Au-delà de l’invasion de l’Ukraine : le monde a changé (*)

La Chine et la Russie veulent affaiblir l’hégémonie américaine et celle du billet vert. La tragique invasion de l’Ukraine ne semble être qu’une étape d’un long processus.

Il y a 50 ans quasi jour pour jour, le président américain Nixon revient d’une visite diplomatique d’une semaine en Chine. Le succès est sans équivoque : il a convaincu son homologue chinois de s’éloigner de l’orbite soviétique et d’aider l’Amérique à espionner l’URSS. Nixon est ensuite réélu. Le décor est planté pour l’éventuelle intégration de la Chine dans l’économie mondiale.

Aujourd’hui, le monde a changé. La place de la Chine dans le système international a pris des proportions bien plus importantes que Nixon ne l’avait imaginées. Et du côté chinois, le président Xi Jinping ne cache pas son point de vue selon lequel l’Amérique est une superpuissance en déclin qui fera tout pour bloquer l’inexorable ascension de la Chine vers la suprématie mondiale. Donald Trump avait entamé un tournant décisif en imposant des droits de douane sur les produits chinois. Aujourd’hui, le président Biden, qui a rallié l’Europe, l’Australie et le Japon dans son combat contre l’autocratie et la promotion de la démocratie dans le monde, représente un problème plus complexe pour Xi Jinping.

Mais en parlant d’un combat entre le «monde libre» et les dictatures, l’administration Biden court le risque de rapprocher la Russie et la Chine dans ce que certains appellent un «nouvel axe d’autocratie». Ce rapprochement pourrait s’avérer être l’un des développements géopolitiques les plus importants depuis des décennies, en quelque sorte l’antithèse de ce que Nixon avait tenté de mettre en place dans les années 1970.

Poutine et Xi ont de nombreux points d’intérêts communs

La Russie et la Chine ne sont pas des alliés naturels. Et les dirigeants chinois plaident depuis longtemps pour un monde sans alliances militaires formelles, évitant de s’empêtrer dans les conflits militaires d’autres pays. Mais Poutine et Xi ont de nombreux points d’intérêts communs. Les deux hommes ont été profondément ébranlés par l’effondrement de l’Union soviétique. Tous deux ont sévèrement réprimé la dissidence ou contourné les limites du mandat présidentiel, ce qui devrait leur permettre de rester indéfiniment au pouvoir. Mais ils partagent surtout la même vision – celle de la fin de l’hégémonie américaine – tout en aspirant à restaurer le rôle de grande puissance de leur pays respectifs, avec pour objectif à terme de récupérer des territoires qu’ils considèrent comme ayant été perdus : l’Ukraine, dans le cas de la Russie, et Taïwan, dans le cas de la Chine.

Quelques heures avant la soirée d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver à Pékin, un événement majeur est passé quasi inaperçu. Poutine et Xi Jinping ont publié une déclaration conjointe extraordinaire, promettant que leur coopération serait «supérieure» à celle forgée entre les deux pays pendant la guerre froide. Y compris sur le plan de l’armement et de la politique de défense. La Chine soutient désormais la demande de la Russie de mettre fin à l’élargissement de l’OTAN. Quant à la Russie, elle soutient la revendication de la Chine sur Taïwan.

Mais leur déclaration commune est également un manifeste appelant les Etats-Unis à reconnaître qu’ils ne sont plus le gendarme du monde. Le monde a changé, affirment-ils. La Russie et la Chine doivent être respectées en tant que «puissances mondiales» qui puissent dicter ce qui se passe dans leur giron.

Au-delà de la géopolitique

Cette confrontation avec le monde occidental – et en premier lieu les Etats-Unis – n’est pas que géopolitique. En effet, les deux alliés de circonstances se sont engagés dans une guerre économique avec les Etats-Unis, à travers le contrôle de la chaîne d’approvisionnement mondiale et les prix de l’énergie. En accumulant de l’or et en se délestant des bons du Trésor américain, ils tentent de retirer au dollar son statut de devise de réserve.

Pour rappel, le système monétaire de Bretton Woods était organisé autour du dollar américain, associé à la matière première dominante qui était le pétrole. Plus qu’un système monétaire multilatéral, Bretton Woods s’est apparenté à une domination militaire, politique et économique, mais aussi énergétique des Etats-Unis. La fin du système de Bretton Woods au début des années 1970 ne change pas la donne. Elle va même permettre l’avènement de l’étalon-dollar, le billet vert se substituant à l’or comme gage de stabilité et donc, comme première monnaie de réserve mondiale.

Le fait que le dollar ait ce statut permet aux Etats-Unis d’être dispensés de constituer des réserves de change en devises d’autres pays, et surtout de financer les déficits de leur balance de paiements grâce à leur pouvoir de création monétaire. En effet, l’émission supplémentaire de dollars permet de financer la dette américaine à moindre coût, les obligations du Trésor américain étant prisées par les autres Etats pour constituer leurs réserves.

Le dollar fait désormais face à un double défi: la montée en puissance du renminbi (RMB) et le recul des Etats-Unis sur le plan militaire.

Cependant, le gouvernement américain a abusé de son privilège, accumulant des dettes massives, créant une inflation rampante en sortie de covid et remboursant ses créanciers en dollars dévalués. Dans le même temps, le dollar fait désormais face à un double défi : tout d’abord, la montée en puissance du renminbi (RMB). Mais aussi le recul des Etats-Unis sur le plan militaire.

En effet, l’armée américaine est en train de battre retraite, une tendance qui a commencé sous Trump mais qui se poursuit sous Biden avec le retrait des troupes d’Afghanistan. Autrefois gendarme du monde, l’Amérique de Biden s’est transformée en simple observatrice de l’invasion des Russes en Ukraine. Une aubaine dont a évidemment profité Poutine. 

Avec ce retrait de l’armée américaine des scènes de combat, le système de réserve monétaire en pétrodollars a-t-il encore lieu d’être ? De plus, au vu de la dépréciation continue de la valeur réelle du billet vert, pour quelles raisons les partenaires commerciaux devraient-ils continuer de régler leurs transactions en dollars ?

Le couple sino-russe a parfaitement saisi cette opportunité et a la capacité de renforcer la faiblesse américaine. Tout d’abord en contribuant aux pressions inflationnistes. Au cours des derniers mois, Joe Biden a vu sa côte de popularité s’effondrer, notamment du fait de la baisse du pouvoir d’achat due à un taux d’inflation au plus haut depuis 40 ans. Bien que cette inflation soit notamment alimentée par des politiques fiscales et monétaires ultra-expansionnistes, le comportement de la Russie et de la Chine joue un rôle important.

En effet, la Russie est l’un des plus grands exportateurs d’énergie au monde et l’emballement de la crise Ukrainienne au cours des derniers mois a contribué à tendre davantage le marché de l’énergie, exerçant une pression supplémentaire sur l’inflation. D’autre part, la Chine, en tant qu’usine du monde, a joué un rôle primordial dans le ralentissement des chaînes d’approvisionnement mondiales lors de la crise du covid. La Chine a également propension à thésauriser les biens de première nécessité (notamment des denrées agricoles) via des restrictions à l’exportation, contribuant à faire grimper les prix des matières premières. La Russie et la Chine accentuent les pressions inflationnistes, une dynamique qui affaiblit la capacité de l’administration Biden à gouverner au niveau national. Or, lorsque la situation domestique se complique, les dirigeants ont en général moins de latitude pour agir sur le plan de la politique étrangère et militaire.

Autre dynamique défavorable aux Etats-Unis : le fait que les transactions mondiales sur les matières premières soient de moins en moins libellées en dollars américains. Un mouvement largement encouragé par la Chine, qui opère sans relâche à régler ses transactions en matières premières – et en particulier le pétrole – en RMB ou en or. Cette tendance est en place depuis déjà plusieurs années et l’alliance sino-russe ne fait que la renforcer. Avec une lourde conséquence pour les Etats-Unis : puisque le dollar est de moins en moins utilisé dans les échanges, il devient moins nécessaire pour les pays étrangers de détenir des bons du trésor en réserve. A terme, ce nouveau paradigme pourrait augmenter les coûts d’emprunt pour le gouvernement américain et de facto réduire la capacité de l’oncle Sam à financer ses programmes d’armement. Un contexte qui laisserait le champ libre aux rêves de reconquêtes territriales des russes et des chinois.

Russes et chinois sont même en capacité d’accélérer la hausse des rendements de la dette américaine et de renforcer l’attractivité de l’or en utilisant leurs très larges réserves de devises étrangères.

D’après l’UBS, la part du dollar dans les réserves de devises étrangères de la Russie, qui s’élèvent actuellement à 640 milliards de dollars, a baissé à 16% en 2021, contre 46% en 2017. En comparaison, la part du yuan a augmenté à 13%, contre moins de 3%. Les sanctions devraient encore renforcer cette tendance. En effet, l’équivalent chinois du SWIFT – le Cross-Border Inter-Bank Payments System (CIPS) – apparaît comme une alternative de paiement entre russes et chinois.

Autre développement lié au conflit en Ukraine : l’Inde, qui a un besoin très important de fertilisants en provenance de Russie, envisage de contourner les sanctions en réglant ses achats en roupie indienne plutôt qu’en dollar américain.

La grande manœuvre

La réunion de Messieurs Xi et Poutine qui a précédé les jeux d’hiver pourrait donc marquer un tournant. Les deux leaders semblent avoir décidé que le temps est venu d’accélérer leur stratégie de dédollarisation. Ils voient un Etat américain affaibli souffrir d’une inflation massive et se retirer militairement à l’étranger. Ce qui leur laisse une fenêtre d’opportunité pour mener à bien des opérations militaires de grande envergure.

Le monde est-il vraiment en train de changer? Oui, mais avec un certain nombre de bémols. Tout d’abord, n’oublions pas que c’est la Russie qui doit actuellement faire face à une crise bancaire sans précédent et à un effondrement du rouble – pas l’Occident.

Rappelons également que la Russie reste un «nain» économiquement, l’Occident restant de très loin le pôle le plus important. Certes, le poids économique des Etats-Unis et de l’Europe recule en termes relatifs, mais il s’agit d’une conséquence de la croissance des pays émergents et non pas d’un déclin de l’Europe et des Etats-Unis sur le plan économique et géopolitique.

Concernant la politique de défense, il semblerait d’ailleurs que la guerre en Ukraine ait pour conséquence de stimuler l’Occident puisque des pays comme l’Allemagne viennent d’annoncer leur intention d’augmenter leur budget de dépenses d’armement.

Enfin, la solidité de la relation entre la Chine et la Russie est toute relative et va très certainement subir un test très important ces prochaines semaines. En effet, l’Occident reste le principal débouché commercial pour les Chinois. Il est dès lors peu probable que la Chine sacrifie les immenses opportunités qui s’offrent à elle pour le bien de son partenaire Russe.

Comme le disait Lénine : «Il y a des décennies où rien ne se passe; et il y a des semaines où des décennies se produisent». Entre le cycle de resserrement monétaire de la Fed, la guerre en Ukraine et de nouvelles tensions entre la Chine et Taïwan, le monde est en effet en plein mouvement.

(*) Le titre et les intertitres sont de la rédaction

Charles-Henry Monchau (www.allnews.ch)