Comment financer les infrastructures de manière durable en Afrique ? Réponses du président de la BAD

L’équation du financement du continent a été posée à l’AfricaInvestment Forum de la Banque africaine de développement. Éléments de réponse avec Akinwumi Adesina. Décryptage. Pour Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement (BAD), « le secteur des infrastructures n’est pas seulement l’affaire de l’État et du secteur public ».
Akinwumi Adesina, président de la Banque africaine de développement (BAD), affiche un large sourire. En trois jours, l’Africa Investment Forum (AIF), organisé début novembre, a réuni 1.800 participants, des chefs d’État, des investisseurs et des dirigeants d’institutions de toutes sortes. Mais surtout, les deals ont été fructueux : près de 31 milliards de dollars ont été mis sur la table afin de financer les infrastructures, les énergies vertes, l’entrepreneuriat féminin ou encore des projets en lien avec le sport sur le continent.
À la tribune de la scène de l’hôtel d’Ivoire d’Abidjan, le président de la Banque africaine de développement (BAD) savoure son succès.
«Au Nigeria, nous avons une chanson qui dit «everything na double double» (en fredonnant le célèbre refrain). Eh bien, ici à l’AIF, c’est ce que nous avons fait ! » Six mois après sa dernière édition, totalement virtuelle en raison de la pandémie, la grand-messe organisée par la BAD a donc doublé la mise. Cette année, l’AIF aura mobilisé un total de 63,8 milliards de dollars pour l’Afrique.
«Malgré les défis, nous n’avons pas eu peur, nous n’avons ni désespéré ni perdu espoir, a déclaré Akinwumi Adesina lors de la cérémonie de clôture, devant un public conquis. Nous sommes ravis et engagés dans un objectif collectif : transformer l’Afrique». Un but qui ne sera atteint qu’avec une forte mobilisation du secteur privé, «accélérateur de la croissance africaine », selon lui. Derrière cet optimisme à toute épreuve, les défis restent de taille. Comment convaincre les investisseurs dans le contexte économique et sécuritaire difficile d’aujourd’hui ? Quels secteurs choisir ? Avec son éternel nœud papillon, le président de la BAD a répondu aux questions du Point Afrique.

Le contexte économique dans lequel s’est déroulée cette 4e édition de l’AIF reste fragile. Mi-octobre, le FMI annonçait que l’Afrique subsaharienne était « sur la corde raide » avec un PIB de 3,6 % en 2022, soit un recul de plus d’un point de pourcentage par rapport à 2021. A-t-il été plus difficile cette année de séduire les investisseurs ?
L’Afrique est confrontée aux mêmes défis que les autres continents. Nous traversons un ralentissement économique mondial qui touche aussi les États-Unis, la Chine ou la zone euro. L’Afrique n’est donc pas la seule à subir cette situation. Ce qui est très important, je pense, ce qu’il faut souligner, c’est que la plupart de nos pays se sont bien remis du choc de la pandémie de Covid-19. La croissance du continent a ainsi baissé de 1,6 %, pour remonter à 6,9 %. Alors oui, ce chiffre a été remis en question cette année par l’émergence de nouveaux variants, et plus récemment par la guerre en Ukraine. La croissance a diminué pour des raisons évidentes : les prix de l’énergie ont triplé, ce qui impacte de fait les coûts des transports et de livraison des biens et des services aux personnes. Les difficultés d’approvisionnement des céréales ont aussi fait flamber les prix et provoqué des pénuries. Ajoutez à cela l’inflation, les politiques de resserrement monétaire aux États-Unis et en Europe… Tout cela crée beaucoup de pression, mais je pense que les économies africaines savent faire preuve de résilience. Elles l’ont prouvé. Cette semaine, dans les salles de réunion et les couloirs de l’hôtel Ivoire, j’ai senti beaucoup d’enthousiasme. L’Afrique n’est pas forcément synonyme de dette. C’est aussi un territoire qui, constamment, travaille à trouver des investisseurs pour créer des projets. On s’attend toujours à ce qu’ils placent leur argent aux États-Unis. Mais le fait est qu’ils se tournent aussi vers l’Afrique, qui regorge d’atouts.

Quelles sont les opportunités à saisir actuellement sur le continent ?
Le secteur de l’énergie est un secteur très prometteur. Aujourd’hui, près de 600 millions de personnes ont encore besoin d’électricité en Afrique. Le besoin en investissements est conséquent. Idem en matière d’infrastructures, où le déficit est toujours à 108 milliards de dollars par an. L’eau et l’assainissement, le numérique sont d’autres domaines d’avenir. Ici à Abidjan, nous l’avons prouvé : l’AIF a pu mobiliser 31 milliards de dollars d’investissements en moins de 72 heures. Cela montre tout simplement que l’Afrique est « bankable ». Les investisseurs ont confiance. Les projets sont bien développés et allégés des risques. Provoquer la discussion directe entre chefs d’États et investisseurs dans une salle, c’est aussi une toute nouvelle façon de faire des affaires en Afrique. Les dirigeants agissent en tant que PDG, ils laissent les « votre Excellence » au vestiaire.

Quelles sont les tendances fortes en termes d’investissement ? Constatez-vous par exemple un recul des capitaux internationaux ?
Les investissements directs étrangers en Afrique sont passés d’environ 47 milliards de dollars en 2019 à 40 milliards de dollars en 2020, pour finalement rebondir à 83 milliards de dollars en 2021. Pour notre part, en ce qui concerne le seul secteur des infrastructures, nous avons investi plus de 44 milliards de dollars en sept ans. C’est quatre fois plus que la somme allouée par la Banque mondiale et deux fois et demie celle de la Société financière internationale [institution de la Banque mondiale consacrée au secteur privé NDLR].
Malgré cela, nous le concédons, les ressources restent insuffisantes. D’ailleurs, il faut le dire, l’ensemble des investissements de toutes les banques multilatérales de développement compilées ne suffiront pas à atteindre nos objectifs de développement. Et même si la Chine joue un rôle très important en termes de financement des infrastructures en Afrique, elle doit aussi régler ses problématiques internes. La question est donc de savoir comment, dans un avenir proche, financer les infrastructures de manière durable.

Quelles sont donc les formes alternatives de financement disponibles pour soutenir cette prochaine génération d’infrastructures et de projets de développement en Afrique ?
Avant toute chose, je pense qu’il faut bien se dire que ce secteur n’est pas seulement l’affaire de l’État et du secteur public. Emprunter et s’endetter toujours plus davantage n’est pas une façon durable de financer les infrastructures. Nombre d’entre elles peuvent et doivent être supportées par des partenariats public-privé. Mais pour inciter le secteur privé à s’engager, il faut pouvoir présenter des projets viables et fructueux. C’est pour cela que la BAD a développé le NEPAD Infrastructure Preparation Facility, un fonds spécial qui permet d’aider les pays africains et les communautés économiques régionales à développer des projets dans ce sens. Et cela fonctionne. Doté de 28 millions de dollars par la BAD, ce fonds a entraîné des investissements en aval de 26 milliards de dollars dans les infrastructures.
Au-delà de ces fonds, l’Afrique doit pouvoir aussi compter sur les investisseurs institutionnels. Aujourd’hui, le continent en compte plusieurs, complétés par des fonds de pension, des fonds souverains et d’autres fonds d’assurance, pour un total de 2,1 milliards de dollars d’actifs sous gestion. Pour convaincre toutes ces entités, il est indispensable de développer des programmes de financement innovant. La BAD en est le chef de file. Il y a quelques semaines, avec le soutien du gouvernement britannique et de deux compagnies de réassurances de Lloyd’s of London, nous avons pu libérer 2 milliards de dollars d’actifs souverains. C’est de ce genre d’efforts dont l’Afrique a besoin.
J’aimerais cependant ajouter une chose : les pays africains ne devraient pas utiliser leurs ressources naturelles pour soutenir les prêts aux infrastructures. Cela, en tant que président de la BAD, je ne l’accepterai en aucune circonstance. Désormais, nous devons mieux financer les infrastructures. La question n’est pas seulement de savoir quel montant vous investissez : il faut aussi que cet argent soit correctement utilisé.

Alors que les conséquences du réchauffement climatique sont déjà une réalité en Afrique, quelle place a été donnée ici à l’AIF aux investissements dans les énergies vertes ?
Ils ont été de toutes les discussions, croyez-moi. Nous développons actuellement plusieurs projets relatifs aux énergies renouvelables, principalement dans le secteur hydroélectrique. L’Afrique dispose d’environ 350 gigawatts de potentiel dans ce domaine. Nous voulons donc nous assurer qu’il soit utilisé. Désormais, 85 % des investissements de la BAD dans la production d’énergie en Afrique concerne les énergies renouvelables. Vous ne trouverez ce chiffre nulle part ailleurs.

Justement, comment la BAD peut-elle promouvoir la finance verte et les énergies renouvelables tout en assurant le développement et l’électricité pour tous ? Quelle est votre stratégie pour résoudre cette difficile équation ?
À ce sujet, je reste très pragmatique. Ce dont l’Afrique a besoin, pour atteindre ses objectifs de développement, c’est d’un mix énergétique. Et ce, pour que la population ait accès à l’électricité. Et ce mix assurera aussi une sécurité d’approvisionnement qui permettra au continent de s’industrialiser. À ce sujet, le gaz naturel joue un rôle très important La situation est la même partout, aux États-Unis comme en Europe. On le voit aujourd’hui avec la crise énergétique que subissent les Européens : le gaz naturel est important. Ce n’est pas, pour moi, une question idéologique, mais une question de pragmatisme. En effet, le passage du charbon au gaz naturel, et du gaz naturel à l’électricité, réduirait les émissions d’au moins 45 à 48 %. Passer de l’utilisation du bois de chauffage et du charbon de bois, qui est la principale source de consommation d’énergie en Afrique, au gaz liquéfié réduirait donc, aussi, considérablement nos émissions.
Fournir de l’énergie, c’est d’ailleurs un outil de lutte contre le réchauffement climatique. Car sans énergie, les Africains continueront d’être dépendants du bois pour se chauffer et du charbon de bois pour cuisiner, des ressources très polluantes et dangereuses pour la santé. Il est donc très important, pour la BAD, de pouvoir fournir de l’énergie à la population.
De nombreux projets en cours sur le continent sont destinés à fournir du gaz aux Africains sous diverses formes, pour la cuisine comme pour les transports. Et puis, ensuite, viendra le temps de la construction des gazoducs, de Lagos au Nigeria jusqu’au Maroc, et pourquoi pas jusqu’en Europe. Ainsi, l’Afrique pourrait aider à sécuriser l’approvisionnement énergétique de tous.

Le 25 octobre, la BAD a publié un rapport intitulé « Le lien entre la sécurité, l’investissement et le développement : une évaluation diagnostique ». Comment votre institution fait-elle face à l’insécurité qui frappe certains pays du continent ? La détérioration de la situation sécuritaire dans ces États impacte-t-elle votre agenda ?
Permettez-moi de dire qu’il y a trois sources d’insécurité en Afrique. Le premier, ce sont les déplacements forcés des populations à cause du changement climatique. Chaque année en Afrique, plus de 5 millions de personnes sont obligées de quitter leur village, leur ville, à cause de ce fléau. J’ai été moi-même choqué par la situation lors d’un récent déplacement en Mauritanie. Le sol est si sec que plus personne ne peut y habiter. J’ai fait le même constat au Mali. Le manque d’accès aux aliments pour les animaux et le bétail, et la diminution de l’espace disponible pour la production agricole est aussi une source d’insécurité. Cela a d’ailleurs accru les conflits entre agriculteurs et éleveurs dans toute l’Afrique de l’Ouest. Dans la région du lac Tchad aussi, la raréfaction des terres diminue les moyens de subsistance de millions de personnes et produit de la misère. Ces gens-là, qui se sentent abandonnés, sont ensuite à la merci de groupes violents, qui les recrutent facilement pour les retourner contre l’État. Le taux de chômage élevé est un autre facteur d’insécurité sur notre continent. Celui-ci touche en majorité les jeunes, alors que cette jeunesse est justement notre meilleur atout. Touchés par le découragement, ils peuvent eux aussi être tentés par l’action violente.
Parallèlement à tout cela, c’est un fait, il ne peut y avoir de développement sans la paix et la sécurité. Nous devons donc comprendre ces situations, et nous attaquer à leurs causes profondes. C’est pourquoi il faudrait que le déficit de financement consacré à l’adaptation au changement climatique, d’environ 110 milliards de dollars, soit comblé. C’est ce que nous ont promis les pays développés, et une promesse est une promesse. Cet argent nous est indispensable pour pouvoir nous adapter et, ainsi, amoindrir l’insécurité qui en découle.

Que faites-vous, à la BAD, pour combler ce déficit ?
Nous avons créé pour le continent le Fonds africain de développement qui finance des projets d’adaptation au changement climatique. Aujourd’hui, 37 pays en dépendent. L’objectif est de mobiliser jusqu’à 13 milliards de dollars et d’aider à l’adaptation de ces pays très vulnérables qui souffrent d’une situation dont ils ne sont pas responsables. Le réapprovisionnement de ce fonds se fera en décembre prochain.
Avec Le Point Afrique