Avec le report de la présidentielle, «le Sénégal va vers l’inconnu »

«Séisme politique » au Sénégal. Le chef de l’État Macky Sall a annoncé, samedi 3 février, le report sine die de la présidentielle prévue le 25 février, à quelques heures seulement de l’ouverture de la campagne. C’est la première fois depuis 1963 qu’une présidentielle au suffrage universel direct est reportée dans ce pays, présenté comme un îlot de stabilité en Afrique.

À trois semaines du scrutin, le président sénégalais Macky Sall annonce le report sine die de la présidentielle prévu le 25 février. Un fait inédit dans l’histoire politique du pays que le chef de l’État justifie par le souci d’éviter «une nouvelle crise ». Une décision qui soulève plusieurs questions.

«J’ai signé le décret n°2024-106 du 3 février 2024 abrogeant le décret n°2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral ». C’est par ces mots sybillins que le président Macky Sall annonce le report de la présidentielle sine die dans un message à la Nation le 3 février 2024. C’est un coup de théâtre à trois semaines du scrutin prévu le 25 février 2024.

Cette présidentielle sénégalaise a pris un caractère historique depuis que le président sortant a annoncé qu’il ne se présenterait pas, choisissant pour dauphin son Premier ministre Amadou Ba. Macky Sall réitère son choix : «Pour ma part, mon engagement solennel à ne pas me présenter à l’élection présidentielle reste inchangé ».

Vingt candidats ont été qualifiés par le Conseil constitutionnel le 20 janvier à l’issue d’un processus de validation fortement décrié. C’est précisément dans ce contexte que le président a pris sa décision de reporter le scrutin.

Analyste politique pour le centre de réflexion sénégalais Wathi, Babacar Ndiaye se dit «très surpris par l’annonce de report par le président Macky Sall quelques heures seulement avant le début de la campagne électorale ».

C’est «une rupture dans la trajectoire démocratique du Sénégal. Il n’y a jamais eu de report de la présidentielle, marquée jusqu’à présent par une forme de sacralité, à la différence d’autres scrutins locaux ou législatifs déjà reportés ».

De son côté, la Cédéao, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest, a exprimé «sa préoccupation quant aux circonstances qui ont conduit au report de l’élection » et appelé «les autorités compétentes à favoriser les procédures afin de fixer une nouvelle date », tout en donnant «la priorité au dialogue ».

Pourquoi Macky Sall reporte le scrutin ?

Le président Macky Sall a évoqué plusieurs éléments l’ayant poussé à prendre sa décision.

Un différend entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel. Le premier fait référence à «une situation grave et confuse », selon le mot du président. Elle oppose l’Assemblée nationale au Conseil constitutionnel «sur fond d’une supposée affaire de corruption de juges ».

Une commission d’enquête parlementaire sur deux des sept juges du Conseil constitutionnel a été créée suite à l’initiative de la coalition de l’opposant Karim Wade qui met en cause leur intégrité. Ce dernier a été disqualifié en raison de sa double nationalité française.

Polémique sur la bi-nationalité d’une candidate. Le président ne cite pas le nom de la candidate Rose Wardini dont il est question, mais il rappelle que cette «bi-nationalité a été découverte après la publication de la liste définitive des candidats par le Conseil constitutionnel; ce qui constitue une violation de l’article 28 de la Constitution qui dispose que ‘tout candidat à la Présidence de la République doit être exclusivement de nationalité sénégalaise’ ».

Pour le président Macky Sall, «ces conditions troubles pourraient gravement nuire à la crédibilité du scrutin en installant les germes d’un contentieux pré et postélectoral ». Et le chef de l’État de rappeler : «alors qu’il porte les stigmates des violentes manifestations de mars 2021 et de juin 2023, notre pays ne peut pas se permettre une nouvelle crise ».

D’après Babacar Ndiaye, «les arguments avancés par le président ne sont pas jugés comme les bons par la société civile ».

Un aspect suscite particulièrement les interrogations : «Comment se fait-il que des députés de la majorité présidentielle aient voté en faveur de la création d’une Commission parlementaire pour enquêter sur l’éventualité de la corruption de deux juges constitutionnels par Amadou Ba, le candidat du pouvoir ? », se demande l’analyste politique qui travaille étroitement avec les organisations de la société civile sénégalaise.

À quelle date est reporté le scrutin ?

Aucune date n’est évoquée. De toute évidence, le scrutin présidentiel ne pourra pas se tenir dans les délais prévus par l’article 31 de la Constitution, soit «quarante-cinq jours francs au plus et trente jours francs au moins avant la date de l’expiration du mandat du Président de la République en fonction », Macky Sall ayant été élu pour un mandat de cinq ans le 24 février 2019. Son mandat se termine le 2 avril, précise Babacar Ndiaye.

«Peut-on vraiment parler de report ?, s’interroge l’analyste politique Babacar Ndiaye. Difficile à dire puisque le président ne donne aucune durée, ni délai.»

Le président Macky Sall assure avoir pris sa décision après avoir été saisi par l’Assemblée nationale pour avis d’une proposition de loi constitutionnelle en procédure d’urgence. Samedi 3 janvier, le bureau de l’Assemblée nationale a adopté une proposition de loi, à l’initiative de la coalition de Karim Wade, portant sur un «report de six mois maximum » de la présidentielle du 25 février, a annoncé la télévision publique. Les députés doivent ensuite se réunir en commission pour examiner le texte, avant une plénière à une date non précisée.

Qui pourra participer à la présidentielle ?

A la fin de son discours, le président a fixé un cadre à l’organisation du scrutin présidentiel : «j’engagerai un dialogue national ouvert, afin de réunir les conditions d’une élection libre, transparente et inclusive dans un Sénégal apaisé et réconcilié.»

Or il y a déjà eu plusieurs phases de dialogue national, y compris celle qui s’est tenue juste avant la séquence du dépôt des candidatures et avait permis la réintégration des opposants Khalifa Sall et Karim Wade. En revanche, l’opposant Ousmane Sonko n’y a pas participé et a par la suite été disqualifié en raison d’une condamnation à 6 mois de prison avec sursis.

Pour Babacar Ndiaye, « la question qui se pose est : un dialogue national avec qui ? » Et pour cause, plusieurs membres de l’opposition en lice au scrutin présidentiel interrogés par les médias sénégalais sont unanimement contre le report, assure l’analyste politique.

Qui sera le chef de l’État pendant la période de report ?

La Constitution prévoit un intérim à la tête de l’État dans son article 39 : «en cas de démission, d’empêchement ou de décès, le Président de la République est suppléé par le Président de l’Assemblée nationale ».

«Nous ne sommes pas dans le cadre de l’article 39 qui prévoit la vacance du pouvoir. Personne ne va le remplacer durant la période du report, il a prolongé de fait le mandat », note Babacar Ndiaye. Il s’agit  d’un cas de figure sans précédent. Pour Babacar Ndiaye, «on va vers l’inconnu ».