Analyse géopolitique de l’intervention militaire russe en Ukraine

L’armée russe a pris le contrôle de la ville ukrainienne de Marioupol, après l’intervention militaire décidée par le président Vladimir Poutine le 24 février 2022. Pour comprendre les enjeux géopolitiques de cette guerre, il faut analyser la pensée géopolitique anglo-saxonne sur l’Eurasie et la remise en cause de l’ordre mondial libéral par la Russie et la Chine.

La pensée géopolitique anglo-saxonne sur l’Eurasie tire ses origines de la période où l’Angleterre victorienne installée aux Indes et la Russie tsariste furent en compétition aux XIXe siècles pour le contrôle de l’Asie centrale. Cette compétition entre ces deux Empires a été qualifiée de Grand Jeu et popularisée par un penseur Anglais, Rudyard Kipling. (Christian Greilming, Le Grand jeu, une lecture éclairée de la géopolitique, Héliopoles, Paris, 2020). 

La pensée géopolitique anglo-saxonne sur l’Eurasie

Actuellement, le nouveau «Grand jeu en Eurasie », signifie la compétition entre trois puissances – la Russie, les Etats-Unis et la Chine – pour le contrôle de cet espace géographie qui part du continent européen au continent asiatique dont les ramifications s’étendent à l’échelle de la planète. La bataille pour les sources et les routes énergétiques, combinée à la domination d’Heartland et du Rimland, sont les éléments constitutifs de ce nouveau Grand Jeu (Hélène Carrère d’Encausse, La Russie entre deux mondes, fayard, Paris 2010)     

Les concepts Heartland et Rimland sont développés par les penseurs anglo-saxons : britannique et américain. Pour le penseur britannique, Halford Mackinder (1861-1947), l’Eurasie (continents européen et asiatique), particulièrement son centre où s’article toutes les dynamiques géopolitiques de la planète : « celui qui domine le Heartland commande l’Ile-Monde celui qui domine l’Ile-Monde commande le Monde».

Disciple de Halford Mackinder, l’américain Nicholas Spykman (1893-1943), ajoute à la théorie du Heartland, celle de Rimland, qui signifie une région intermédiaire entre Heartland (cœur du monde) et les mères riveraines. Pour Spykman, les Etats-Unis doivent contrôler le Rimland, au détriment du Heartland sur Heartland sur lequel ils peuvent se contenter d’exercer une influence indirecte dès lors qu’ils en dominent les contours.   

Ce Rimland comprend les régions les plus riches et les plus peuplées de l’Eurasie : Europe, Moyen-Orient, sous-continent indien et Extrême-Orient. Pour Spykman, c’est dans cette zone tampon que se joue le vrai rapport de force entre la puissance continentale et la puissance maritime; il convient d’empêcher à tout prix l’union du Rimland et du Heartland en soutenant les Etats du croissant contre le centre. (Théories de la politique étrangère américaine, Les presses de l’Université de Montréal, Québec 2012).

S’inspirant des pensées géopolitiques du Britannique Halford Mackinder et l’américain Nicholas Spykman, Zbigniew Brzezinki (1928-2017), l’une des têtes pensantes de l’école américaine, estime, dans «Le Grand échiquier: l’Amérique et le reste du monde », publié après la désintégration de l’Union Soviétique, qu’« il est impératif qu’aucune puissance eurasiatique concurrente capable de dominer l’Eurasie ne puisse émerger et ainsi contester l’Amérique ».

Pourquoi et comment les États-Unis d’Amérique sont-ils devenus les garants de l’ordre mondial ? Quel rôle peut jouer l’Europe face à cette arrogante suprématie ?

Dans son ouvrage, Zbigniew Brzezinski montre la situation paradoxale des États-Unis qui, pour maintenir leur leadership, doivent avant tout maîtriser le « Grand échiquier » que représente l’Eurasie (Europe et Asie orientale), où se joue l’avenir du monde. L’ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter, de 1977 à 1981, définit ainsi un cadre durable pour une coopération géopolitique mondiale autant qu’il donne à voir la façon dont l’Amérique envisage sa place dans « le reste du monde ». Cet ouvrage, paru en 1997, est très vite devenu indispensable pour comprendre la politique internationale.

Le «Grand échiquier» est évidement cette Eurasie où vivent 75% de la population du monde, où se trouvent la majeure partie des ressources ainsi que les deux tiers de la population mondiale. C’est sur le grand échiquier eurasiatique que se joue l’avenir du monde et les Etats-Unis se doivent de le contrôler afin de maintenir leur leadership mondial. Ainsi, les Etats-Unis doivent éviter qu’un Etat ou qu’un groupe d’Etats (Chine, Allemagne et la Russie, Inde…) ne puisse devenir hégémonique sur la masse eurasiatique. (Zbigniew Brzezinski, Le Grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde, Librairie Arthème Fayard/Pluriel, 2010 Paris)

Cependant, avec l’accélération de la mondialisation, l’idée d’une suprématie américaine a été remise en cause par Henry Kissinger et l’auteur du «Grand échiquier », Brzezinski.

Dans son livre «Strategic Vision: America and the Crisis of Global Power Broché – 10 septembre 2013 », Brzezinski a intégré que le monde avait changé, que le pouvoir s’était déplacé vers l’Est, et que la seule voie à suivre pour l’Amérique était la coopération, les concessions, l’intégration et le partenariat. De son coté, Henry Kissinger dans son dernier livre, «L’Ordre du monde », conseille aux puissances occidentales et aux puissances émergentes de se partager le monde au lieu de passer par le chaos de la guerre et de la destruction. En plus, lors de sa rencontre en 2017 avec le président américain Donald Trump, avant sa tournée en Asie, l’ancien secrétaire d’Etat américain a réitéré sa conviction : c’est « un moment où la possibilité de construire un ordre mondial constructif et pacifique est très grande ».

Malheureusement, les idées de Kissinger et Brezinski ne trouvent aucun soutien au Congrès US, à la Maison Blanche, ou au sein de la politique étrangère des États-Unis. La classe politique dans son ensemble, ainsi que ses alliés dans les médias soutiennent unanimement une politique de belligérance, de confrontation et de guerre. C’est dans ce contexte qu’il faut inscrire la nouvelle stratégie de sécurité nationale sous la présidence de Donald Trump en 2017. 

Contrairement à l’Administration Obama, celle de Trump indexe la Chine et la Russie comme des puissances rivales qui « défient la puissance, l’influence et les intérêts » des États-Unis dans le monde, dans le but «d’éroder la sécurité et la prospérité» du pays. La Chine et la Russie sont considérées comme des «puissances révisionnistes», en raison de leur volonté de redéfinir l’ordre mondial par rapport à la politique interventionniste de Moscou en Ukraine et la volonté de Pékin d’établir sa souveraineté en mer de Chine méridionale. (National Security Strategy of the United States of America, december 2017)

D’ailleurs le secrétaire d’Etat à la Défense, l’ancien général James Mattis, intervenant à l’Université Johns Hopkins dans le Maryland, avait été clair à ce sujet. «C’est la concurrence entre les grandes puissances – et non le terrorisme – qui est maintenant le principal objectif de la sécurité nationale américaine». Les États-Unis feraient face à « la menace croissante des puissances révisionnistes aussi différentes que la Chine et la Russie, des nations qui cherchent à créer un monde cohérent avec leurs modèles autoritaires». (www.radio-canada.ca, 19 janvier 2018). 

Le nouveau président américain Joe Biden a emboité les pas de son prédécesseur Donald Trump en qualifiant la Chine et la Russie des « régimes autoritaires ». Le « Sommet pour la démocratie », organisé par le président Joe Biden par vidéoconférence, les 9 et 10 décembre 2021, s’inscrivait dans cette logique. Plus d’une centaine de pays, pour la plupart, les alliés occidentaux ont pris part à ce sommet avec comme objectif la défense des valeurs démocratiques incarnées par l’Occident face aux régimes autoritaires chinois et russe.

Remise en cause de l’ordre mondial libéral par la Russie et la Chine

En 2014, le président chinois XI Jinping et le président Russe Vladimir Poutine, pour des raisons différentes, ont justifié l’émergence d’un nouvel ordre mondial après la fin de la guerre froide.

Pour la Chine, la question est vue sous l’angle des normes internationales érigées à tort en normes universelles par l’Occident et la présence militaire américaine dans la Mer de Chine. Du côté de la Russie, la question se pose en termes d’équilibre de forces ignoré par les Etats-Unis d’Amérique, vainqueurs de la Guerre Froide et surtout la présence des troupes de l’Otan dans les anciens pays satellites soviétiques. En conséquence, le monde se trouve d’un chaos auquel il faut remédier par une nouvelle architecture internationale.

Vues de la Chine, les relations internationales dans le monde d’aujourd’hui sont extrêmement influencées par les cultures et les idéologies occidentales. Lors de la conférence de travail diplomatique du Comité central du Parti communiste chinois (PCC), tenue en novembre 2014, Xi Jinping, le président de la Chine et secrétaire général du PCC était convaincu que la Chine doit promouvoir la diplomatie multilatérale, promouvoir la réforme du système international et de la gouvernance mondiale.» (Jin Canrong et al., China’s Wisdom, China’s Diplomacy since the 18th CPC National Congress, Beijing 2017).

En plus, les chinois pensent que le système international actuel a été établi par les vainqueurs de la deuxième guerre mondiale alors que la Chine n’était pas encore une puissance. 

Devenue deuxième puissance économique du monde, elle a droit à participer comme grand pays aux affaires du monde en proposant le projet de construction d’une communauté de destin pour l’humanité. Ce projet doit être pris en main par tous les pays du monde afin de définir ensemble les règles internationales, de gérer ensemble les affaires mondiales et de partager ensemble les fruits du développement. (Xi Jinping, La gouvernance de la Chine II, éditions langues étrangères, Beijing 2018). 

Face aux agissements belliqueux des Etats-Unis dans le monde et dans la mer de Chine en particulier, le président Xi a dénoncé à la conférence annuelle 2022 du Forum de Boao la mentalité de la guerre froide, l’hégémonisme et la confrontation des blocs, en proposant l’«Initiative pour la sécurité mondiale » en six (6) points : «1. S’engager à porter la vision de sécurité commune, intégrée, coopérative et durable et à préserver ensemble la paix et la sécurité dans le monde; 2. S’engager à respecter la souveraineté et l’intégrité territoriale des différents pays, à poursuivre la non-ingérence dans les affaires intérieures des autres et à respecter la voie de développement et le système social choisis en indépendance par les peuples; 3. S’engager à observer les buts et principes de la Charte des…

Nations Unies, à rejeter la mentalité de la guerre froide, à s’opposer à l’unilatéralisme et à refuser la politique des blocs ainsi que la confrontation des blocs ; 4. S’engager à prendre en compte les préoccupations sécuritaires légitimes de tous les pays, à poursuivre le principe de l’indivisibilité de la sécurité, à bâtir une architecture de sécurité équilibrée, effective et durable et à s’opposer à ce qu’un pays recherche sa propre sécurité sur la base de l’insécurité des autres; 5. S’engager à rechercher, par voie de dialogue et de concertations, des solutions pacifiques aux divergences et différends interétatiques, à soutenir tout effort qui va dans le sens du règlement pacifique des crises, à s’abstenir du deux poids deux mesures et à rejeter le recours arbitraire aux sanctions unilatérales et aux juridictions extraterritoriales; 6. S’engager à adopter une approche globale pour préserver la sécurité traditionnelle et la sécurité non traditionnelle et à répondre ensemble aux différends régionaux et aux défis planétaires tels que terrorisme, changement climatique, cyber sécurité et sécurité biologique ».

Quant à la Russie, la vision du monde multipolaire du président Vladimir Poutine a été dévoilée le 28 octobre 2014 lors de la séance plénière de la XIe session du Club International de Discussion Valdaï sur le thème : « Nouvel ordre mondial : de nouvelles règles ou un jeu sans règles ? »

Contrairement à la Chine de Xi qui conteste l’ordre mondial libéral basé sur les valeurs et normes occidentales, la Russie de Poutine exige un nouvel équilibre des forces. «La solidité du système créé à l’époque reposait non seulement sur l’équilibre des forces et les droits des pays vainqueurs, mais aussi sur le fait que les ‘pères fondateurs’ de ce système se respectaient mutuellement, n’essayaient pas de mettre la pression sur les autres, mais tentaient de parvenir à des accords ». (Séance plénière de la XIe session du Club International de Discussion Valdaï, 28.10.2014). 

Avec la fin de la guerre froide et la disparition de l’Union Soviétique, au lieu d’établir un nouvel équilibre des forces, essentiel pour l’ordre et la stabilité, les Etats-Unis ont installé un monde unipolaire à leurs avantages. Le monde unipolaire s’est avéré un fardeau trop rude, trop lourd et trop ingérable même pour son chef auto-proclamé. Cette période de domination unipolaire a démontré de manière convaincante que le fait d’avoir un seul centre de pouvoir ne rend pas les processus mondiaux plus faciles à gérer.

Par conséquent, le président Russe estime qu’il faut procéder à une reconstruction rationnelle et de l’adapter aux nouvelles réalités du système des relations internationales. La vision de la Russie de Poutine est orientée vers un nouveau système des relations internationales qui devrait être basé sur les principes de « multipolarité » (qui selon lui reconnait l’existence de centres de puissance multiples partout dans le monde) et de «coopération multilatérale globale» (le Conseil de sécurité de l’Onu chapeautant une structure basée sur les organisations régionales et les liens bilatéraux entre pays). (Nina Bachkatov, Poutine l’Homme que l’Occident aime haïr, Editions Jourdan, Paris 2018)

En définitive, la Russie et la Chine contestent l’ordre mondial unipolaire installé par les Etats-Unis après l’effondrement de l’URSS. Elles défendent fermement le système international centré sur les Nations Unies et l’ordre international fondé sur le droit international. Ensemble, Elles sont opposées aux ingérences dans les affaires intérieures d’autres pays, aux sanctions unilatérales et aux pratiques d’extraterritorialité. Elles coordonnent leurs actions sur le plan international pour défendre l’ordre international et la justice internationale face à l’hégémonisme américain. (Conférence de presse du 30 novembre 2021 ministre des affaires de la Chine, Wang Yi).

En tout état de cause, les atouts économiques et militaires de la Chine et de la Russie posent des défis à la pensée géopolitique anglo-saxonne et remettent en cause l’hégémonie américaine dans l’espace eurasiatique.  La Russie est au centre de l’Eurasie («Celui qui domine le Heartland commande l’Ile-Monde. Celui qui domine l’Ile-Monde commande le Monde»). La Chine fait partie du Rimland (Qui contrôle le Rimland gouverne l’Eurasie. Qui gouverne l’Eurasie contrôle les destinées du Monde». Bref, il se dessine un nouvel ordre mondial multipolaire.

Freddy Mulumba Kabuayi

Politologue