Comment, en voulant s’illustrer sur un dossier à 619 millions de dollars, trois ministres ont piégé Kinshasa

Condamné par défaut au début du mois à Washington face à Dig Oil, l’Etat congolais est désormais susceptible de voir ses actifs aux Etats-Unis saisis à hauteur de 619 millions de dollars. Une série de documents obtenus par Africa Intelligence dévoile comment ce fiasco judiciaire doit beaucoup à l’action en sous-main de plusieurs ministres congolais.

Le couperet est tombé pour la République Démocratique du Congo (RDC), le 14 septembre 2021 : la justice américaine a confirmé l’arbitrage rendu en 2018 à Paris par le tribunal dépendant de la Chambre de commerce international de Paris, qui a condamné Kinshasa à verser un peu plus de 619 millions de dollars à la firme pétrolière sud-africaine Dig Oil. Cette dernière avait attaqué l’Etat congolais après s’être vu retirer en 2008 un permis pétrolier dans le Graben Albertine, tandis que trois autres blocs dans la Cuvette centrale ont fait l’objet d’une ordonnance d’approbation très tardive – postérieure à la sentence de 2018 – de l’ex-président Joseph Kabila. Fort du jugement de la cour du district de Columbia, à Washington, Dig Oil a désormais toute latitude pour procéder au nom de cette sentence à la saisie de biens appartenant à l’Etat congolais sur le sol américain.

En face, les autorités de Kinshasa ne se sont tout simplement pas défendues : le jugement a été prononcé par défaut.

L’annonce de cette condamnation a secoué le cœur même du pouvoir congolais. D’après les informations d’Africa Intelligence, le ministre des Hydrocarbures, Didier Budimbu, a prévu de se rendre prochainement aux Etats-Unis, où il sera accompagné de l’avocat inscrit au barreau de Kinshasa, Coco Kayudi – connu pour avoir été l’avocat de l’Etat dans le procès contre l’ex-directeur de cabinet Vital Kamerhe -, afin d’y contester la décision de la justice américaine. Le ministre a également appelé un autre avocat de la RDC dans ce dossier, le Belge Philippe Chansay-Wilmotte, à les rejoindre à Washington.

« Le temps presse »

Cet activisme soudain contraste avec la léthargie de la présidence de Félix Tshisekedi ces derniers mois dans le suivi de la procédure américaine. Ce n’est pas faute pourtant d’avoir été prévenu à de multiples reprises de l’imminence d’un jugement.

Dans un rapport adressé par Philippe Chansay-Wilmotte en mai 2021 au directeur de cabinet du Président, le puissant mais discret Guylain Nyembo, l’avocat qui dispose d’un mandat avec la RDC depuis 1997, s’offusque d’avoir été écarté du pendant américain de la procédure judiciaire, et constate que «personne n’a représenté l’Etat à l’échéance ûxée par le tribunal ».

Le juriste belge avait pourtant été mandaté en septembre 2020 par le ministre par intérim de la Justice, Bernard Takahishe Ngumbi, pour défendre les intérêts de la RDC, à la fois en France et aux Etats-Unis.

Contacté par Africa Intelligence, le même ex-ministre affirme avoir finalement été «déçu» des prestations de l’avocat, lui préférant les services du cabinet américain Arent Fox. Or celui-ci a rapidement jeté l’éponge, faute d’avoir été payé par le ministère pour ses services.

«J’ai sollicité des fonds que je n’ai jamais obtenus», note Bernard Takahishe.

Après cette première alerte, Philippe Chansay-Wilmotte a de nouveau interpellé le directeur de cabinet dans une missive datée du 11 août 2021, qui fait mention «d’une chance à saisir tant que ce jugement n’aura pas été prononcé ; ce qui pourrait advenir d’un jour à l’autre ».

Neuf jours plus tard, le 20 août, c’est au tour de l’actuelle ministre de la Justice, Rose Mutombo Kiese, d’être avertie par l’avocat belge, qui note « qu’en droit américain, le juge ne s’étant pas encore prononcé, il reste possible (…) d’agir afin d’éviter un jugement par défaut », avant d’ajouter, prémonitoire, que « le temps presse ».

Trois semaines plus tard, il était trop tard, et le jugement était prononcé.

La paralysie de Kinshasa

La passivité de l’Etat congolais s’explique par les velléités de négociation de certains membres du Gouvernement et de la Présidence pour trouver un arrangement à l’amiable avec DigOil. L’un des fers de lance de cette stratégie de la conciliation est l’ex-ambassadeur itinérant Nicolas Kazadi, devenu ministre des Finances en avril dernier.

Comme l’a révélé Africa Intelligence dans son édition du 13 avril 2021, le ministre est lui-même un proche parent de Nozi Mwamba, fondateur et actionnaire de référence de DigOil. Outre l’appui d’André Lobo, un cadre rattaché au directeur de cabinet de Guylain Nyembo, cette ligne est ardemment portée par le ministre des Hydrocarbures, Didier Budimbu, et son homologue à la Justice, Rose Mutombo Kiese. Or ce sont précisément ces deux ministres qui étaient susceptibles d’ordonner une vigoureuse réplique judiciaire contre DigOil. Ce qu’ils n’ont jamais fait.

On retrouve cette paralysie de l’appareil étatique dans le déroulé des travaux de la commission ad hoc mise sur pied dans le courant de l’été par la ministre de la Justice, Rose Mutombo Kiese. Présidée par cette dernière, la commission réunissait des conseillers de la Présidence, de la Primature, ainsi que des représentants des ministères de la Justice, des Finances et des Hydrocarbures, afin d’élaborer une stratégie cohérente face aux prétentions de DigOil. Si elle n’a pour le moment débouché sur aucune décision, la commission ad hoc serait toujours à pied d’œuvre et continuerait les négociations avec DigOil.

Un jugement qui n’en était pas un

En première ligne lors des discussions avec DigOil courant 2020, Nicolas Kazadi et son équipe ont négocié pendant six mois avec la firme pétrolière pour aboutir à la signature en janvier d’un «acte transactionnel», qui prévoyait le paiement immédiat de 8 millions de dollars à DigOil et l’octroi à ce dernier d’un bloc d’une valeur équivalente à 300 millions de dollars – un montant jugé «outra-ncièrement sous-évalué» par Philippe Chansay-Wilmotte. Cet «acte transactionnel», dont Nicolas Kazadi avait fait la promotion en janvier dernier dans la presse kinoise (en l’occurrence le Soft International), ne sera finalement jamais signé. Il devait pourtant répondre à la «volonté respective des parties de trouver une solution négociée face à l’exécution judiciaire de la sentence», selon les mots de Louison Kizungu, le conseiller juridique de Nicolas Kazadi.

D’après l’ex-ambassadeur itinérant, l’empressement à mener ces négociations était justifié par l’existence de deux décisions prononcées en septembre et octobre 2020 à l’encontre de la RDC par le tribunal du district de Columbia. Or l’un des jugements mentionnés, celui du 20 septembre, n’en était pas un. Il s’agissait seulement du constat par le tribunal de l’absence de réaction de la part de la RDC. Quant au deuxième jugement du 12 octobre, il s’agissait seulement d’un mémoire juridique présenté par DigOil, que ce dernier avait assorti d’une proposition de jugement à l’adresse du tribunal – le juge ne présentera sa décision que le 14 septembre 2021, soit près d’un an plus tard.

Une « extorsion » de Dig Oil

Autre élément troublant : les négociations conduites par l’actuel ministre des finances se sont avérées à rebours des recommandations portées à la connaissance des acteurs congolais du dossier. Africa Intelligence a pu consulter un document communiqué aux autorités congolaises en août 2020. Celui-ci fait un bref rappel historique de ce dossier né de la signature en 2007 et 2008 de deux contrats pétroliers : le premier sur les Blocs 8, 23 et 24 de la Cuvette centrale, dont l’obtention de l’ordonnance présidentielle d’approbation s’est fait attendre pendant onze ans ; le second sur le bloc 1 du Graben Albertine, qui a finalement échu six mois plus tard à Caprikat et Fox-whelp (dont le propriétaire n’est autre que le magnat israélien Dan Gertler).

Soulignant la compensation accordée par l’Etat à DigOil pour la perte de ses droits sur le Bloc 1, le document en question parle d’une «extorsion» de l’entreprise pour évoquer la sentence arbitrale de 2018. L’auteur estime en conséquence «qu’il y a lieu de prendre les dispositions juridiques tendant à bloquer DigOil au niveau du tribunal [américain], en vue de revenir à la case de départ pour défendre les intérêts de la RDC ».

Faisant û de ces observations, dont son conseiller juridique estime «qu’elles ne sont qu’une vue de l’esprit » de la part de son auteur, Nicolas Kazadi et son équipe ont préféré jouer la carte de la négociation. Ce manque de considération pour la voie judiciaire est vivement critiqué par Philippe Chansay-Wilmotte. Dans ses diverses correspondances avec les autorités congolaises, l’avocat estime que les différentes procédures ont été «délibérément sabotées» et que celles-ci «ont été organisées systématiquement au détriment de la République en manière telle que leurs résultats funestes servent de prétextes à transiger».

Une ordonnance annulée en catimini

Cette thèse se fonde sur le constat d’une gestion pour le moins erratique du dossier par les autorités congolaises. Elle commence par une invraisemblable volte-face du tribunal de commerce de Kinshasa-Gombe.

L’ex-ministre de la Justice, Célestin Tunda Ya Kasende (membre du Front commun pour le Congo, la formation de l’ex-président Joseph Kabila), avait fait signer, le 19 juin 2020, une ordonnance par le tribunal de commerce de Kinshasa.

Celle-ci estimait la sentence arbitrale contraire à l’ordre public congolais, et refusait en conséquence son application sur le territoire de la RDC.

Moins d’un mois plus tard, le 11 juillet, Célestin Tunda Ya Kasende a été contraint de démissionner de son ministère après une violente polémique au sujet d’une réforme visant à élargir ses attributions. Ses fonctions sont immédiatement occupées par son vice-ministre Bernard Takahishe, lui-même membre de l’UDPS (formation politique de Félix Tshisekedi).

Saisi d’une demande de DigOil du 10 juillet 2020, soit la veille de la démission de Célestin Tunda Ya Kasende, le tribunal de commerce, via son président Jean-Marie Ka-mbuma Nsula, prend une nouvelle ordonnance, le 15 juillet, annulant la précédente «en vertu de la volonté clairement exprimée du gouvernement congolais d’exécuter amia-blement la sentence arbitrale». En d’autres termes, le tribunal donne alors un blanc-seing à DigOil pour exécuter en RDC une sentence arbitrale à plus de 600 millions de dollars et faire saisir des actifs de l’Etat sur le sol national.

Interrogé sur son potentiel rôle dans ce retournement de situation, Bernard Takahishe explique pour sa part avoir appris l’existence de cette ordonnance lors d’un séjour à Paris en compagnie de l’ancien directeur de cabinet adjoint du Président de la République, Désiré-Cashmir Eberande Kolongele. «Je n’étais pas d’accord avec cette décision, et j’ai immédiatement décidé d’interjeter appel », affirme-t-il, en notant que l’appel est «toujours pendant ».

L’échec du pouvoir en cassation

D’autres incongruités émaillent la gestion du pendant français de l’affaire. Après l’échec en août 2020 auprès de la cour d’appel de Paris pour obtenir l’annulation de la sentence arbitrale, le vice-ministre Bernard Taka-hishe a formé en août de la même année un pourvoi en cassation avec l’aide de l’avocat parisien Alain Bénabent. Mais ce pourvoi a échoué. Dans son ordonnance de déchéance du 20 mai 2021, la cour de cassation note «qu’aucun mémoire contenant les moyens de droit invoqués contre la décision attaquée n’a été produit dans le délai légal».

Alors qu’il avait lui-même été mandaté par Bernard Takahishe, Philippe Chansay-Wilmotte affirme dans son rapport transmis à Guylain Nyembo avoir été maintenu dans l’ignorance sur les évolutions du dossier en France. Il laisse également entendre que le ministre lui a sciemment menti sur l’existence de ce pourvoi. Après l’avoir alerté, l’avocat note que celui-ci «n’a pas paru intéressé par ce qui se passait à Paris puisque, longtemps, il n’y a réservé aucune réaction». «Il m’a finalement écrit, le 11 mars, pour révoquer soudainement mon mandat ; m’apprenant qu’entre-temps la transaction avait été signée», ajoute-t-il dans son rapport, en faisant référence à «l’acte transactionnel» passé avec Dig Oil.

De son côté, Bernard Takahishe estime avoir exploré au maximum les voies judiciaires pour faire échec à DigOil, mais ne pas avoir eu suffisamment de moyens pour les mener à terme – ce dont témoignerait le non-déblocage des fonds destinés à payer les avocats américains d’Arent Fox.

«J’ai donc finalement été embarqué dans les négociations avec DigOil, car cela m’apparaissait comme étant la seule voie de sortie de ce dossier», explique-t-il à Africa Intelligence.

Toujours en première ligne de ce dossier malgré la révocation de son mandat en mars dernier, Philippe Chansay espère désormais convaincre les autorités congolaises de la nécessité de revenir sur l’ordonnance du 15 juillet 2020, qui permet à DigOil d’obtenir l’application de l’arbitrage en RDC, avant de pouvoir contester la décision du juge américain.

«Ce serait suicidaire de négliger ce préalable », écrit-il, le 18 septembre, dans une lettre à la garde des Sceaux. «Il est évident que la République ne pourra pas sérieusement contester devant le juge américain le caractère exécutoire de ladite sentence arbitrale du 7 novembre 2018, tant que subsistera la décision d’un juge congolais établissant le contraire», souligne-t-il. Cette option est fortement remise en cause par le conseiller juridique de Nicolas Kazadi, qui note que «l’éventualité d’un succès en procédure de révision contre la sentence arbitrale est proche de zéro, d’autant qu’elle exige des frais de près de 2 millions de dollars».

Contacté à de multiples reprises par Africa Intelligence, Philippe Chansay-Wilmotte n’a pas souhaité faire de commentaire sur cette affaire.

Econews avec Africa Intelligence