort. Des forces extérieures — États, entreprises, réseaux transnationaux — s’y sont engouffrées, proposant des trajectoires de « développement » souvent peu fidèles aux aspirations du plus grand nombre. Avec le temps, cette désunion a miné les trois piliers de tout développement durable : le capital humain (éducation, santé, compétences), le capital institutionnel (État de droit, administration, justice) et le capital social (confiance, coopération, sentiment d’appartenance).
Résultat ? Un pays transformé en chantier permanent de reconstruction, mais souvent sans boussole. Une politique réduite trop souvent à la promotion personnelle. Une opposition qui se définit davantage contre des individus qu’autour d’alternatives claires et évaluables. Une société que la répétition des crises rend, hélas, plus tolérante à la médiocrité et à l’injustice. Un territoire immense où les fractures — sociales, politiques, économiques, géographiques — traversent la carte comme des failles sismiques silencieuses. La question, alors, s’impose : et si nous nous rassemblions pour formuler, ensemble, une vision commune — conçue par et pour les Congolais ?
- Les racines d’un déséquilibre : l’économie d’extraction, hier et aujourd’hui
Pour comprendre le présent, un détour par l’histoire s’impose. Le Congo a été structuré, dès l’époque coloniale, comme une économie d’extraction : infrastructures, administration et financements étaient orientés vers l’exportation de ressources brutes. L’objectif n’était pas de bâtir un marché intérieur intégré ni de développer une citoyenneté économique, mais d’acheminer le cuivre, le caoutchouc, l’or, l’uranium ou le bois vers la métropole. Ainsi, le rail reliait des enclaves minières aux ports, pas les provinces entre elles. L’éducation, largement missionnaire, formait une main-d’œuvre d’exécution, non une élite technique et administrative nombreuse. À l’indépendance, la rareté dramatique de cadres nationaux était déjà un handicap structurel : le Congo belge ne comptait qu’une dizaine de diplômés universitaires congolais à la veille de 1960 (rejoints par quelques autres la même année). Dès le départ, le pays a manqué de techniciens et gestionnaires en nombre suffisant pour prendre la relève.
Ce modèle extractif a laissé trois cicatrices durables :
- La dépendance externe : nos cycles de croissance et de récession suivent trop fidèlement les cours mondiaux des matières premières. Quand les prix montent, l’État respire ; quand ils chutent, tout vacille. Par exemple, la croissance annuelle moyenne de la RDC, proche de 7,9 % entre 2010 et 2015 grâce au « super-cycle » minier, a ralenti à seulement 3,3 % sur la période 2016-2019 lorsque les cours se sont retournés. Plus récemment, en 2022, les exportations de biens du pays ont atteint 28,2 milliards USD, dominées à plus de 80 % par le cuivre (16,3 milliards) et le cobalt (6 milliards). Une telle concentration signifie qu’un choc sur ces prix miniers suffit à ébranler toute l’économie congolaise.
- La désarticulation territoriale : quelques poches de richesse (hier le Katanga et le Kasaï minier, aujourd’hui le Lualaba et le Haut-Katanga) coexistent avec des espaces durablement marginalisés. Le pays n’a jamais consolidé un marché national dense, capable d’absorber et de transformer ses propres produits. Ainsi, nous exportons nos minerais et nos grumes, puis nous importons des batteries, des biens manufacturés ou même des meubles finis. Le paradoxe va plus loin : la RDC, avec ses 80 millions d’hectares de terres arables, importe chaque année plus de 3 milliards de dollars de produits agroalimentaires faute de production locale suffisante. En d’autres termes, quelques provinces tirent profit de l’exportation brute, tandis que la majorité du pays reste à l’écart d’une économie formelle intégrée.
- La faiblesse institutionnelle : l’État colonial était un appareil d’autorité et de contrôle, pas un État de services pour la population. La transition post-1960 s’est faite sans refondation profonde ; les logiques autoritaires et verticales ont survécu aux changements de régime. De Mobutu à aujourd’hui, l’administration publique reste fragile, sujette au clientélisme et sous-financée. Conséquence : un État qui peine à planifier et à fournir des services de base. Aujourd’hui encore, la gouvernance congolaise souffre de graves lacunes : infrastructures en ruine, fiscalité faible (seulement ~13 % du PIB) et corruption endémique. La RDC demeure l’un des pays les plus pauvres et les moins développés au monde malgré d’immenses richesses minières – 50 % des réserves mondiales de cobalt, 25 % de celles de diamants, un potentiel hydroélectrique et agricole énorme – preuve que l’abondance de ressources, sans institutions solides, profite peu à la population. Plus de 72 % des Congolais vivaient encore en situation d’extrême pauvreté en 2022 (avec moins de 2,15 USD par jour), ce qui place la RDC parmi les cinq pays les plus pauvres de la planète.
La suite est connue : les crises politiques et économiques des années 1960, l’autoritarisme centralisé de Mobutu, l’« authenticité » sans démocratisation, la zaïrianisation et l’économie de prédation, puis l’engrenage des guerres régionales et des transitions inachevées. Chaque épisode a promis la rupture, et chaque épisode a reconduit, sous d’autres formes, l’extraversion de l’économie et la personnalisation du pouvoir. Après chaque soubresaut, on a refait tourner la machine à extraire sans la réinventer.
- Une fragmentation à plusieurs étages
Parler de fragmentation, ce n’est pas stigmatiser la diversité congolaise. Notre diversité est une force. C’est l’absence de vision collective opérante qui transforme cette diversité en faiblesse. Cette fragmentation se manifeste au moins à quatre niveaux complémentaires :
- Social – Les inégalités territoriales et la pauvreté chronique sapent la confiance entre citoyens. Dans une famille, la confiance est la monnaie ; dans une nation, c’est pareil. Sans confiance, pas d’investissement mutuel, pas de coopération, pas de projet commun. Aujourd’hui, l’écart est abyssal entre une minorité privilégiée (souvent concentrée dans les grands centres urbains ou les enclaves minières) et la majorité démunie. Près de trois quarts des Congolais (72 %) vivent sous le seuil d’extrême pauvreté, et un quart de la population est en situation d’insécurité alimentaire permanente. Cette misère endémique érode le tissu social : comment faire nation quand des provinces entières se sentent abandonnées et que chaque communauté survit comme elle peut ? La confiance, socle du capital social, s’étiole dans ces conditions.
- Politique – Les clivages politiques s’alignent trop souvent sur des loyautés personnelles, ethniques, régionales ou circonstancielles. Alliances éphémères et clientélisme priment sur les idées. Majorité comme opposition se définissent encore trop souvent par des personnes ou des antagonismes individuels, rarement par des programmes concrets et vérifiables. Le résultat est une volatilité politique extrême : coalitions sans vision, transfuges opportunistes, discours creux. Pour beaucoup de citoyens lassés, la politique nationale ressemble à un théâtre d’ombres où l’intérêt général n’est qu’un rôle de second plan. Cette personnalisation excessive du pouvoir fragmente le pays, car chaque leader entraîne son fief, sa base, au détriment d’une vision nationale partagée.
- Économique – Les chaînes de valeur nationales restent embryonnaires. Nous continuons d’exporter principalement des produits bruts (minerais, pétrole, bois non transformé) et d’importer la plupart des produits finis dont nous avons besoin. Par exemple, nous vendons nos minerais de cuivre et de cobalt à la sortie de la mine, puis nous rachetons des batteries ou des appareils électroniques à prix d’or. Nous laissons partir nos grumes de bois tropicaux, puis nous importons des meubles. Même pour l’alimentation de base, le constat est accablant : avec son immense potentiel agricole, la RDC a importé environ 3 milliards de dollars de denrées en 2022 (céréales, produits laitiers, etc.), parce que nous ne transformons pas assez localement nos propres récoltes. Tant que cette équation ne se renverse pas – tant que « produire et transformer chez nous » ne deviendra pas la norme – la croissance restera fragile, peu diversifiée et peu inclusive en termes d’emplois. Actuellement, le secteur manufacturier ne représente qu’une part modeste de notre économie (autour de 8-10 % du PIB d’après les estimations), reflet du peu de valeur ajoutée créée sur place.
- Géographique – Notre immensité est un atout géostratégique, mais sans logistique intégrée, elle devient un coût et un obstacle. En l’absence d’infrastructures fiables pour relier nos 26 provinces, beaucoup de territoires vivent comme des archipels isolés les uns des autres. Kinshasa est plus proche commercialement de l’Europe que du Kivu, et Lubumbashi commerce plus aisément avec la Zambie qu’avec le Kasaï. Le réseau routier national, qui totalise environ 150 000 km, est en grande partie à l’état de pistes impraticables ; seulement 2 800 km de routes étaient asphaltées au milieu des années 2000, et les progrès depuis sont lents. Aujourd’hui, fait incroyable, la capitale Kinshasa n’est plus accessible par la route depuis les autres grandes villes du pays comme Lubumbashi, Goma, Kisangani, Mbuji-Mayi ou Kananga. Voyager ou acheminer des marchandises d’une province à l’autre relève du parcours du combattant. Il faut souvent passer par l’étranger (route ou rail via la Zambie ou la Tanzanie) pour relier l’est et l’ouest du Congo. Sans désenclavement, notre marché intérieur restera morcelé et les opportunités économiques perdues le long du chemin.
III. Pourquoi « les autres » décident quand nous sommes divisés
Le monde ne nous attendra pas le temps que nous nous mettions d’accord. Les intérêts géopolitiques et commerciaux avancent, eux, de manière structurée et disciplinée. Quand un pays n’a pas de vision négociée en interne, il se voit proposer — puis imposer — des visions clé en main par d’autres. Ces « solutions » importées prennent souvent la forme de contrats léonins, de projets calibrés sur des agendas étrangers ou de concessions qui hypothèquent l’avenir pour financer l’immédiat. Le risque, c’est de laisser autrui définir nos priorités à notre place.
Ce constat n’est pas un procès à charge contre l’extérieur, c’est un appel à notre propre responsabilité. Car personne ne négociera nos priorités à notre place si nous ne les définissons pas nous-mêmes. La force d’un État à la table des négociations tient autant à ses ressources intrinsèques qu’à sa cohésion interne et à la clarté de son mandat. Un pays qui parle d’une seule voix pèse double : par sa taille réelle et par sa vision stratégique affirmée.
L’histoire récente offre des exemples édifiants. En 2008, la RDC a conclu avec des investisseurs chinois le fameux accord « infrastructures contre minerais » (contrat Sicomines) où des entreprises d’État chinoises devaient construire des routes, hôpitaux et autres infrastructures en échange d’une participation majoritaire dans une concession de cuivre et cobalt. Sur le papier, l’investissement promis atteignait 3 milliards USD. Mais faute d’avoir clairement défini et imposé nos conditions, l’exécution est restée très en-deçà des attentes : quinze ans plus tard, à peine 822 millions USD de travaux d’infrastructures avaient été réalisés, tandis que des millions de tonnes de minerais sont parties. Les audits congolais récents estiment qu’il faudrait 17 milliards USD d’investissements additionnels pour que le partenariat reflète équitablement la valeur des ressources cédées. Ce genre de situation n’est pas une fatalité ; c’est le produit de nos désaccords internes qui affaiblissent notre capacité à négocier fermement. Tant que nous présenterons un front dispersé, des intérêts externes en profiteront pour tirer la couverture à eux.
En clair, sur la scène internationale, notre faiblesse vient de nos divisions. Un pays fractionné en messages contradictoires envoie un signal de vulnérabilité, quelle que soit l’ampleur de son sous-sol ou de son marché. À l’inverse, un pays qui sait ce qu’il veut et affiche ses priorités – éducation, santé, infrastructures, etc., avec des projets prêts à être soutenus – peut mieux canaliser les partenariats étrangers vers le bien commun. Il s’agit donc de bâtir une unité de vision : lorsque le gouvernement, l’opposition, les provinces et la société civile défendent ensemble quelques objectifs non négociables, le rapport de force avec les partenaires extérieurs change en notre faveur.
- Dix propositions pour une vision congolaise, claire et praticable
Formuler une vision commune n’est pas écrire un poème national – c’est trancher. C’est dire ce que nous ferons en priorité, ce que nous différerons, ce que nous refuserons, avec des objectifs chiffrés et mesurables. Voici dix propositions concrètes — discutables et ajustables — mais claires, chiffrables et vérifiables. Elles pourraient constituer les briques d’une vision partagée par une majorité de Congolais :
- Une « règle d’or » des ressources minières – Allouer une part fixe et non négociable des revenus miniers (par exemple 30 %) à trois fonds d’investissement dédiés : éducation de base, santé primaire et infrastructures interprovinciales. Concrètement, chaque année, près d’un tiers des redevances, taxes et dividendes miniers irait alimenter ces fonds spéciaux. Pour garantir la confiance, ils seraient gérés avec des mécanismes de transparence stricte : rapports trimestriels publiés, audits indépendants, listes des projets financés accessibles en ligne. Cette règle d’or créerait un lien direct entre notre richesse minière et l’amélioration visible du vécu quotidien (des écoles, des hôpitaux, des routes). Pourquoi 30 % ? C’est un ordre de grandeur ambitieux mais réaliste – certains pays riches en ressources consacrent déjà une fraction comparable de leurs revenus à des fonds souverains ou sectoriels. Surtout, c’est un signal fort que l’on sacralise l’investissement dans l’avenir. Exemple concret : en 2022, les exportations minières de la RDC ont atteint environ 22 milliards USD ; appliquer une telle règle d’or aurait signifié plus de 6 milliards USD injectés dans l’éducation, la santé et les routes cette année-là. Sur quelques années, le changement serait palpable.
- Un pacte éducatif national – Faire de l’achèvement du cycle primaire de qualité la cause numéro 1 de la nation. Aucun enfant congolais ne devrait sortir de l’école sans savoir correctement lire, écrire, compter et raisonner. Pour cela, il faudra un programme d’urgence éducative : formation et recrutement massif d’instituteurs (avec incitations pour les zones rurales), mise à disposition de manuels et de matériels didactiques en nombre suffisant, dédoublement des classes surpeuplées, cantines scolaires dans les zones vulnérables pour lutter contre la malnutrition et l’absentéisme. L’objectif n’est pas seulement moral ou social : c’est économique. Un pays qui sait lire et compter capture davantage de valeur ajoutée et innove plus. La bonne nouvelle, c’est que des progrès sont possibles rapidement. Depuis l’instauration de la gratuité de l’enseignement primaire en 2019, 4 millions d’enfants supplémentaires ont retrouvé le chemin de l’école. Le taux d’achèvement du primaire est ainsi passé d’environ 32 % en l’an 2000 à plus de 70 % en 2020. Continuons sur cette lancée jusqu’à 100 %. Fixons-nous la cible que d’ici 2030, au moins 90 % des enfants achèvent le primaire (filles et garçons à parité). C’est ambitieux, mais faisable si on y consacre une part prioritaire du budget. Investir dans chaque écolier congolais, c’est semer la renaissance économique de demain.
- Un corridor logistique Est–Ouest et Nord–Sud – Prioriser quelques corridors de transport stratégiques qui désenclavent de vastes bassins de production et relient les provinces entre elles, autant qu’aux ports et pays voisins. Plutôt que de saupoudrer les efforts, concentrons les moyens sur deux axes majeurs : par exemple un grand corridor Est-Ouest (de l’Atlantique au Kivu, reliant Kinshasa–Kisangani–Goma, combinant route fluviale sur le Congo et routes/rails de complément) et un corridor Nord-Sud (du Katanga aux provinces du centre puis aux deux Kivu). L’objectif est de permettre à terme le transport de marchandises d’un bout à l’autre du pays sans devoir passer par l’étranger. La mesure du succès ? Une baisse documentée du coût et du délai du fret intérieur. On pourrait suivre, par exemple, le coût moyen pour transporter une tonne de marchandise de Lubumbashi à Kisangani, ou le délai pour acheminer du maïs du Kasaï vers Kinshasa. Aujourd’hui, ces coûts/délais sont prohibitifs (il faut souvent des semaines et de multiples ruptures de charge) – on viserait de les réduire de moitié en 5 ans. Concrètement, cela implique de bitumer des tronçons critiques, de remettre en état certaines voies ferrées et d’améliorer la navigabilité du fleuve et des lacs. Un corridor logistique, c’est aussi des zones économiques le long du trajet : marchés de gros, entrepôts, services aux transporteurs, etc., qui créeront de l’activité locale. Ce faisant, l’immensité congolaise cessera d’être un handicap pour devenir un atout, irrigué par des artères fiables.
- Une politique “transformer chez nous” – Il s’agit d’identifier trois ou quatre filières prioritaires où la transformation locale de nos ressources est techniquement et économiquement plausible dans les 3 à 5 ans, et de tout faire pour l’encourager. Par exemple :
- Le couple cuivre–cobalt pour nous insérer dans la chaîne de valeur des batteries électriques (fabriquer localement des précurseurs chimiques pour batteries, des alliages, voire assembler des batteries basiques). La RDC est déjà le premier producteur mondial de cobalt et l’un des premiers de cuivre ; plutôt que d’exporter des minerais concentrés ou “blister” de cuivre, poussons jusqu’aux cathodes de cuivre et aux produits semi-finis utilisés dans l’industrie.
- Or – bijouterie légale : structurer une filière d’orpaillage légal et de bijouterie locale. Kinshasa et Lubumbashi pourraient accueillir des ateliers formant des artisans bijoutiers congolais, valorisant ainsi une partie de notre or (au lieu de le voir partir clandestinement dans les pays voisins).
- Bois – panneaux et meubles : au lieu d’exporter des grumes ou quelques grumes débitées, développer des unités locales de fabrication de contreplaqué, de planches traitées, de meubles prêts-à-assembler pour le marché régional. Notre bois tropical a une valeur énorme ; la transformer localement créerait des milliers d’emplois dans l’Industrie du bois.
- Dans l’agroalimentaire, des filières comme l’huile de palme, le maïs ou le riz sont mûres pour une industrialisation locale (huileries modernes, rizeries, minoteries améliorées).
Pour réussir, l’État devrait créer des zones industrielles pilotes avec des incitations ciblées : accès prioritaire à l’énergie (par exemple autour d’Inga pour l’électricité bon marché), guichet unique douanier pour faciliter l’importation de machines et l’export des produits finis, fiscalité allégée durant les premières années, programmes de formation technique adaptés. L’enjeu est de montrer rapidement que oui, on peut produire du “Made in Congo” compétitif. Exemple concret : en 2021, le gouvernement a annoncé vouloir fabriquer localement des précurseurs de batteries à base de notre cobalt et lithium ; si une telle usine voit le jour à Kolwezi ou Likasi, elle devra bénéficier de conditions optimales (électricité, routes, exonérations temporaires) pour prouver la viabilité du concept. De même, réduire progressivement l’exportation de bois brut en augmentant la part de bois transformé localement de, disons, 10 % aujourd’hui à 50 % d’ici 5 ans, serait un indicateur fort. En résumé, choisir nos batailles industrielles et y concentrer nos efforts pour diversifier l’économie et créer des emplois qualifiants.
- Une décentralisation qui respire – Appliquer réellement la règle constitutionnelle des transferts financiers aux provinces, de manière transparente et pluriannuelle, en échange d’une obligation de performance. La Constitution de 2006 prévoit que 40 % des recettes nationales soient rétrocédées aux provinces, retenus à la source. En pratique, cette disposition n’a jamais été pleinement respectée : le pouvoir central collecte tout et redistribue partiellement et de façon imprévisible, ce qui asphyxie les provinces. Il faut renverser la vapeur. Chaque année, les provinces devraient connaître à l’avance le montant minimal qui leur reviendra, calculé selon des critères objectifs (population, étendue, niveau de pauvreté). Ces transferts doivent cesser d’être une aumône discrétionnaire et devenir un droit. En contrepartie, introduisons un suivi des performances provinciales : par exemple, conditionner une partie des fonds à des résultats concrets comme l’entretien d’un pourcentage du réseau routier provincial, la présence effective des enseignants et médecins dans les postes locaux, la disponibilité des médicaments essentiels dans les hôpitaux de référence, etc. On peut imaginer un système de bonus où les provinces les plus efficaces reçoivent un surplus l’année suivante. La décentralisation sans moyens crédibles ne produit que frustration et inertie ; la décentralisation avec moyens et redevabilité peut, elle, devenir un moteur de développement local. Un gouverneur qui sait qu’il aura ses ressources garanties, mais qu’il sera jugé sur l’ouverture des écoles et la réparation des routes, travaillera différemment. À terme, cela renforcera l’unité nationale : chaque province se sentira partenaire du succès commun, au lieu de quémander sa survie.
- Une justice qui protège l’investissement productif – Sans justice commerciale fiable, pas d’investisseurs sérieux ni locaux ni étrangers. Il est indispensable de créer des chambres commerciales spécialisées (à Kinshasa, Lubumbashi, Goma par exemple) avec des juges formés en droit des affaires, des procédures adaptées et des délais plafonnés pour les litiges économiques. Actuellement, faire exécuter un contrat en RDC est un parcours d’obstacles : en 2020, le pays se classait 178e sur 190 pour l’exécution des contrats, avec un délai médian de 610 jours (près de 20 mois) et un coût exorbitant équivalent à 80 % de la valeur de la créance en frais de justice. Autant dire que la plupart des PME renoncent à poursuivre en justice et que les créanciers sérieux hésitent à s’engager. En créant des tribunaux de commerce opérationnels, dotés de greffes équipés, en informatisant la gestion des dossiers et en publiant systématiquement les décisions, on envoie un signal rassurant : un investisseur — national ou étranger — ne demande pas l’impunité, il demande la prévisibilité et la protection de ses droits légitimes. Cela inclut aussi la lutte contre la corruption dans les tribunaux : des mécanismes de surveillance et de sanctions contre les magistrats indélicats devront accompagner la réforme. En peu de temps, si un contrat ou une créance peut être réglé en quelques mois dans la transparence, le climat des affaires s’améliorera et l’économie formelle s’étendra. La justice n’est pas seulement un enjeu moral, c’est un outil de développement économique.
- Un “contrat social” pour l’Est – La paix ne se décrète pas par un simple cessez-le-feu sur le papier. Elle se négocie, s’incarne et se finance dans la durée. Il est temps de proposer aux populations et groupes de l’Est un véritable pacte intégré qui articule sécurité, réintégration, justice locale et relance économique. Concrètement, cela signifie :
- Sécurité : poursuivre la réforme de l’armée et de la police pour qu’elles protègent efficacement les civils contre les groupes armés. Cela peut inclure des trêves locales négociées, le cantonnement et le désarmement progressif de milices, et la coopération renforcée avec la MONUSCO (ou sa remplaçante) pour sécuriser les zones clés.
- Réintégration : offrir des programmes DDR (Désarmement, Démobilisation, Réintégration) crédibles aux combattants qui acceptent de déposer les armes, avec des formations professionnelles, des emplois dans des travaux publics ou l’agriculture, et un suivi psychosocial. Il faut donner une alternative de vie à ces jeunes enrôlés dans la violence.
- Justice locale : soutenir les mécanismes de justice transitionnelle au niveau communautaire pour traiter les griefs et crimes de masse (comités locaux de paix, tribunaux coutumiers encadrés, justice restaurative). Sans justice, pas de réconciliation possible ; mais sans réconciliation, pas de paix durable.
- Emplois rapides : injecter des fonds dans des chantiers à haute intensité de main-d’œuvre pour reconstruire les routes locales, les écoles, les dispensaires dans le Kivu, l’Ituri, etc. et employer ainsi des milliers de jeunes qui sinon seraient vulnérables au recrutement par des groupes armés. Formaliser l’orpaillage et l’exploitation artisanale des mines pour qu’elles créent des revenus légaux, taxés justement, plutôt que d’alimenter les mafias. Développer les filières agro-pastorales (café, thé, bétail, pêche) avec le soutien d’ONG et d’agences internationales, pour redonner un tissu économique licite.
Le succès d’un tel contrat social se mesurerait à la baisse des violences (réduction du nombre d’incidents armés et de victimes civiles) et à la hausse de l’activité économique formelle (nombre d’emplois créés, volume de production locale, etc.) dans ces provinces. L’enjeu n’est rien de moins que de sortir d’une logique de guerre quasi permanente. Aujourd’hui, plus de 100 groupes armés restent actifs dans l’Est de la RDC, alimentant un conflit chronique qui a déplacé un nombre record de populations – 6,9 millions de personnes étaient déplacées internes en 2024, du jamais vu selon l’ONU. On ne “réglera” pas militairement un tel bourbier sans offrir parallèlement aux populations un horizon de développement. Un pacte de sécurité et de développement pour l’Est, négocié avec les communautés locales, serait une pierre angulaire pour enfin refermer la parenthèse de la violence structurelle.
- Une armée républicaine, professionnalisée, inscrite dans le budget – La sécurité est un bien public fondamental qui ne se délègue pas à des arrangements informels ni à des armées étrangères. Pour rétablir la confiance de la population, nos Forces armées (FARDC) doivent devenir professionnelles et républicaines. Cela implique plusieurs chantiers :
- Rémunération et logistique : Assurer le paiement régulier et intégral des soldes des militaires (fini les soldats impayés pendant des mois, qui se “servent” sur la population pour survivre). Doter chaque unité d’une chaîne logistique fiable pour les vivres, le carburant, les munitions. Le budget de la défense doit être transparent et exécuté sans détournements : chaque franc destiné aux troupes doit leur parvenir.
- Formation et discipline : Former les troupes aux droits humains et aux techniques de protection des civils. Intégrer dans la formation de base l’alphabétisation, le civisme, pour faire des soldats de véritables gardiens de la nation et non les nervis d’un régime. Punir fermement les indisciplines et exactions (via un système de justice militaire impartial), tout en promouvant les méritants.
- Équipements et renseignements : Moderniser progressivement les équipements (véhicules, communications, surveillance) pour affirmer la présence de l’État sur l’ensemble du territoire, notamment aux frontières et sur nos sites miniers stratégiques. Investir dans le renseignement pour anticiper les menaces plutôt que subir.
- Doctrine claire : Redéfinir la mission de l’armée en temps de paix : non pas “se débrouiller pour vivre” ou faire du commerce illégal, mais protéger les civils, les frontières et les ressources vitales du pays. À terme, une armée bien payée et bien encadrée n’a aucune raison de racketter la population.
Certes, tout cela a un coût – mais c’est le prix pour sortir du cercle vicieux actuel. Aujourd’hui, malgré un effectif pléthorique annoncé (plus de 100 000 hommes), l’armée congolaise est perçue comme inefficace et souvent indisciplinée, en partie parce que de nombreux soldats ne reçoivent ni salaire correct, ni équipement, ni ordres clairs. Inscrire la réforme de l’armée dans la vision commune, c’est garantir que le monopole de la force redevienne un monopole d’État légitime. C’est aussi envoyer un message aux groupes armés : la République reprend ses droits et protège tous ses citoyens, sans faille.
- Un État qui achète congolais quand c’est compétitif – Le premier client de l’économie congolaise, c’est l’État lui-même. Or, aujourd’hui, trop de marchés publics profitent exclusivement à des importations ou à des firmes étrangères, même lorsque le savoir-faire local existe. Il faut mettre en place des procédures de marchés publics simplifiées et accessibles aux PME congolaises, avec des critères de qualité stricts mais des lots adaptés à leur taille. Concrètement, cela signifie par exemple : lorsqu’on commande des bancs scolaires, des uniformes, des médicaments essentiels, des travaux de construction courante (bâtir une école, réhabiliter une route secondaire), on réserve une part aux fournisseurs et entrepreneurs nationaux si leurs prix sont raisonnablement compétitifs. On peut introduire un quota de préférence nationale (par ex. jusqu’à 15 % d’écart de prix admissible en faveur d’un produit local de qualité). Bien sûr, la préférence ne doit pas devenir synonyme de passe-droit ou de moindre qualité – d’où l’importance d’évaluer la performance des fournisseurs. L’idée est de stimuler la création d’entreprises locales et d’emplois à travers la commande publique, qui représente une manne importante. Chaque franc du budget national qui reste dans le circuit économique local génère des effets multiplicateurs (salaires, impôts, consommation) bien plus grands que s’il part aussitôt à l’étranger. En outre, cela renforce le tissu industriel : si nos PME savent qu’il y a un marché captif pour des produits “Made in DRC” dès lors qu’ils tiennent la route, elles investiront pour monter en gamme. Naturellement, cela doit aller de pair avec la lutte contre la corruption dans les marchés publics (publication des appels d’offres, transparence sur les attributions). Mais de nombreuses économies émergentes ont utilisé ce levier du “Buy national” intelligemment pour développer leur secteur privé – faisons de même, sans complexe mais avec rigueur.
- Une transparence qui construit la confiance – L’information n’affaiblit pas l’État ; elle le renforce. Pour restaurer le capital social (la confiance entre gouvernants et gouvernés), rien de tel que la lumière du jour sur la gestion publique. Il est temps d’établir de véritables portails de données ouvertes en RDC, où chacun peut consulter : les contrats miniers et pétroliers signés (et leurs avenants), les flux des transferts aux provinces, les marchés publics attribués (avec les montants et bénéficiaires), l’exécution des grands projets d’infrastructure (avec taux d’avancement, coûts mis à jour), la carte nationale des écoles et centres de santé avec leur dotation en personnel… Bref, rendre visibles les engagements et les réalisations. Publier l’information de manière proactive présente deux avantages : d’une part, cela responsabilise les gestionnaires publics (puisqu’ils savent que leurs actes sont scrutés) ; d’autre part, cela implique les citoyens, les médias, la société civile qui peuvent alors jouer leur rôle de vigie et de contre-pouvoir de manière informée. Concrètement, la RDC a déjà adhéré à des initiatives comme l’ITIE (Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives) et publié certains contrats miniers, mais il faut aller beaucoup plus loin et tout mettre sur la place publique, pas seulement dans des rapports difficiles à trouver. De plus, il faut le faire dans un format accessible au grand public : par exemple, un site web interactif où l’on peut voir le budget de l’État, ministère par ministère, et son état d’exécution ; ou une carte où l’on clique sur sa province pour voir combien elle a reçu du Trésor et comment cet argent a été dépensé localement. Publier aussi les indicateurs de performance (voir encadré plus bas) de manière régulière. La transparence construit la confiance, car elle prouve qu’on n’a rien à cacher et qu’on accepte d’être jugés sur pièces. À terme, cela peut changer la culture politique : au lieu des promesses floues, on parlera données concrètes. Et plus un pays est transparent, plus il attire des investisseurs sérieux et bénéficie de la confiance de ses propres citoyens.
- Resserrer les rangs : la politique comme service, non comme rente
Bien des Congolais, épuisés par les désillusions, voient la politique comme un théâtre d’ombres où une élite se sert sur le dos du public. Pour changer cette perception (et la réalité qu’elle reflète), il faut repenser les incentives du jeu politique afin de récompenser la performance et le service rendu, plutôt que la simple loyauté ou l’occupation des postes.
- Pour la majorité au pouvoir : gouverner, c’est prioriser et rendre des comptes. Toute coalition dirigeante devrait présenter un programme resserré de mesures, aligné sur la vision commune, avec un échéancier et des indicateurs. Et surtout, publier régulièrement l’état d’avancement de ce programme. Par exemple, si le gouvernement se fixe 5 priorités sur 5 ans, chaque ministre devrait pouvoir dire chaque trimestre : “voici ce que nous avons fait, voici ce qui coince, voici comment on corrige…”. Rendre des comptes ne doit plus être perçu comme une humilation, mais comme la norme. On pourrait imaginer un rapport annuel du Premier ministre au public sur l’exécution du plan de développement, diffusé en direct, avec questions des journalistes et de la société civile. Si la majorité montre l’exemple de la redevabilité, elle gagnera en crédibilité. Gouverner, ce n’est pas occuper l’écran de télévision ou inaugurer sans suivre ; c’est tenir ses promesses ou expliquer pourquoi on ne peut les tenir.
- Pour l’opposition : s’opposer, ce n’est pas seulement dire non, c’est proposer. L’opposition congolaise gagnerait à se structurer autour d’alternatives claires plutôt que de se limiter à contester les personnes en place. Par exemple, sur les 10 propositions ci-dessus, qu’une opposition dise lesquelles elle soutient, lesquelles elle amenderait, lesquelles elle rejette et par quoi elle les remplacerait. Présenter un programme alternatif chiffré et évaluable – même hors période électorale – élèverait le débat. Ainsi, la compétition politique ne serait plus un combat d’egos ou de clientèles, mais un arbitrage entre différentes routes vers le même but (le développement national). L’opposition devrait aussi s’engager à respecter les indicateurs communs : par exemple, qui en RDC oserait dire qu’il est contre l’augmentation du taux de scolarisation ou de la production locale ? Personne. Donc débattons sur comment y parvenir le plus efficacement. Une opposition crédible pourrait même coopérer sur certains projets d’intérêt général (éducation, santé) sans perdre sa raison d’être. S’opposer de manière constructive, c’est se préparer à gouverner de manière responsable.
- Pour la société civile et les médias : documenter, vérifier, comparer. Dans une démocratie naissante comme la nôtre, les contre-pouvoirs ont un rôle pédagogique clé. Les ONG, églises, mouvements citoyens, syndicats, et la presse doivent se saisir des données ouvertes et des indicateurs pour produire des “baromètres citoyens”. Par exemple, un classement public des provinces selon la qualité de leurs écoles, ou un tableau de bord des promesses tenues/non tenues par tel ministre. Ce genre de publication exerce une pression bien plus efficace que de longs discours indignés. Quand un responsable voit son score affiché noir sur blanc et comparé à ses pairs, il aura à cœur de s’améliorer (ou il sera discrédité s’il n’y parvient pas). Des initiatives commencent à émerger – citons par exemple des organisations qui suivent l’exécution du budget ou l’action des députés. Il faut amplifier ce mouvement. Le citoyen congolais, grâce aux téléphones et radios communautaires, est de plus en plus informé ; c’est une bonne chose. En armant le public de faits et de chiffres sur la gestion du pays, on crée une demande de redevabilité qui, peu à peu, transforme la façon de faire de la politique.
Ainsi, la politique redeviendra un service public. Ceux qui y excellent seront ceux qui apportent des solutions aux problèmes concrets, pas ceux qui maîtrisent juste l’art oratoire ou la manipulation ethno-régionale. Et la compétition politique, au lieu d’exacerber la fragmentation, deviendra un mécanisme sain de sélection des meilleures idées et des meilleures équipes pour les mettre en œuvre.
- « Nous » : passer du slogan à l’architecture
« Ba ndeko, to za peuple moko » – « Frères et sœurs, nous sommes un seul peuple » – entend-on souvent dans les discours officiels. Mais pour que ce “nous” devienne une réalité opérante, il ne suffit pas de le clamer dans un slogan ou une chanson patriotique. Il faut le construire méthodiquement, comme on bâtit une maison commune. Trois étapes peuvent guider ce travail d’architecture nationale :
- Clarifier ce qui fait consensus – Nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur tout, mais nous avons besoin d’un noyau dur de consensus. Identifions une poignée de priorités non idéologiques, évidentes, qui recueillent l’adhésion de la vaste majorité parce qu’elles touchent à l’intérêt général immédiat. Par exemple : que personne ne conteste l’importance de l’école primaire, de la santé de base, ou des routes pour relier nos provinces. On peut donc écrire noir sur blanc : « Nous, Congolais, convenons que prioriser l’éducation de nos enfants, la santé pour tous et l’unité du territoire par les infrastructures sont des objectifs communs ». De même, la nécessité de diversifier l’économie et d’industrialiser quelques filières, ou de renforcer l’état de droit, peut faire partie de ce socle. Ce noyau de vision devrait tenir sur deux pages lisibles par tous : pas du verbiage, mais des engagements simples (« X % du budget national à l’éducation primaire », « réduire de Y % le coût du transport entre les provinces », etc.). L’élaboration de ce mini-manifeste pourrait se faire via des consultations nationales, des assises du genre « concertations pour la vision » incluant toutes les forces vives, afin que chacun s’y reconnaisse. Une fois établi, ce socle ne devrait plus être remis en cause à chaque alternance politique : il transcende les partis, c’est notre contrat social de base.
- Définir les rôles de chacun – Dans cette vision commune, tout le monde a un rôle à jouer, et surtout pas seulement l’État central. Clarifions qui doit faire quoi pour éviter de retomber dans le « il n’y a qu’à, il faut que… » flou. L’État central doit évidemment fixer le cap, assurer les fonctions régaliennes (sécurité, justice, diplomatie), investir dans les biens publics structurants (grandes infrastructures, universités, hôpitaux de référence) et créer un environnement incitatif (lois, fiscalité, régulations) pour orienter le secteur privé. Mais il n’a pas à tout exécuter lui-même. Le secteur privé national a vocation à investir et innover dans la transformation agricole, minière, industrielle – appuyons-le via des partenariats public-privé et de la facilitation. Les investisseurs étrangers sont les bienvenus pourvu qu’ils respectent nos règles et s’alignent sur nos priorités (et non l’inverse) : par exemple, qu’ils s’associent à des Congolais, qu’ils transfèrent des compétences, etc. Les provinces et entités locales doivent être responsabilisées pour la mise en œuvre de nombreuses politiques de proximité (écoles primaires, centres de santé, routes provinciales). Le cadre légal de la décentralisation existe, appliquons-le (avec les ressources correspondantes, comme dit plus haut). Enfin, les partenaires extérieurs (bailleurs de fonds, ONG, pays amis) doivent être coordonnés pour qu’ils s’alignent sur NOS priorités publiques plutôt que de financer en silos leurs projets favoris. Cela peut passer par un mécanisme de concertation État-bailleurs où on dit clairement : « Voici notre plan commun, voici les domaines où nous sollicitons un appui ; ailleurs, merci de respecter notre leadership et de ne pas créer des doublons. ». En résumé, une vision partagée, c’est aussi une feuille de route partagée où chacun connaît sa partition dans le grand orchestre national.
- Mettre en scène la cohérence – Une vision n’existe que si elle apparaît concrètement dans les décisions quotidiennes : lois, budgets, projets, calendrier gouvernemental. Il faut donc un mécanisme pour arrimer la vision aux actions. On pourrait, par exemple, adopter une loi de programmation pluriannuelle (sur 5 ou 10 ans) qui lierait les objectifs à des financements garantis. Cela se fait dans d’autres pays pour l’armée ou la recherche ; pourquoi pas chez nous pour le développement ? Cette loi pourrait dire : “Sur 2025-2030, l’État consacrera un minimum de X milliards USD à l’éducation de base, Y milliards aux infrastructures des corridors, etc., conformément aux objectifs de vision partagée.”. Ainsi, même si les gouvernements changent, la trajectoire financière reste en partie verrouillée sur les priorités. De même, chaque projet entrant dans le Plan National de Développement devrait être évalué à l’aune de la vision : s’il ne contribue à aucune priorité commune, est-il pertinent ? Un comité indépendant de suivi de la vision (incluant société civile, experts, etc.) pourrait publier chaque année un rapport “Cohérence” disant en substance : “Oui, les politiques publiques restent alignées sur la vision (ou non)”. Ça évite les dérives. En somme, passons du slogan à l’architecture en béton armé : une vision qui s’inscrit dans des textes et des budgets, qui lie les mains de tous (un peu) et guide la boussole nationale sur le long terme.
VII. Réparer le capital social : paroles tenues, promesses tenables
On l’a dit, le capital social – c’est-à-dire la confiance, la coopération, le respect des règles partagées – s’est effrité en RDC au fil des décennies de crises et de promesses trahies. Le reconstruire prendra du temps, mais un principe simple peut guider l’action : annoncer moins, livrer plus. En clair, inverser la vapeur par des promesses tenables et des paroles tenues. Quelques exemples concrets de gestes qui, répétés, feraient énormément pour restaurer la confiance entre l’État et les citoyens :
- Des chantiers visibles et vérifiables : Publier un calendrier public de réhabilitation de, disons, 500 écoles à travers le pays, avec pour chacune la localisation précise, le budget alloué, l’entreprise exécutante, et un échéancier. Puis, au fur et à mesure, montrer des photos “avant/après” des écoles réhabilitées sur un site accessible à tous, et permettre aux communautés locales de témoigner de l’avancement (via des comités de parents d’élèves, par exemple). Si, trimestre après trimestre, les citoyens voient effectivement des écoles reprendre vie dans leur contrée comme promis, le discours “l’éducation est la priorité” deviendra crédible. Rien de tel que la preuve par l’image et par le terrain pour faire mentir le cynisme ambiant. On pourrait faire la même chose avec 100 centres de santé à réhabiliter, etc.
- Des délais de paiement garantis aux PME : L’État congolais traîne une réputation déplorable de mauvais payeur, ce qui étouffe nos PME et renchérit les projets (les fournisseurs gonflent leurs prix par précaution). On pourrait instaurer par voie réglementaire un délai garanti de paiement de 30 jours (ou 45 jours) pour toute facture d’une PME locale fournissant l’État, avec pénalités automatiques en cas de dépassement. Par exemple, passé 45 jours, des intérêts de retard courent automatiquement et sont payés sans discussion. Et surtout, publier un rapport mensuel sur le respect de ces délais par chaque ministère. Ceci responsabiliserait l’administration et soulagerait grandement nos entrepreneurs. Tenir parole dans les contrats, c’est aussi du capital social : l’État montrerait l’exemple qu’une signature et un délai, ça se respecte.
- Des audits citoyens sur les grands travaux : Choisissons trois grands chantiers publics symboliques en cours (par exemple, la construction d’un corridor routier national, la rénovation d’un grand hôpital provincial, la modernisation d’un poste douanier frontalier) et ouvrons-les à des audits citoyens indépendants. C’est-à-dire : permettre à un panel d’organisations de la société civile, d’experts indépendants et de citoyens concernés d’avoir accès aux informations du projet (plans, coûts, avancement) et d’aller vérifier sur le terrain, puis de publier un rapport d’observation. Si tout est en ordre, tant mieux, cela renforcera la confiance. S’il y a des soucis (retards injustifiés, malfaçons, surfacturation), mieux vaut que ce soit pointé tôt publiquement pour corriger le tir, plutôt que de laisser pourrir et alimenter les rumeurs. Ce genre d’exercice existe ailleurs (on parle de « social audits ») et a fait ses preuves pour réduire la corruption et améliorer la qualité des infrastructures. En RDC, démarrer ce type d’audit participatif enverrait le message que le gouvernement n’a rien à cacher et qu’il invite même les citoyens à contrôler – renversant, non ? Cela participerait à “normaliser” l’idée que les projets publics appartiennent au public.
Ces gestes simples, s’ils sont répétés régulièrement, feront plus pour la confiance que les plus beaux slogans. Car la confiance ne se décrète pas, elle se constate. Chaque école effectivement réhabilitée, chaque facture payée à temps, chaque chantier surveillé avec rigueur, c’est un petit morceau de confiance reconquis. À l’inverse, annoncer monts et merveilles sans suite ne fait que creuser la tombe de la crédibilité publique. Comme le dit un proverbe : « Qui veut prouver sa sincérité apporte des preuves, pas des discours. » Appliquons-le.
VII. Et maintenant : un pacte de lucidité
Le Congo n’est pas un problème à résoudre, c’est une volonté à construire. Rien, absolument rien, ne nous condamne à la répétition fataliste des cycles d’échec. Nos ressources ne sont ni une malédiction éternelle ni une promesse automatique de bonheur ; elles sont une opportunité conditionnelle. Et la condition sine qua non, c’est la cohérence de notre projet national.
Redisons-le simplement : nous avons besoin d’un « oui » commun. Pas un oui naïf, pas un oui de façade, mais un oui lucide, discipliné, contractuel. Un oui qui s’écrive dans les faits : dans le budget national (qui refléterait nos priorités réelles et non les urgences clientélistes), dans les routes entretenues et praticables, dans les écoles qui fonctionnent effectivement, dans les litiges tranchés équitablement par une justice fiable, dans les transferts aux provinces effectivement versés à 40 % comme prévu, dans les mines qui tournent pour le bénéfice de tous et dans les usines qui commencent à pousser sur nos sols. Un oui qui se mesure dans la vie quotidienne de chaque Congolais.
Au fond, la question de 2025 n’a pas changé depuis 1960 : voulons-nous être la somme de nos fragments, ou l’architecture de notre avenir ? L’histoire, jusqu’ici, nous a surtout enseigné le coût colossal de la fragmentation – en millions de vies brisées, en milliards de dollars envolés, en décennies perdues. L’avenir, lui, nous offre la chance inédite de la vision partagée.
Cela ne signifie pas qu’il faille attendre l’homme providentiel ou le messie politique qui, d’un geste, unifierait tout. Non. Il s’agit de devenir, ensemble, un peuple providentiel pour lui-même. C’est-à-dire un peuple capable de prendre son destin en main, d’orienter ses ressources vers le bien commun, et de se tenir uni dans l’effort comme dans l’espérance.
Les défis sont immenses, mais les potentiels le sont plus encore. Des projections montrent que si la RDC mettait en œuvre des réformes ambitieuses et cohérentes, elle pourrait tripler son PIB en deux décennies et réduire la pauvreté extrême de 72 % aujourd’hui à moins de 7 % d’ici 2043. Ce ne sont là que des chiffres, mais ils illustrent une chose : rien n’est joué d’avance. Avec un cap clair, nous pourrions rejoindre, puis dépasser, beaucoup de pays aujourd’hui mieux lotis.
L’heure n’est plus aux litanies de lamentations, ni aux promesses cosmétiques. Elle est à ce que l’on pourrait appeler un pacte de lucidité entre Congolais. Lucidité sur nos faiblesses, pour mieux les corriger. Lucidité sur nos forces, pour mieux les exploiter. Lucidité sur le fait que nous n’avons pas d’amis permanents à l’étranger, seulement des intérêts – et que c’est à nous de défendre les nôtres en bloc. Lucidité, enfin, sur l’urgence d’agir : chaque année qui passe sans transformation profonde nous enfonce un peu plus dans la dépendance et l’instabilité.
Alors, et si, plutôt que de nous demander sans cesse qui a raison, nous décidions de faire raisonner le Congo ? En choisissant quelques priorités claires, en les finançant loyalement, en les exécutant rigoureusement et en les évaluant publiquement, nous écrirons enfin une vision commune.
Dr John M. Ulimwengu

