Cet article d’opinion fait suite à une analyse diffusée sur la plateforme WhatsApp du réseau des économistes congolais auquel j’appartiens. L’analyse en question, qualifiée de « remarquable », dénonçait la prétendue nocivité des bailleurs multilatéraux et leur complicité tacite dans la mauvaise gouvernance et la gestion prédatrice en République Démocratique du Congo (RDC). Selon cette lecture, les institutions de Bretton Woods imposeraient des politiques uniformes : privatisations à vil prix, dérégulation, réduction des dépenses sociales, ouverture commerciale sans filet. Ma réaction à cette publication tient à ce qu’elle illustre une confusion fréquente dans certains cercles critiques des institutions de Bretton Woods. Ces critiques, bien que parfois fondées, amalgament souvent des griefs légitimes avec une méconnaissance profonde des mandats et des mécanismes de fonctionnement du FMI et de la Banque mondiale. Ce type de discours, souvent empreint d’indignation émotionnelle, manque d’introspection et tend à déresponsabiliser nos gouvernants tout en alimentant un afro-pessimisme stérile.
Ces débats me rappellent les réflexions développées dans mon ouvrage publié en 1999, intitulé L’idéologie libérale et les rapports Nord-Sud préfacé par le regretté Samir Amin dans la collection Tiers Monde dirigé par cet éminent penseur et économiste africain de gauche. J’y formulais des critiques sur les politiques d’ajustement structurel et leurs discours utilitaristes de légitimation. Il est cependant important de souligner que les institutions de Bretton Woods ont, depuis, fait évoluer leurs approches. L’arrivée notamment d’Olivier Blanchard comme économiste en chef du FMI, dans le sillage des critiques formulées par Joseph Stiglitz dans Globalization and Its Discontents (2002), a marqué un tournant. J’ose dire que ce que Stiglitz a dénoncé en 2002 figurait déjà dans mon ouvrage, trois ans plus tôt – mais écrit en français et sans le prestige d’un prix Nobel.
Revenons à l’essentiel. Je souhaite ici rappeler quelques vérités fondamentales, souvent ignorées ou mal comprises, sur le rôle réel du FMI et de la Banque comme partenaires et institutions d’appui au développement.
- Le FMI n’est pas une banque de développement
Le Fonds monétaire international est un mécanisme de stabilisation macroéconomique, conçu pour répondre à des crises conjoncturelles, notamment celle de la balance des paiements. Il n’a ni le mandat ni les instruments pour financer le développement structurel. En image : le FMI est un pompier qui intervient lorsque la maison brûle sous les lumières des caméras. Bien qu’extrêmement important pour éviter la consumation complète de la maison par les flammes, le pompier n’est cependant pas responsable de la reconstruction de la maison brûlée. Il peut lui éviter l’effondrement, mais il n’est pas chargé de reconstruire l’édifice.
- La Banque mondiale est une banque de développement, mais pas un donateur inconditionnel
Le Groupe de la Banque mondiale – dont seule l’IDA opère sur des bases concessionnelles – fonctionne comme une banque de développement. Elle ne récolte pas des dépôts comme des banques commerciales mais emprunte sur les marchés financiers internationaux pour financer ses opérations dans les pays émergents. Le maintien de sa notation AAA, tributaire de son coût relativement faible d’emprunt sur les marchés financiers, dépend de la qualité de son portefeuille (le niveau des prêts en souffrance), d’une liquidité abondante qui lui permettrait de continuer à jouer un rôle contracyclique en période de crise même si les marchés financiers fermaient, et du soutien financier inaliénable de ses actionnaires, dont la RDC fait partie.
- Le FMI et le Groupe de la Banque mondiale sont des centres d’excellence de connaissance
Le FMI et la Banque mondiale sont des réservoirs de connaissances. Trop souvent, nos pays négligent cette dimension. L’analyse comparative des politiques publiques réussies ou échouées ailleurs (« benchmarking ») est un outil précieux que nous utilisons très peu. Ces institutions ne viennent pas imposer des fonds comme on gaverait des oies ; ce sont nos gouvernements qui sollicitent leur appui. Il faudrait que nos gouvernements apprennent à tirer davantage profit de ce réservoir des connaissances pour améliorer les chances de succès des projets pour lesquels ils sollicitent des financements.
- Apprendre à pousser plutôt qu’à subir (« Push-Pull »)
Nos gouvernements doivent adopter une stratégie de type « push-pull ». Il ne s’agit pas de subir les prescriptions, mais de formuler nos priorités, de les traduire en projets bancables, et de viser la mobilisation d’une diverse panoplie d’investisseurs. Les institutions de Bretton Woods ne sont pas indispensables au financement de tout projet en RDC, mais servent souvent comme catalyseuses d’investissements. La RDC aura plus de chance de mobiliser des investisseurs internationaux dans ses projets s’il est en programme avec ces institutions et si les agences internationales de notation signalent des perspectives positives de l’évolution de l’économie du pays. Le véritable test de pertinence d’un projet pour un décideur patriotique est cependant simple : y investirait-il ses propres fonds s’il en avait la possibilité ? Ainsi, j’imagine qu’aucun décideur congolais ne mettrait ses fonds propres sur un panneau publicitaire avec son nom écrit en grand dans la parcelle de son voisin alors qu’il enverrait ses enfants demander l’aide pour leurs frais scolaires à leurs oncles. De même, il me semble incohérent, à titre illustratif, de demander une aide de 100 millions de dollars à la Banque mondiale alors que l’on finance des clubs de football européens à hauteur de 40 millions.
- Aucun pays ne se développera en comptant uniquement sur les ressources limitées des institutions de Bretton Woods
Les bilans combinés du FMI et de la Banque mondiale avoisinent 1 200 milliards de dollars – une goutte d’eau face aux 4 000 milliards de dollars annuels nécessaires pour atteindre les ODD selon l’ONU. Il est impératif de penser au-delà des financements-caisse du gouvernement et ceux multilatéraux, en recourant aux solutions innovantes qui mobiliseraient des fonds privés et renforceraient le contenu local. Nous avions développé ces pistes des solutions dans un article publié dans l’édition de ce journal du 23 décembre 2024 et dans la Revue Africaine de la Banque et des Assurances (vol. 2, n°1, mai 2025).
- La responsabilité des choix d’implémentation des recommandations reste nôtre
La Banque mondiale peut, comme on l’entend si souvent des responsables de l’époque et de certains analystes, avoir recommandé au gouvernement de privatiser les actifs de la Gécamines parce que la société n’arrivait pas à lever les fonds pour relancer l’outil de production. La Banque mondiale n’a cependant pas demandé à ce gouvernement de brader la valeur de ces actifs à des compagnies offshores qui les revendraient quelque temps après à de compagnies minières de renom à leurs vraies valeurs. Nous avions aussi montré dans notre article précité qu’il y a des alternatives de marché (plus transparentes) à des « contrats chinois ». Le problème de la RDC réside dans l’absence de compétences financières solides et de probité dans nos cercles décisionnels. Trop d’économistes à la tâche ignorent les subtilités de la finance moderne. Malheureusement, ni le cursus académique offert dans nos universités et écoles de commerce ni l’exposition professionnelle locale ne permettent d’acquérir les compétences requises pour structurer des montages financiers complexes. Il devient donc critique pour les décideurs d’avoir la lucidité de pouvoir pallier ces insuffisances. Le décideur le plus dangereux est en effet celui qui ne sait pas ce qu’il ne sait pas et est, par conséquent, incapable d’identifier les bonnes compétences nécessaires au succès de son mandat.
- Refuser la facilité du bouc émissaire
Il est trop commode d’imputer nos échecs aux institutions de Bretton Woods. Nous devrions éviter de nous autosatisfaire des discours diplomatiques des fins de mission de ces institutions devant la presse. Des diagnostics rigoureux existent – tel le « Financial Sector Assessment Program » (FSAP) – qui offrent une lecture plus technique de nos défis. Les programmes du FMI et de la Banque mondiale ne sont pas une fatalité. D’autres pays africains, également sous programme avec le FMI ou la Banque mondiale, enregistrent des progrès notables. La responsabilité première de notre stagnation nous incombe.
- La résilience se construit de l’intérieur
Le mot-clé de la finance du développement aujourd’hui est la mobilisation. Aucun pays ne se développera uniquement grâce aux ressources du FMI ou de la Banque mondiale ou d’une politique de financement-caisse des projets. Le développement de l’épargne institutionnelle domestique à travers des reformes des systèmes de pension et du fonctionnement des assurances, la mise en place des marchés de capitaux locaux et la valorisation du contenu local sont essentiels à un développement durable et inclusif. Le Groupe de la Banque mondiale reconnaît les limites de ses ressources et encourage depuis une décennie la mobilisation de capitaux privés pour amplifier l’échelle du financement et l’impact du développement des projets. Notre gouvernement devrait faire de même en adoptant des stratégies de facilitation de la mobilisation des fonds privés dans la structuration des financements des projets. Notre article cité plus haut en donne des exemples concrets.
En somme, il est temps de dépasser les discours accusateurs et de faire preuve de lucidité stratégique. La transformation de nos économies ne viendra ni de la dénonciation systématique des partenaires techniques et financiers, ni de la nostalgie d’un passé idéalisé, mais d’une gouvernance responsable, d’une vision claire et d’une mobilisation intelligente de toutes les ressources – internes comme externes.
(*) Dr. Frédéric Wandey écrit ici à titre individuel en tant qu’expert congolais dans la structuration des investissements et développement des marchés financiers depuis bientôt 19 ans à la Société Financière Internationale (IFC) du Groupe de la Banque mondiale. Docteur en économie appliquée de l’Université du Minnesota (États-Unis) et Docteur en philosophie de l’Université catholique de Louvain (Belgique), il détient un master en économétrie et analyse des politiques de l’Université libre de Bruxelles (Belgique), ainsi que des diplômes de licence en économie (économie monétaire et internationale) de l’Université de Kinshasa et en philosophie de l’Université catholique du Congo (RDC).

