A la Cour constitutionnelle, il y a désormais deux écoles qui s’affrontent : celle de la légalité qu’incarnait son ancien président, le professeur Dieudonné Kaluba, désormais opposée à l’école de la remise en cause que représente son successeur, le juge-président Dieudonné Kamuleta Badibanga. Dans l’affaire Bukanga-Lonzo qui met en cause l’ancien Premier ministre, Matata Ponyo Mapon, l’ancien ministre délégué aux Finances, Patrice Kitebi, et le Sud-africain, Christo Grobler, directeur général d’Africom, entreprise gestionnaire du Parc agro-industriel de Bukanga-Lonzo, la Cour constitutionnelle a curieusement bifurqué, renonçant à son arrêt du 15 novembre 2021. On se rappelle que, par cet arrêt, la Cour constitutionnelle s’était déclaré incompétente de juger un ancien Premier ministre. Ce qui n’est pas de l’avis de la Cour constitutionnelle sous Kamuleta, pourtant co-signataire de l’arrêt de novembre 2021. Qu’est-ce qui a donc changé ? La Cour constitutionnelle est-elle sur le point d’inventer sa propre procédure, totalement déconnectée de l’arsenal judiciaire congolais ? Autant de questions qui taraudent les esprits.
Incompétente de juger un ancien Premier ministre, en l’occurrence Matata Ponyo Mapon, dans l’affaire Bukanga-Lonzo, la Cour constitutionnelle vient de se dédire en remettant en cause son arrêt du 15 novembre 2021. C’est le droit qui a pris un sacré coup. C’est aussi la crédibilité de la plus haute juridiction de l’ordre judiciaire congolais qui part en vrille.
Pourtant, Dieudonné Kamuleta Badibanga, son président, a franchi le Rubicon en «corrigeant», se dit-on, l’arrêt pris sous la présidence Dieudonné Kaluba. Pourquoi un tel revirement ? Dans les rangs des praticiens du droit, on a du mal à comprendre, encore moins à expliquer cette volte-face de la Cour constitutionnelle.
«Il est vrai que seule la Cour constitutionnelle peut juger un Premier ministre pour des faits commis pendant ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions. Mais, s’agissant de l’affaire Bukanga-Lonzo déjà sanctionnée par un arrêt exécutoire de la même Cour, cette dernière ne peut plus y revenir pour chose jugée », se défend un juriste chevronné, qui s’est confié à Econews.
Le plus évident est que, de l’avis de Dieudonné Kamuleta, la Cour constitutionnelle est pleinement compétente pour juger un ancien Premier ministre.
Un extrait du dernier arrêt de la Cour constitutionnelle en explique les contours : «La Cour constitutionnelle, siégeant en matière de contrôle de constitutionnalité et d’interprétation de la Constitution; après avis du procureur général; se déclare compétente pour examiner l’exception d’inconstitutionnalité et des questions de constitutionnalité soulevées; dit que l’expression «dans l’exercice des fonctions» telle qu’envisagée à l’article 164 de la Constitution signifie qu’il faut que le Président de la République ou le Premier ministre ait été en train de procéder à l’un des actes de sa fonction et doit être dans une situation d’exercice effective des fonctions. Il peut donc être poursuivi pendant son mandat suivant la procédure dérogatoire au droit commun prévue dans la constitution; dit en outre que l’expression une infraction commise «à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions» telle qu’envisagée à l’article 164 de la Constitution signifie que le Président de la République ou le Premier ministre ait perpétré l’infraction en dehors des fonctions mais en raison des actes professionnels accomplis dans la procédure dérogatoire au droit commun prévue dans la constitution; dit que la Cour constitutionnelle est seule compétente pour connaître les infractions commises par le Président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions; dit que la Cour constitutionnelle est le juge pénal d’un ancien Président de la République ou d’un Premier ministre qui n’est plus en fonction au moment des poursuites, et ce, en parfaite harmonie avec l’esprit du constituant…».
Qu’est-ce qui va se passer par la suite ?
On s’attend une fois de plus à une rude bataille juridique, au regard de ce rétropédalage de la Cour constitutionnelle. Il y a aura certainement de chaudes empoignades, dans la perspective de la réouverture du procès Matata devant la Cour constitutionnelle.
Au niveau du collectif des avocats de Matata Ponyo, on se dit serein, croyant au triomphe du droit face à l’arbitraire qui s’installe, pense-t-il, au niveau de la haute Cour.
Pour l’instant, Matata Ponyo séjourne dans son Kindu natal où il est allé communier avec sa base. Candidat déclaré à la prochaine présidentielle de décembre 2023, Matata devrait regagner incessamment Kinshasa pour réorganiser sa défense et se lancer dans la nouvelle bataille judiciaire qui s’ouvre avec ce nouvel arrêt de la Cour constitutionnelle.
Quoi qu’harcelé par la justice, l’ancien Premier ministre avait répondu favorablement à l’appel à la mobilisation générale lancée par le Président de la République, Félix Tshisekedi, pour faire face à l’agression perpétrée par le Rwanda, sous couvert des terroristes de M23.
Craignant que la chasse à l’homme ne refasse surface en cette période de consolidation de la cohésion nationale, Matata notait, dans son message, que «le front commun intérieur dont le pays a besoin en ce moment pour préserver son intégrité ne peut pas être aisément réalisé dans les conditions actuelles caractérisées notamment par la protection des opérateurs politiques proches du pouvoir et la chasse aux sorcières ainsi que l’élimination pernicieuse des candidats présidents déclarés ou non déclarés au travers notamment des poursuites judiciaires non conformes aux lois du pays, avec l’appui des institutions publiques ».
Pour rappel, l’affaire Bukanga-Lonzo est une véritable saga judiciaire qui est parti de la Cour de cassation, avant de rétourner à la Cour constitutionnelle. Après l’arrêt du 15 novembre 2022, la Cour de cassation s’était à nouveau saisi du dossier. Dos au mur, la Cour de cassation s’est finalement rabattue sur la Cour constitutionnelle pour une requête en inconstitutionnalité. Contre toute attente, la Cour de cassation a certes débouté la Cour de cassation, mais elle est encore beaucoup plus loin, en se déclarant «compétente» à juger l’ancien Premier ministre.
Autant dire que la saga continue – de la plus mauvaise manière alors.
Hugo Tamusa