Au-delà d’une simple querelle de comptables sur la baisse des recettes, l’affrontement public inédit entre l’argentier national et l’institut d’émission révèle une fracture tectonique au sommet de l’État. Alors que le Parlement s’apprête à voter un budget 2026 qualifié par plusieurs experts d’« insincère », la RDC navigue dangereusement entre le marteau de la discipline monétaire et l’enclume de la dominance budgétaire. Enquête sur un delta financier qui menace de faire dérailler le programme avec le FMI.
C’est une scène rare dans l’univers feutré de la haute finance congolaise. D’ordinaire, les linges sales de la politique macroéconomique se lavent dans la discrétion climatisée de la « Troïka » ou des réunions du Comité de Politique Monétaire. Mais en cette première semaine de décembre 2025, les digues ont rompu. Par communiqués et notes techniques interposés, le Ministère des Finances et la Banque Centrale du Congo (BCC) se livrent une guerre de tranchées sur l’interprétation des chiffres.
L’objet officiel du litige? La baisse des recettes fiscales constatée en fin d’année. Pour la BCC, la cause est arithmétique et liée à l’appréciation du Franc Congolais. Pour le Ministère des Finances, cette lecture est « erronée », préférant invoquer des mécanismes administratifs comme les crédits d’impôt.
Pourtant, derrière cette bataille sémantique se cache un enjeu bien plus lourd, que les initiés nomment déjà « le péché originel du Budget 2026 » : un désalignement massif entre les ambitions politiques du gouvernement Suminwa et la réalité monétaire imposée par le marché.
L’anatomie du « Delta » : quand la mathématique devient politique
Pour comprendre la violence souterraine de cet affrontement, il faut plonger dans la mécanique complexe d’une économie dollarisée. La RDC vit un paradoxe : l’État dépense en Francs Congolais (salaires, fonctionnement), mais tire l’essentiel de sa richesse (fiscalité minière et pétrolière) en dollars américains.
C’est ici qu’intervient ce que les technocrates de la Gombe appellent le « Delta » de change.
Le Projet de Loi de Finances 2026, actuellement sur la table de la commission ÉCOFIN de l’Assemblée nationale, a été bâti sur une hypothèse de taux de change de 2.900,3 FC pour 1 dollar. Une projection arrêtée mi-2025, alors que la tendance était à la dépréciation. Or, contre toute attente, grâce à une politique restrictive féroce de la BCC, la monnaie nationale s’est appréciée pour se stabiliser autour de 2.450 FC.
L’écart est brutal. Pour chaque dollar d’impôt collecté auprès des miniers, le Trésor public n’encaisse plus que 2 450 FC en trésorerie réelle, alors qu’il a inscrit 2 900 FC de recettes dans son budget prévisionnel. Ce « Delta » de 450 francs par dollar, multiplié par les milliards de la fiscalité extractive, creuse un trou béant dans les livres de l’État avant même que l’année ne commence.
« C’est mathématique, c’est la vérité des prix », martèle-t-on du côté de la Banque Centrale, qui refuse de porter le chapeau d’une sous-performance fiscale. En face, admettre cet impact reviendrait pour le Ministère des Finances à reconnaître que le budget record de « 20 milliards de dollars » présenté au peuple repose sur des pieds d’argile.
Le spectre de la « dominance fiscale »
Cette polémique met en lumière un dysfonctionnement institutionnel majeur : le risque de dominance fiscale. Ce concept économique décrit une situation où la Banque Centrale perd son indépendance et se voit contrainte d’ajuster sa politique monétaire pour sauver la mise au Trésor Public.
Actuellement, la BCC joue sa partition de gardien du temple : elle serre la vis, ponctionne la liquidité et stabilise le taux de change pour préserver le pouvoir d’achat des Congolais – sa mission première. Mais cette politique vertueuse est devenue un cauchemar pour le Ministère des Finances, qui voit ses recettes nominales en francs fondre comme neige au soleil.
L’agressivité de la réaction du Ministère des Finances trahit une tentation dangereuse : celle de forcer la main à la BCC pour qu’elle relâche la pression, favorisant une dépréciation qui regonflerait artificiellement les recettes en francs. « Le MinFin est devenu accro à l’inflation pour boucler ses fins de mois », analyse un expert en finances publiques proche du dossier. « Ils préfèrent un dollar à 2 900 qui appauvrit la population mais équilibre leur tableau Excel, plutôt qu’un dollar à 2 400 qui soulage les ménages mais creuse le déficit comptable. »
Une gouvernance en silos : le péril de la crédibilité
L’aspect le plus inquiétant de ce dossier réside dans la gestion de la crise elle-même. La publication de données contradictoires par deux institutions souveraines (le Trésorier et le Banquier de l’État) envoie un signal désastreux aux marchés et aux partenaires.
- Pour le FMI : Alors que la RDC s’apprête à conclure des revues décisives pour le décaissement de la Facilité Élargie de Crédit (FEC) et du fonds de résilience (RSF) en ce mois de décembre, cette cacophonie tombe au plus mal. L’institution de Bretton Woods exige une « réconciliation des données ». Sans accord sur les chiffres, pas de décaissement.
- Pour les Investisseurs : La crédibilité de la signature souveraine est entamée. Si l’État ne s’accorde pas sur ses propres revenus, quelle valeur accorder aux Bons du Trésor émis pour financer le déficit?
Ce « shéguéisme institutionnel », comme le qualifient ironiquement certains observateurs dans les groupes de discussion spécialisés, révèle une gouvernance en silos où la main gauche ignore, ou combat, ce que fait la main droite.
Vers un budget 2026 « Insincère »?
Au Parlement, l’heure est grave. Les députés de la Commission ÉCOFIN sont face à un dilemme cornélien. Maintenir le taux de 2.900 FC permettrait de voter un budget politiquement vendeur, affichant des montants records pour les investissements et la sécurité. Mais ce serait voter une fiction. Dès janvier 2026, l’exécution se heurterait au mur de la trésorerie réelle (base caisse), obligeant le gouvernement à geler les dépenses d’investissement et de fonctionnement pour ne payer que les salaires.
Réviser le taux à 2.500 FC obligerait à réduire la taille du budget de près de 15%, soit environ 2 milliards de dollars de moins en valeur faciale. Un suicide politique à court terme, mais un acte de salubrité publique à moyen terme.
« On s’apprête à donner au gouvernement une carte de crédit sans provision », avertit un analyste. Si le cadrage n’est pas révisé maintenant, 2026 sera l’année de la régulation budgétaire sauvage, avec son cortège d’arriérés intérieurs et de projets à l’arrêt.
Conclusion : l’urgence d’un retour à l’orthodoxie
La « polémique des chiffres » n’est que la partie émergée de l’iceberg. Elle signale l’urgence d’une coordination réelle des politiques publiques. La Banque Centrale a raison de défendre la monnaie : c’est le seul rempart contre la vie chère. Le Ministère des Finances a raison de s’inquiéter de ses marges de manœuvre : la guerre à l’Est coûte cher.
Mais la solution ne réside pas dans le déni de réalité ou la guerre des communiqués. Elle passe par l’acceptation d’un budget plus modeste mais plus sincère, et par l’arrêt des mécanismes de financement opaques (avances fiscales) qui brouillent la lecture des comptes publics. Si la RDC veut conserver sa crédibilité financière internationale, elle doit cesser de jouer avec le thermomètre et commencer à soigner la fièvre de sa dépense publique.
Jerry Bossa Domba
Economiste-fiscaliste

