La « complexité économique » désigne la sophistication d’une économie en fonction de la diversité et de la technicité de ses exportations. Cet indicateur, développé par des chercheurs de Harvard et du MIT, est synthétisé par l’indice de complexité économique (ICE ou ECI en anglais). En termes simples, il mesure le niveau de connaissances productives incorporées dans les biens qu’un pays est capable de produire et d’exporter. Un pays affichera un indice élevé s’il exporte une vaste gamme de produits à haute valeur ajoutée (électronique, machines, produits manufacturés complexes, etc.), alors qu’un pays exportant essentiellement des matières premières ou des produits peu transformés aura un indice faible. Ce concept est important car des études ont montré une corrélation positive entre une plus grande complexité économique et une croissance à long terme plus rapide et inclusive. En effet, des exportations plus complexes que prévu pour le niveau de revenu d’un pays tendent à accélérer la croissance de son PIB par habitant et à réduire les inégalités. À l’inverse, une économie peu diversifiée et concentrée sur quelques produits basiques risque de voir sa croissance plafonner et de subir plus fortement les chocs externes (comme les fluctuations des cours mondiaux des matières premières).
La République démocratique du Congo apparaît comme l’une des économies les moins complexes au monde. D’après l’indice ECI, la RDC se situait tout en bas du classement international ces dernières années : avant-dernière sur l’échelle mondiale selon certaines estimations, se classant par exemple 131ᵉ sur 133 pays étudiés en 2023. Autrement dit, quasiment aucun autre pays n’affiche une complexité économique inférieure à celle de la RDC. Cette piètre position s’explique par une faible diversification de l’économie congolaise. Ses exportations restent dominées par un très petit nombre de produits bruts : le cuivre, le cobalt, le pétrole et quelques autres minerais représentent à eux seuls plus de 92 % des exportations totales du pays. En se reposant quasi exclusivement sur la vente de matières premières non transformées, la RDC n’engrange pas les bénéfices d’une industrialisation diversifiée – d’où un score de complexité exécrable.
Il est à noter que la situation de la RDC s’est dégradée au fil du temps sur ce plan. Sur la dernière décennie, le pays a encore perdu des places dans le classement de complexité économique, signe que son économie est devenue moins intelligente et donc moins diversifiée qu’auparavant. En 1995, la RDC figurait déjà parmi les derniers, et elle a continué de reculer relativement aux autres nations jusqu’à aujourd’hui. Plusieurs facteurs expliquent ce recul : la montée en puissance d’autres pays émergents qui ont diversifié leurs exportations (réduisant d’autant le rang relatif du Congo), mais aussi le manque de progrès interne en RDC en matière d’industrialisation hors secteur minier. En fait, la transformation structurelle de l’économie congolaise n’a toujours pas véritablement commencé : le pays n’a pas opéré la transition classique de l’agriculture vers l’industrie légère puis lourde, qui caractérise le développement économique soutenu. Par exemple, la RDC n’a pas développé de filière textile d’exportation significative, ni d’industrie manufacturière électronique ou d’assemblage de machines – étapes par lesquelles sont passés nombre de pays à revenu intermédiaire. Cette absence de tissu industriel diversifié maintient l’économie dans un état de vulnérabilité et de dépendance aux ressources de base.
Historiquement, l’économie congolaise a toujours été axée sur l’extraction de ses riches ressources minières (cuivre, or, uranium, coltan, diamants, etc.), d’abord sous l’ère coloniale belge puis après l’indépendance. Cette abondance en matières premières a souvent été décrite comme une « malédiction des ressources naturelles » – c’est-à-dire un frein paradoxal au développement, en décourageant l’émergence d’autres secteurs productifs. Les décennies de régime Mobutu (1965-1997), marquées par la corruption, la nationalisation maladroite d’entreprises (« zaïrianisation ») et la dilapidation des revenus miniers, ont laissé le pays exsangue industriellement. Les guerres et instabilités des années 1990-2000 ont encore aggravé la situation, détruisant des infrastructures et détournant l’attention des autorités du développement économique. Malgré quelques tentatives de relance (par exemple, la création de zones économiques spéciales dans les années 2010 pour attirer des industries agroalimentaires ou cimentières), la RDC n’a pas encore réussi à amorcer une diversification substantielle de son économie, ce que reflète son indice de complexité toujours très bas.
COMPARAISONS INTERNATIONALES : LA RDC A LA TRAINE
L’évolution de l’indice de complexité économique (ICE) de 1995 à 2021 pour plusieurs pays tiré des données de Harvard montre que la RDC est restée quasiment au dernier rang mondial de complexité au fil des ans, tandis que des pays comme la Chine ou le Vietnam ont nettement amélioré la sophistication de leurs exportations sur la même période. Par exemple, la Chine est passée d’un rang moyen en 1995 à la 18ᵉ place mondiale en 2021 grâce à une industrialisation rapide, et le Vietnam de la 107ᵉ à la 61ᵉ place, traduisant le développement de nouvelles filières manufacturières. En revanche, la RDC, stagne au 131ᵉ rang en 2021 (contre 122ᵉ en 1995), témoignant d’un retard persistant en matière de diversification et d’intelligence.
En comparaison régionale, la RDC fait figure d’exception négative même en Afrique. Des pays africains comme l’Afrique du Sud ou la Tunisie disposent d’économies plus diversifiées et affichent des indices de complexité bien supérieurs. L’Afrique du Sud – économie la plus industrialisée du continent – présentait ainsi un indice ECI avoisinant -0,15 en 2023, très au-dessus de celui de la RDC (environ -1,86 la même année). Des pays d’Afrique du Nord tels que la Tunisie ou le Maroc, grâce à leurs industries manufacturières (textile, automobile, agroalimentaire), se situent aussi dans le milieu du classement mondial, sans atteindre les sommets des pays développés mais nettement plus haut que la RDC. À l’opposé, d’autres économies exportatrices de ressources naturelles connaissent des problèmes similaires à ceux du Congo. Par exemple, le Nigeria, géant pétrolier africain, figure lui aussi parmi les derniers du classement de complexité (ECI ~ -1,62) du fait de sa dépendance aux hydrocarbures. De même, des pays comme l’Angola, le Tchad ou la Guinée Équatoriale – riches en pétrole ou minerais – affichent une faible complexité économique, démontrant qu’une richesse naturelle abondante ne garantit pas un tissu productif sophistiqué. À l’échelle mondiale, ce sont au contraire les nations fortement industrialisées et technologiques qui dominent l’indice de complexité : le Japon occupe le premier rang avec un ECI d’environ +2,27, suivi par la Suisse (2,14), l’Allemagne (1,96) ou la Corée du Sud. Ces pays exportent une multitude de produits à haute technicité (machines-outils, automobiles, équipements électroniques, produits pharmaceutiques, etc.), reflétant des économies très diversifiées fondées sur le savoir-faire et l’innovation. L’écart est donc immense entre la RDC et les leaders mondiaux en la matière.
PROMOUVOIR LA CULTURE DE L’INTELLIGENCE POUR LA PRODUCTION EN RD CONGO
Lorsqu’on évoque la faible complexité économique de la RDC, on se focalise souvent sur les chiffres des exportations ou la dépendance aux minerais. Mais derrière ces indicateurs se cache une question plus profonde : quelle place accorde-t-on à l’intelligence dans la production des biens et services ?
Aujourd’hui, l’économie congolaise fonctionne encore largement comme une économie d’extraction. On sort le cuivre, le cobalt, le coltan, on les expédie bruts, et on importe ensuite les téléphones, les voitures électriques ou les ordinateurs dans lesquels ces minerais sont intégrés. Ce modèle traduit un déficit de culture de l’intelligence productive : la capacité d’un peuple à transformer son savoir, son ingéniosité et sa créativité en valeur ajoutée concrète.
L’intelligence productive n’est pas qu’une affaire de laboratoires de recherche ou de technologies de pointe. C’est aussi la capacité d’une société à relier ses savoirs traditionnels à des innovations modernes, à organiser ses artisans, à valoriser ses agriculteurs, à connecter ses universités et ses entreprises. En RDC, ce maillage est encore fragile. Les jeunes sortent d’université sans souvent trouver d’espaces où exercer leurs talents. Les savoirs locaux, qu’il s’agisse de techniques agricoles ou artisanales, restent rarement intégrés dans des chaînes de valeur modernes.
Pourtant, le potentiel est immense. La RDC dispose d’une jeunesse vibrante, d’une diaspora qualifiée, et d’une diversité culturelle qui pourrait nourrir mille formes d’innovation. Cultiver une véritable culture de l’intelligence signifierait mettre l’éducation au cœur du développement, encourager l’esprit critique, stimuler la recherche appliquée, créer des passerelles entre le savoir théorique et la pratique économique. C’est cette dynamique qui permettrait de voir émerger, non seulement des usines de batteries au cobalt, mais aussi des entreprises agroalimentaires compétitives, des start-up numériques ancrées dans les réalités locales, ou encore des industries culturelles valorisant la richesse congolaise.
En somme, la complexité économique ne se résume pas à un indice. Elle reflète une culture collective de l’intelligence : comment une nation valorise ses cerveaux, organise ses savoirs et transforme ses idées en biens et services. Pour la RDC, développer cette culture est peut-être le pas décisif pour briser la malédiction de la dépendance aux ressources naturelles et engager enfin une trajectoire de prospérité partagée.
CONSEQUENCES ET IMPLICATIONS POLITIQUES
Le fait que la RDC possède une économie à complexité réduite a plusieurs implications préoccupantes. D’abord, cela rend le pays hautement vulnérable aux chocs externes. Étant donné que plus de 90 % des revenus d’exportation proviennent de quelques minerais, un effondrement des cours du cuivre ou du cobalt sur le marché mondial peut gravement ébranler toute l’économie congolaise. Cette absence de diversification affaiblit la résilience du pays face aux fluctuations des prix des matières premières et aux crises internationales. Ensuite, une faible complexité signifie que la RDC ne capitalise pas pleinement sur la valeur ajoutée de sa richesse naturelle. En exportant principalement des produits bruts (minerai de cuivre, cobalt non transformé, pétrole non raffiné, etc.), le pays réalise des gains limités, alors que la majeure partie de la chaîne de valeur (raffinage, fabrication de produits finis) se fait à l’étranger. Cela se traduit par des opportunités d’emplois et de revenus manquées pour la population congolaise, qui reste largement pauvre en dépit des immenses richesses du sous-sol. Enfin, une économie peu complexe tend à croître plus lentement sur le long terme. Si aucune mesure n’est prise, la RDC risque de demeurer dans le piège des pays à bas revenu dépendants de quelques ressources, sans montée significative en gamme de sa production.
Quelles politiques pour inverser la tendance ? Face à ce diagnostic, les experts s’accordent sur la nécessité d’une stratégie volontariste de transformation économique. Voici quelques axes politiques majeurs qui pourraient aider la RDC à améliorer sa complexité économique au fil du temps :
- Investir dans le capital humain : renforcer l’éducation et la formation professionnelle afin de doter la main-d’œuvre des compétences nécessaires à l’émergence de secteurs plus technologiques et complexes (ingénierie, transformation industrielle, services avancés, etc.). Un personnel qualifié est indispensable pour attirer et développer des industries diversifiées.
- Stimuler l’innovation et la R&D : augmenter les financements dédiés à la recherche scientifique, à la technologie et à l’innovation pour favoriser l’apparition de produits et services à plus haute valeur ajoutée. Cela pourrait passer par la création de centres de recherche, d’incubateurs de startups, et par des partenariats avec des universités.
- Améliorer le climat d’investissement : créer un environnement des affaires propice à l’entrepreneuriat et à l’investissement privé, en simplifiant les procédures administratives, en offrant des incitations fiscales ciblées et en facilitant l’accès au financement pour les PME. Attirer des investisseurs, locaux comme étrangers, dans des secteurs hors-mines (agro-industrie, manufacture, numérique) diversifierait la base productive.
- Renforcer les partenariats public–privé : encourager une collaboration étroite entre l’État congolais et le secteur privé pour réaliser des projets structurants. Des partenariats public–privé pourraient aider à développer des infrastructures industrielles, des programmes de formation technique, et à co-investir dans de nouvelles filières (par exemple, la fabrication de batteries électriques exploitant le cobalt local).
- Diversifier la base d’exportation : il s’agit d’élargir la gamme de produits exportés par la RDC. Concrètement, cela implique d’encourager la transformation locale des matières premières (fonderies de cuivre, usines de cathodes de cobalt, raffineries de pétrole, tailleries de diamants, etc.) plutôt que de tout exporter à l’état brut. Parallèlement, identifier d’autres secteurs où la RDC pourrait avoir un avantage comparatif – agriculture de rente (café, cacao), bois et produits forestiers, tourisme, énergie hydroélectrique – et soutenir activement leur développement pour diminuer la dépendance aux mines. Des politiques industrielles bien pensées, accompagnant cette diversification, seraient cruciales pour assurer la viabilité des nouvelles filières.
- Développer les infrastructures : sans routes, électricité fiable ni logistique moderne, il sera difficile de diversifier l’économie. Investir massivement dans les infrastructures de transport (routes, chemins de fer, ports, aéroports) ainsi que dans l’accès à l’énergie et au numérique est indispensable. Une meilleure infrastructure réduira les coûts de transaction et reliera les centres de production aux marchés, rendant possibles de nouvelles activités économiques à travers ce vaste pays.
CONCLUSION
En résumé, la place marginale de la RDC dans la complexité économique mondiale souligne l’urgence de repenser son modèle de développement. Le cas congolais illustre de manière frappante comment la richesse en ressources naturelles, si elle n’est pas accompagnée d’une diversification productive et d’une culture de l’intelligence appliquée à la production, peut conduire à une économie bloquée au bas de l’échelle de sophistication.
Les implications en matière de politique économique sont claires : sans efforts soutenus pour diversifier les filières, investir dans le savoir-faire, et promouvoir une intelligence collective mobilisant recherche, innovation et savoirs locaux, la RDC continuera de subir les aléas des marchés mondiaux et de stagner dans son développement. À l’inverse, en adoptant des réformes structurelles et en cultivant l’intelligence productive – dans l’éducation, la recherche, l’entrepreneuriat et la gouvernance économique – le pays pourrait graduellement accroître la complexité de son économie.
Une économie congolaise plus complexe signifierait non seulement plus de valeur ajoutée locale, davantage d’emplois qualifiés et une croissance plus résiliente et inclusive, mais aussi la reconnaissance du rôle central de l’intelligence humaine comme moteur de transformation. Le défi est immense, mais c’est le prix à payer pour que les immenses richesses du Congo se traduisent enfin en prospérité partagée et durable pour sa population.
John M. Ulimwengu
Chercheur principal au sein de l’Unité des stratégies de développement et de la gouvernance (IFPRI/USA)