Au palais des congrès de Marrakech, une conviction s’impose : l’Afrique ne peut plus construire son avenir en dépendant des autres. L’édition 2025 de l’Ibrahim Governance Weekend a sonné l’heure d’un réveil collectif, avec un message clair et offensif. L’aide internationale décline, les engagements climatiques sont insuffisants, mais le continent dispose des leviers nécessaires : fonds de pension, ressources naturelles, fiscalité modernisée, diaspora. Nathalie Delapalme, directrice exécutive de la Fondation Mo Ibrahim, analyse pour Le Point Afrique les enjeux de cette nouvelle ère. Pour elle, il est temps que l’Afrique reprenne en main son propre développement, sans attendre que d’autres en fixent les règles. Entretien.
Le Point Afrique : Dans un monde en pleine recom-position géopolitique, marqué par le retour du protectionnisme et l’essoufflement de l’aide internationale, que révèlent les chiffres 2025 ? Quels signaux d’alerte doivent impérativement mobiliser les dirigeants africains ?
Nathalie Delapalme : Le coup de frein porté à l’aide au développement en 2025, notamment par les États-Unis, est brutal. Mais il s’inscrit dans une tendance plus large. En dix ans, la part de l’Afrique dans l’aide publique mondiale a reculé de 11 %. Pendant ce temps, les dépenses militaires mondiales ont bondi + 9 % en 2024 et le système financier multilatéral montre chaque jour un peu plus son inadaptation aux réalités africaines. Il faut donc cesser de s’accrocher à un modèle à bout de souffle. D’ailleurs, l’aide publique au développement ne représente déjà que moins de 10 % du financement du continent. Quant aux coupes drastiques de l’USAID, elles pèsent, pour 42 pays africains, moins de 1 % de leur RNB. En face, l’Afrique concentre une part majeure des minerais critiques, dispose d’un potentiel colossal en énergies renouvelables, en agriculture, en biodiversité ou en séquestration carbone. Des atouts massifs, encore largement sous-exploités. Le message de cette édition 2025 de l’IGW, à un mois du Sommet de Séville sur le financement du développement, est clair : il est temps d’en finir avec la logique de dépendance. L’Afrique a les moyens de redéfinir les règles du jeu.
Face aux discours alarmistes, souvent nourris par la baisse de l’aide et les crises, vous appelez à un changement de narration ?
C’est un constat brutal : le monde a radicalement changé depuis la création des Nations unies et du système de Bretton Woods il y a 80 ans. À l’époque, l’Afrique était perçue comme un territoire confiné, lointain, porteur de toutes les misères guerres, pauvreté chronique, épidémies, catastrophes naturelles. Aujourd’hui, les lignes ont bougé : la guerre est en Europe, les pandémies et le dérèglement climatique frappent sans distinction de frontières ou de richesses, et le terrorisme sévit partout. Les crises ne sont plus locales, mais globales, imposant des réponses collectives. L’Afrique ne peut plus se contenter d’être un simple bénéficiaire passif, remerciant à peine ceux qui lui offrent des solutions. Elle doit et entend prendre une part active dans la recherche et la mise en œuvre de ces réponses. Cela demande une prise de conscience ambitieuse de ses forces, mais aussi une lucidité sans concessions sur ses faiblesses à elle de les dépasser. C’est exactement ce qui s’est dégagé lors de ces trois jours d’échanges intenses, avec deux urgences majeures : accélérer l’intégration économique du continent pour enfin «passer à l’échelle».
Vous décrivez un moment de bascule. L’Afrique est-elle à la croisée des chemins ?
Ce que nous vivons est un véritable électrochoc. Le retrait brutal de bailleurs historiques Trump en tête, mais pas uniquement a sonné la fin d’un modèle révolu. Fini, l’illusion d’un retour en arrière. Les transitions sont toujours chaotiques, avec leurs déséquilibres et leurs tensions. Mais c’est justement dans ces ruptures que se forgent les nouveaux cycles. Ce que nous observons aujourd’hui, c’est un basculement majeur : la volonté farouche du continent, en particulier de sa jeunesse, de mobiliser ses propres forces pour porter un agenda qu’il s’est enfin réapproprié. C’est une révolution silencieuse, une réécriture des règles du jeu, taillée sur mesure pour les réalités contemporaines, et non sur les vestiges du passé.
Chaque année, les rapports de la Fondation pointent la même urgence : mieux exploiter les ressources et redistribuer la richesse. Sur le terrain, constatez-vous enfin de vrais progrès à l’échelle du continent ?
De plus en plus de gouvernements africains prennent conscience que leur intérêt stratégique n’est plus d’exporter des matières premières brutes à faible valeur ajoutée, mais bien de repenser leurs modèles économiques de croissance. Cela veut dire : transformer localement, intégrer les chaînes de valeur, et surtout faire en sorte que les bénéfices soient mieux redistribués. Mais ce qui change aussi et c’est fondamental, c’est le regard que les citoyens du continent, et en particulier la jeunesse, désormais fortement majoritaire, portent sur cette question. Ils entendent désormais que les ressources naturelles bénéficient en priorité aux territoires qui les hébergent : que ces ressources se traduisent sur le terrain en termes d’emplois locaux, de recettes fiscales, d’infrastructures, de services publics.
Cette prise de conscience, dites-vous, est aussi nourrie par les évolutions géopolitiques. Dans quelle mesure le contexte international bouscule-t-il les rapports de force autour des ressources africaines ?
Il y a aujourd’hui une revalorisation stratégique des actifs africains. On l’a vu avec la guerre en Ukraine : tout à coup, les Européens ont mesuré l’intérêt stratégique du gaz africain pour assurer la diversification de leur propre approvisionnement. Mais le vrai basculement, c’est la montée en puissance de l’intérêt stratégique des ressources critiques du continent. Sans les minerais africains cobalt, lithium, manganèse, bauxite, chrome, phosphate il n’y aura pas d’économie verte globale. Le continent africain le sait, comme beaucoup de ses « nouveaux partenaires » qui y affluent depuis longtemps, moins sans doute malheureusement que ses voisins européens.
Le Maroc accueille pour la deuxième fois cet événement, une rareté. Est-ce un choix motivé par ses progrès en gouvernance ou par son rôle régional stratégique ?
C’est un peu des deux. Revenir au Maroc, pays hôte en 2017, souligne ses avancées remarquables en gouvernance. En dix ans, il est passé de la 13e à la 8e place sur le continent selon l’indice de gouvernance, avec des progrès bien au-dessus de la moyenne africaine. Le Maroc domine désormais en infrastructures et administration publique. Mais au-delà des chiffres, c’est surtout son leadership africain affirmé qui justifie ce choix : un acteur clé régional et continental. Le Maroc est donc un cadre idéal pour discuter du financement de « l’Afrique que nous voulons », en insistant sur la mobilisation des ressources internes plutôt que sur la dépendance à l’aide extérieure, de plus en plus incertaine.
Pourtant, le classement du Royaume chérifien à la 120e place mondiale de l’IDH interpelle. Comment expliquez-vous ce déséquilibre dans son développement ?
Ce qui frappe au Maroc, c’est la cohérence et l’équilibre des progrès. L’Indice Ibrahim, qui compile 49 sources indépendantes, montre une amélioration dans les quatre grandes dimensions : sécurité et État de droit, participation et droits, opportunités économiques, développement humain. Mieux : ces avancées se sont même accélérées entre 2014 et 2023. Peu de pays africains peuvent se targuer d’un tel parcours. Souvent, les progrès sont déséquilibrés : développement humain ou économique d’un côté, stagnation ou recul côté sécurité ou droits. Ce n’est pas le cas du Maroc. Cela signifie-t-il qu’il n’y a aucun défi ? Évidemment non. Inégalités et fortes attentes sociales, surtout chez les jeunes, demeurent. Plus un pays progresse, plus les exigences montent, avec leur lot d’impatience. Mais au final, le Maroc avance de manière régulière et homogène, dans un contexte régional et mondial instable.
Avec Le Point Afrique