La crise des sous-marins s’invite à l’ONU, l’UE derrière la France

High Representative of the European Union for Foreign Affairs and Security Policy Josep Borrell speaks during a press conference following the informal EU Foreign Ministers meeting, with a main focus on Afghanistan at the EU Delegation on September 20, 2021 in New York City. (Photo by Angela Weiss / AFP)

La crise diplomatique sans précédent entre les Etats-Unis et la France s’est invitée à partir de lundi dans les couloirs de l’Assemblée générale annuelle de l’ONU, mais Joe Biden a semblé vouloir jouer l’apaisement en rouvrant les frontières avec l’Europe. Les ministres des Affaires étrangères des Vingt Sept, «ont exprimé clairement leur solidarité à l’égard de la France», a déclaré depuis New York le haut représentant de l’Union pour la politique étrangère et de sécurité, Josep Borrel : «Au cours des discussions, les ministres ont exprimé une solidarité claire envers la France et profitent de ce moment pour appeler à une plus grande coopération avec l’Union européenne dans l’Indo-Pacifique».

Le président américain Joe Biden est arrivé lundi à New York, décidé à mettre l’accent sur la lutte contre le Covid-19 et le réchauffement climatique, ou sur la confrontation avec la Chine, avec laquelle, selon ses conseillers, il ne «croit pas à la notion d’une nouvelle Guerre froide».

Mais son message est brouillé depuis son annonce, le 15 septembre, d’un pacte de sécurité conclu avec l’Australie et le Royaume-Uni pour contrer Pékin, surnommé AUKUS. Ce nouveau partenariat a mis le feu aux poudres transatlantiques car il s’est fait dans le dos des Français, qui ont perdu au passage un énorme contrat de sous-marins commandés par Canberra.

Comme un résumé des priorités diplomatiques du président américain, il n’a prévu de rencontrer mardi, en marge de la réunion onusienne, que le Premier ministre australien Scott Morrison, avant de recevoir le chef du gouvernement britannique Boris Johnson à son retour à la Maison Blanche.

Joe Biden est aussi «impatient» de parler «de la voie à suivre» au téléphone avec son homologue français Emmanuel Macron, qui a lui renoncé à se rendre à New York, a déclaré un haut responsable américain, confirmant que le dirigeant démocrate avait demandé un tel entretien.

«Nous comprenons la position française» même si «nous ne la partageons pas», a-t-il ajouté.

Le chef de la diplomatie américaine Antony Blinken va lui aussi rencontrer en marge de l’Assemblée générale la nouvelle ministre britannique des Affaires étrangères, Liz Truss. Mais aucun tête-à-tête n’est pour l’instant annoncé avec son homologue français Jean-Yves Le Drian.

«Inacceptable»

«L’agenda va évoluer», s’est bornée à dire lundi une responsable du département d’Etat américain, Erica Barks-Ruggles, assurant que le gouvernement Biden jugeait «très important de travailler ensemble sur de nombreux sujets mondiaux».

Semblant vouloir déminer le terrain à l’orée d’une semaine d’entretiens tous azimuts à New York, la Maison Blanche a annoncé lundi matin la réouverture de ses frontières aux voyageurs vaccinés contre le Covid-19, une demande récurrente des alliés européens.

Si la décision a été prise sur des bases sanitaires, la solution trouvée est aussi le fruit de la diplomatie, a glissé un haut responsable américain, laissant entendre que le timing n’était sans lien avec la crise transatlantique. Antony Blinken a d’ailleurs évoqué cette question chère aux Français dans un entretien vendredi avec l’ambassadeur de France à Washington Philippe Etienne.

Londres et Washington avaient déjà tenté pendant le week-end d’amadouer leur allié français.

«Notre amour de la France est inébranlable», a déclaré le Britannique Boris Johnson dans l’avion qui l’emmenait à New York.

Pas sûr que ces mots doux suffisent à calmer l’ire du chef de la diplomatie française qui a qualifié Londres de «cinquième roue du carrosse».

Paris ne semble pas près de décolérer. Le gouvernement français a rappelé ses ambassadeurs aux Etats-Unis et en Australie dans un geste inédit, en dénonçant un «coup dans le dos», un «mensonge» et une «rupture majeure de confiance».

Il a reçu lundi le soutien de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen, qui a jugé «inacceptable» la manière dont la France a été «traitée», dans un entretien sur la chaîne américaine CNN.

«Sidération»

Relativement silencieux jusqu’ici, les ministres des Affaires étrangères des pays de l’Union européenne examineront lundi soir en marge de l’Assemblée de l’ONU les conséquences du nouveau partenariat stratégique américano-britannico-australien dans la région indo-pacifique.

Le chef de la diplomatie européenne Josep Borrell devrait «rendre compte» de cette réunion «par une déclaration», a annoncé un porte-parole de la Commission européenne.

Les Vingt-Sept avaient déjà prévu de parler, lors de cette rencontre traditionnelle à New York, du retrait chaotique d’Afghanistan imposé par Joe Biden, qui a aussi suscité plusieurs grincements de dents dans le Vieux Continent.

«Beaucoup de pays européens nous ont fait part de leur sidération », a assuré Jean-Yves Le Drian dans le journal français Ouest France. « Il ne s’agit pas seulement d’une affaire franco-australienne mais d’une rupture de confiance dans les alliances, avec nos alliés, et aussi du positionnement de chacun concernant la stratégie indo-pacifique», a-t-il déploré.

Les Français veulent que l’affaire pèse dans la redéfinition en cours du concept stratégique de l’Otan, mais aussi dans une forme d’autonomie stratégique dont elle voudrait doter l’UE.

L’affaire des sous-marins va-t-elle pousser les Européens à durcir leur position ensemble à l’égard du président démocrate, initialement salué pour sa volonté de relancer les relations transatlantiques avec ses alliés après les tensions du mandat de Donald Trump ? Tous les yeux vont être braqués vers la déclaration de Josep Borrell.

Voici pourquoi l’Australie a choisi de renoncer au contrat français

John Blaxland, professeur au Centre d’études en stratégie et défense de l’Université nationale australienne, explique pourquoi, sur le plan militaire, l’Australie avait davantage intérêt à s’associer avec les Etats-Unis.

En renonçant au contrat de sous-marins avec la France, le gouvernement australien a décidé que la meilleure option pour le pays était d’accélérer la production d’une plate-forme de sous-marins à propulsion nucléaire plus performante avec les États-Unis et le Royaume-Uni. L’Australie sera ainsi plus étroitement intégrée dans l’orbite américaine.                             Technologiquement et militairement, cela signifie que si les États-Unis entrent en conflit dans la région indopacifique, il sera beaucoup plus difficile pour les Australiens de ne pas être directement et presque automatiquement impliqués. C’est aussi un élément positif en termes de dissuasion face à la Chine. Sur les prochaines années, le nouvel accord renforcera le pouvoir de dissuasion qu’a l’Australie face à Pékin.

Les stratèges et les dirigeants chinois devront prendre en compte les risques accrus et seront sans doute moins enclins à décider de se lancer dans des actions hostiles. Les enjeux seraient trop élevés et les perspectives de succès trop faibles.

Sous-marins nucléaires ou conventionnels : quelle différence?

Ces dernières années, le gouvernement australien et son ministère de la Défense ont davantage mis l’accent sur les capacités militaires à plus longue portée, notamment avec la «Defence Strategic Update de 2020».

Ce plan inclut l’acquisition de missiles ainsi que de capacités spatiales et cybernétiques. Les sous-marins à propulsion nucléaire s’inscrivent dans ce cadre, bien au-delà des capacités navales australiennes existantes.

L’avantage des sous-marins nucléaires est qu’ils n’ont pas besoin de remonter à la surface et peuvent rester immergés, donc furtifs, plus longtemps. À l’inverse, les sous-marins à propulsion conventionnelle (diesel-électrique) doivent faire surface régulièrement, s’exposant alors à la détection. Ils disposent donc d’une portée furtive bien moindre.

Le nouvel accord va potentiellement transformer les capacités de la défense australienne, lui permettant de déployer ses sous-marins sur des distances bien plus importantes. Par ailleurs, l’Australie sera bien mieux intégrée avec les forces américaines et britanniques.

C’était évidemment moins le cas concernant l’accord précédent, de 90 milliards de dollars australiens (environ 56 milliards d’euros), signé avec la société française DCNS pour construire jusqu’à douze sous-marins.

L’ironie est que la France disposait de la propulsion nucléaire dans ses sous-marins Barracuda ; et si l’Australie avait opté pour cette option lors de la signature de l’accord en 2016, les Français auraient pu dire : « D’accord, nous allons reproduire notre technologie et vous la donner ». Dans ce cas, l’Australie serait sans doute sur le point de se faire livrer son premier sous-marin nucléaire.

Mais les Australiens ont demandé une propulsion conventionnelle, ce qui a retardé le programme français et donne désormais à la France une bonne raison d’être irritée par ce nouvel accord.

La question est de savoir quand les sous-marins américano-britanniques seront opérationnels, car les sous-marins français étaient loin d’être prêts.

Le nouvel accord permet potentiellement à l’Australie de louer des sous-marins britanniques et/ou américains, de manière temporaire, afin de développer l’expertise australienne en matière de propulsion nucléaire. Au minimum, on peut s’attendre à voir des équipages australiens à bord, aux côtés des Américains ou des Britanniques, pour développer leurs connaissances.

Mais pour le moment, l’Australie n’a pas la capacité d’exploiter et de maintenir des sous-marins nucléaires. Elle ne dispose pas de l’infrastructure nécessaire.

Cela signifie que le pays va soit devoir dépenser d’immenses sommes d’argent pour mettre en place cette infrastructure, soit sous-traiter cette mission au Royaume-Uni ou aux États-Unis, ce qui le soumettra à leur dynamique politique intérieure et le rendra redevable.

Econews avec Le Monde