Tribune du professeur Auguste Mampuya : l’Affaire Bukanga Lonzo – l’arrêt 1816 de la Cour constitutionnelle : magie et prestidigitation tenant lieu du droit

«Notre vie commence à s’arrêter le jour où nous gardons le silence sur les choses graves». Martin Luther King.
Beaucoup de gens, à la lecture de l’arrêt R. CONST.
1816 de la Cour constitutionnelle dans l’affaire Matata ou encore Bukanga Lonzo, ont à juste titre retenu la verrue sur le nez que constitue le revirement de sa propre jurisprudence par la Cour constitutionnelle abandonnant la solution de son arrêt RP 0001 dans lequel elle se déclarait incompétente pour juger un ancien Premier ministre et adoptant une nouvelle position où elle se reconnaît la seule juridiction compétente en la matière.
Mais, à examiner les circonstances de ces procédures consacrées à cette affaire, on se rend compte que l’onde de choc va bien au-delà de cette décision qui a surpris et dissimule un véritable chamboulement du système juridique et judiciaire classique en faisant naître ex nihilo des règles inconnues, au point où des enseignants du droit ne savent plus à quel saint se vouer, sans parler des pauvres étudiants totalement perdus.je n’épuiserai pas tous les aspects d’un arrêt foisonnant, redondant et parfois répétitif, pour n’en retenir que quelques-uns.

Le décor magique hérité par la Cour constitutionnelle
Le «feuilleton Matata Ponyo » continue de défrayer la chronique, et le droit qui est dit dans le cadre de cette affaire continue d’étonner et de surprendre. Autant la décision rendue par la Cour constitutionnelle sous le RP 0001 par laquelle elle se déclarait «incompétente» à juger un ancien Premier ministre pour des actes accomplis dans l’exercice de ses fonctions ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions avait surpris plus d’une personne, autant les dernières décisions rendues dans le but avoué de corriger l’arrêt RP 0001 surprennent par les positions et les interprétations des juges. En effet, après l’arrêt RP 0001 de la cour constitutionnelle, la Cour de cassation était saisie, pour juger un ancien Premier ministre. Mais, faisant face à des exceptions soulevées par la partie Matata Ponyo, la Cour de cassation avait, par un arrêt avant dire droit, saisi la Cour constitutionnelle.
Mais, la saisine de la cour constitutionnelle par la Cour de cassation devrait étonner plus d’un observateur dans la mesure où elle prend cette décision en transformant une exception d’incompétence sur la personne en exception d’inconstitutionnalité. Cette transformation s’est réalisée parce que, selon la Cour de cassation, la dérogation d’incompétence soulevée par la partie Matata Ponyo était «en réalité» une exception d’inconstitutionnalité implicite.
Or, de connaissances élémentaires, l’exception d’incompétence ne peut être confondue avec l’exception d’inconstitutionnalité puisque, si la première tend à dire à une instance qu’elle ne peut pas exercer sa juridiction à l’égard d’une personne ou d’une matière, la partie qui la soulève estimant alors que ce juge n’est pas compétent à son égard ou à l’égard de la matière dans laquelle elle est impliquée, l’exception d’inconstitutionnalité pour sa part veut dire que la partie qui l’oppose estime qu’une disposition que le juge applique ou s’apprête à appliquer ou est appelé à appliquer dans un litige est contraire à une disposition de la constitution et qu’elle ne peut être appliquée. En soulevant une exception déclinatoire de compétence, la partie qui le fait ne dit pas qu’une disposition quelconque est contraire à la constitution. Elle signifie en revanche que, indépendamment de la question de conformité ou non à la constitution de quelque disposition que ce soit, qu’elle ne soulève du reste pas, la matière présentée devant le juge ne fait pas partie de son champ d’application ou la personne mise en cause devant tel juge ne relève pas de la compétence personnelle de ce dernier. L’exception d’incompétence a pour effet de refuser au juge le droit de connaître d’une affaire non parce que telle ou telle disposition serait contraire à la constitution mais bien parce que le juge n’a pas compétence à l’égard de telle matière ou de telle personne, lui opposant ainsi son incompétence matérielle ou personnelle. Cela, parce que la constitution ou la loi relative à cette juridiction ne lui attribue pas la compétence de connaître de cette matière ou de juger cette personne.
Mais, malgré la nette différence entre les deux exceptions, le juge de la Cour de cassation a décidé de considérer que l’exception d’incompétence personnelle était en réalité une exception d’inconstitutionnalité. C’est le fait d’adhérer à cette transformation opérée par la Cour de cassation qui est à l’origine de tout le monstre juridique qui a été produit à la Cour constitutionnelle.

Un décor magique développé par la Cour constitutionnelle et ses conséquences
Ainsi, saisie d’une «exception d’inconstitutionnalité implicite» substituée à une «exception d’incompétence», la Cour constitutionnelle a répondu de manière étrange et presque contradictoire. Elle commence, dans son arrêt R. const 1816, par considérer que la Cour de cassation avait «soulevé d’office» l’exception d’inconstitutionnalité «Dans le cas d’espèce, constate la Cour, il ressort des pièces du dossier qu’elle a été saisie d’une exception d’inconstitutionnalité soulevée d’office par la Cour de cassation. Elle est de ce fait compétente pour examiner l’exception lui soumise. » (Voir le deuxième paragraphe du troisième feuillet de son arrêt R. Const.1816).
Il est vrai que la constitution prévoit la possibilité pour toute juridiction de soulever d’office l’exception d’inconstitutionnalité et de saisir la Cour constitutionnelle, mais tel n’était pas le cas à lire simplement la Cour de cassation dans son RP 09/CR. En réalité, la Cour de cassation a parlé de l’exception d’inconstitutionnalité implicite qu’aurait soulevée la partie Matata Ponyo tandis que, pour la Cour constitutionnelle, cette exception d’inconstitutionnalité implicite qui proviendrait de la partie Matata Ponyo serait en réalité une exception soulevée d’office par la Cour de cassation. Comme la Cour de cassation avait fait dire à la partie Matata Ponyo ce qu’elle n’avait pas dit, la cour constitutionnelle à son tour fait dire à la Cour de cassation ce qu’elle n’avait pas dit. On est donc parti d’une exception d’inconstitutionnalité implicite à une exception d’inconstitutionnalité soulevée d’office clandestinement auto-générée.
Mais, autre confusion, plus bas, la Cour constitutionnelle qui a trouvé le fondement de sa compétence dans l’existence d’une exception dite d’inconstitutionnalité soulevée d’office décide ce qui suit : « Dans le cas d’espèce, la Cour constitutionnelle a été saisie par un arrêt avant dire droit de la Cour de cassation évoquant une question préjudicielle d’inconstitutionnalité, laquelle a sursis à statuer sur le mérite de la cause lui soumise. Il sied de relever, comme il a été précisé ci-haut, aucune pièce de dossier ne démontre que cette exception d’inconstitutionnalité de la Cour a été soulevée contre l’un des actes de la compétence de la Cour, ni par les parties au procès, ni par la Cour de cassation. Dès lors la Cour déclarera l’exception irrecevable» (Feuillet 7, §§ 2 et 3). Elle qui a fondé sa compétence sur la fameuse exception d’inconstitutionnalité d’office, finit par constater que celle-ci n’a jamais été soulevée même d’office par la Cour de cassation. Qui y comprend quelque chose !?
Il m’a semblé utile de situer ce décor d’une véritable forêt de contradictions qui jalonne l’arrêt de la Cour constitutionnelle R. Const. 1816.
On voit donc que se limiter à l’unique aspect du revirement ne revient qu’à être impressionné par la partie émergée d’un iceberg, alors qu’en réalité cette affaire a suscité de la part des deux juridictions supérieures, la Cour de cassation et la Cour constitutionnelle, un véritable feuilleton judiciaire à rebondissements qui affecte lourdement et négativement le système judiciaire congolais tout entier, concernant sa partie compétences judiciaires et fonctionnement du système judiciaire.
On va voir que, alors que généralement l’on prend la situation avec quelque légèreté en la réduisant à des arrière-pensées politiciennes, cette kyrielle de contradictions et incohérences couvre un séisme impressionnant dans le système juridique et judiciaire connu, au détriment de l’Etat de droit.
Une chose grave devant laquelle, comme nous enseigne le Pasteur King, on ne peut, en tout cas tout amoureux du droit ne peut, garder le silence.
Aussi, le plus important juridiquement pour nous, au niveau où je situe cette note, n’est-il pas tant ce revirement de jurisprudence que la manière dont, partant de sa saisine en interprétation par l’arrêt RP 09/CR de la Cour de cassation, le juge constitutionnel en arrive à résoudre des questions dont visiblement il n’était pas saisi, « Exception d’inconstitutionnalité et questions d’inconstitutionnalité soulevées d’office par la Cour de cassation », dans le but manifeste, non de répondre à l’exception soulevée par la défense d’Augustin Matata Ponyo qui était la raison de sa saisine par la Cour de cassation, mais de rattraper la situation après son arrêt RP 0001.
Tous les lecteurs de l’arrêt en question de la Cour de cassation, y compris certainement les juges de la Cour constitutionnelle eux-mêmes avant l’examen du projet de leur actuel arrêt, n’en ont à juste raison retenu que la demande en interprétation, formulée expressément par la Cour de cassation.
Dès lors la question qui se pose fondamentalement c’est celle de savoir comment en répondant à une telle requête d’une instance incompétente en la matière, la Cour constitutionnelle peut aborder la matière qui est au cœur de son arrêt, question introuvable dans la requête de la Cour de cassation. En effet, la seule réponse à donner par la Cour constitutionnelle à la demande du juge de cassation était le rejet de cette dernière pour défaut de qualité.
Justement, la Cour constitutionnelle rejette cette requête en interprétation, étant entendu que cela n’est «…réservé qu’à la demande de certaines autorités nommément désignées par la Constitution, au nombre desquelles les juridictions de jugement ne sont pas reprises.» (Voir le feuillet 4, paragraphe 6 de l’arrêt)
Ayant ainsi décidé, la Cour ne se gêne pas, et de façon incompréhensible, de se contredire, elle-même, dans le paragraphe suivant en affirmant que (Feuillet 5, paragraphe 1) : «Cependant, … la question posée à la Cour étant de nature à faire bénéficier à une personne ses droits constitutionnellement garantis, en l’occurrence le droit à un juge compétent et celui tendant à ce que sa cause soit entendue dans le délai raisonnable par un juge, nécessite clarification car, en l’espèce, la situation confuse dans laquelle se trouve le prévenu Matata Ponyo Mapon Augustin est en contradiction avec ses droits sus mentionnés, consacrés à l’article 19 alinéas 1er et 2 de la constitution.» (Feuillet 5, 1er paragraphe).
Je retiens également que le juge constitutionnel a de même rejeté l’exception d’inconstitutionnalité que lui soumet la Cour de cassation (feuillet 7 paragraphe 3), au motif que « aucune pièce du dossier ne démontre que cette exception d’inconstitutionnalité a été soulevée contre l’un de ces actes de la compétence de la Cour, ni par les parties au procès, ni par la Cour de cassation.» (Feuillet 7 paragraphe 2). C’est sans doute de cette façon que la Cour rejette les « il s’agit en réalité» par lesquels la Cour de cassation avait transformé «l’exception d’incompétence» en «exception d’inconstitutionnalité».
Ainsi, avec une clarté nette, la Cour a rejeté les deux «exceptions» subrepticement introduites dans un dossier que n’en contenait aucune des deux. On aurait cependant, à travers des pratiques déviantes auxquelles de plus en plus le juge constitutionnel nous habitue ces derniers temps, tort de croire que la Cour constitutionnelle aurait de cette façon vidé l’objet de la requête de la Cour de cassation et arrêté la procédure engagée devant elle, parce que c’est ainsi que se déroule un procès en exceptions préliminaires ou préalables ou préjudicielles au cours duquel celles-ci auront été rejetées. La conséquence logique et habituelle, lorsque le droit est bien dit, c’est qu’en rejetant une exception préjudicielle, la juridiction met fin à la procédure engagée devant elle et, dans le cas comme celui-ci, renvoie le dossier à l’instance auteur de la demande; de même, la juridiction requérant en exception préliminaire attend qu’après la décision sur cette exception le dossier lui revienne pour qu’elle poursuive l’affaire au fond.
Dans cette étude c’est l’unique occasion de préciser que, au retour éventuel de l’affaire devant elle, la Cour de cassation n’aurait plus qu’une seule…
conclusion à tirer, son incompétence à juger un Premier ministre ou, de même, un ancien Premier ministre. Surtout face à la décision péremptoire de l’arrêt R. CONST.1816 soutenant la compétence exclusive de la Cour constitutionnelle dans les deux cas.

Magie et prestidigitation ou comment rattraper le RP 0001
Mais, autant la Cour de cassation avait inventé, par abus de procédure et détournement de prérogative, une voie inédite d’obtenir une interprétation dont la constitution ne lui reconnaît pas la compétence en évoquant une inexistante « exception d’inconstitutionnalité », autant, à son tour, alors qu’elle avait rejeté les deux exceptions découvertes dans la requête de la Cour de cassation, la Cour constitutionnelle, laissant en plan la cause dont l’avait saisie la Cour de cassation, invente par prestidigitation magique, ex nihilo, comme lors de la création dans le Livre de la Genèse, par la seule force de sa parole, le moyen de se saisir d’une question qui ne lui était pas soumise, celle des droits de l’homme prétendument violés par l’abstention de la Cour de cassation à se prononcer. Et cela, dans l’unique but, visible de loin comme une verrue au visage, rattraper son arrêt RP 0001 et le corriger. Aussi, n’est-ce pas tant sa volonté de rattrapage que je vise, que cette dissimulation à travers le rejet assumé de toutes les normes certaines et sûres en matière de compétences et de fonctionnement des juridictions.
En effet, après le règlement de la question posée par chacune de ces deux exceptions inventées, le juge constitutionnel introduit la suite par un «Cependant…» Très lourd de conséquences et commence une dangereuse divagation faite de lourds développements répétitifs que justifie une seule et unique motivation, le recours à la notion de droits humains.
Ce sésame qui ouvre toutes les portes au juge constitutionnel congolais sert dès le troisième feuillet de l’arrêt lorsque la Cour affirme que la position de la Cour de cassation, en ne se prononçant pas sur sa propre compétence à connaître du dossier de l’ancien Premier ministre, alors qu’elle connaissait l’existence de l’arrêt antérieur de la Cour constitutionnelle se déclarant incompétente, Feuillet 3, paragraphe 4 : «… expose ainsi Monsieur Matata Ponyo Augustin à un risque élevé de méconnaissance à son bénéfice de l’exigence constitutionnelle d’avoir droit à un juge compétent comme cela ressort de l’article 19 alinéas 1er et 2 de la Constitution». Elle ajoute, Feuillet 4 paragraphe 3 : «… Monsieur Matata Ponyo Mapon Augustin doit connaître son juge naturel, donc le juge légal et compétent pour le juger, avoir accès à ce juge et être fixé sur son sort dans le meilleur délai,(…). Cette situation de flottement dans la détermination de son juge naturel qui perdure, met en mal sa pleine liberté de mouvement, même s’il n’est pas en état de détention ».
Alors que Matata a toujours contesté la compétence, aussi bien celle de la Cour constitutionnelle que celle de la Cour de cassation, le juge constitutionnel transforme cette négation constante en une plainte de l’intéressé de ne pas pouvoir être jugé, en une réclamation d’être jugé. C’est qu’en fait, dans la forme où le présente la Constitution, ce fameux «droit à un juge naturel » n’est pas, contrairement à la conception que voudrait en imposer la Cour, tant un droit subjectif qu’un principe de la matière de compétences judiciaires à la base de l’organisation des compétences rationeparsonae et rationemateriae.
Ainsi de but en blanc, ce qui était une procédure d’exceptions préliminaires se mue en un procès des droits de l’homme.
Encore plus et mieux, ce qui était une procédure d’exceptions préliminaires devient un procès de fond parce qu’au paragraphe 5 du 7e feuillet, la Cour décide d’elle-même et sans transition que le problème devant elle n’est pas un problème de forme mais de fond, disant Feuillet 7, paragraphe 5 : « Quant au fond de la cause, la Cour précise que la question principale est de déterminer le juge naturel d’un ancien premier ministre pour des infractions commises dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de ses fonctions ce, à la lumière de l’article 164 de la Constitution ».
Rejetant la demande en interprétation, la Cour se livre aussitôt à donner l’interprétation demandée par la Cour de cassation et se dit « fondée de donner le sens d’une disposition de la constitution par l’interprétation qu’elle en fait », sans doute parce que selon la Cour « …la question posée à la Cour étant de nature à faire bénéficier à une personne ses droits constitutionnellement garantis, en l’occurrence le droit à un juge compétent… »

Toutes les normes des droits de l’homme ne sont pas du droit impératif
Ces affirmations trompeusement favorables vont bénéficier de nouvelles théories du propre cru de la Cour sur la valeur et la force juridiques des droits de l’homme décrétés comme étant supérieurs à toute autre norme, théories présentées comme la nouvelle « tendance généralisée » dont elle ne cite aucun exemple autre que sa propre jurisprudence.
Lorsque le droit est bien dit, un juge qui prétend qu’il y a une abondante pratique ou jurisprudence concordante imposant une tendance lourde, généralement l’illustre par des exemples significatifs de ces pratiques et jurisprudences formatrices de la fameuse tendance. La Cour donne le sens de cette nouvelle tendance qui voudrait qu’en matière de droits de l’homme «… la constitution doit être interprétée de façon extensive, en mettant en exergue la théorie de la primauté des droits de la personne, comme cela est relevé par la tendance actuelle de la jurisprudence constitutionnelle.» (Feuillet 5 par.2). Pour les besoins de la cause, le juge constitutionnel congolais crée de nouvelles règles d’interprétation, en recourant à des formules et expressions tellement incertaines et floues dont le fondement juridique n’est pas établi.
Ce qui est vrai c’est qu’il n’est pas établi que les normes de droit de l’homme soient toutes au-dessus de toutes les autres, comme s’il s’agissait de normes relevant toutes d’un droit impératif alors que par son article 61 sur les droits auxquels il ne peut être dérogé en état d’urgence ou de siège, notre constitution indique bien que s’il ne peut pas être dérogé à certains droits, il n’en est pas ainsi de tous, la majorité des droits de l’homme n’ont donc pas la valeur que la Cour constitutionnelle veut leur donner. C’est important à souligner parce que ce raisonnement laxiste permet à la Cour de procéder à tous les bouleversements que nécessite sa volonté d’aller à l’encontre de toutes les normes qui ne corroborent pas la thèse qu’elle défend et veut imposer.
On peut également affirmer que l’importance de la norme prétendument violée, ni l’importance de la violation, ne peuvent annihiler les normes de compétence, pas plus de la compétence personnelle que de la compétence matérielle. Le caractère «fondamentalisé et constitutionnalisé », comme dit la Cour, y compris lorsqu’abusivement on peut attribuer à tous les droits de l’homme la nature de normes impératives du jus cogens, ne peut faire ignorer ces règles fondamentales de saisine et de compétences en vertu desquelles si une juridiction ne se trouve pas en situation de concordance avec sa compétence personnelle ou matérielle telle que la lui reconnaissent la constitution et les lois pertinentes, elle ne peut s’autoriser de connaître d’une affaire, nul ne peut être attrait devant une juridiction incompétente, qui n’est pas forumconveniens. Dans le cadre de la justice internationale, dont les règles de procédure sont similaires à celles de la justice interne, la Cour internationale de justice a donné tort à notre pays qui estimait que le Rwanda ayant violé quelques-unes des normes impératives (sur le génocide, violations des droits de l’homme etc, la CIJ devrait donner suite à la requête de la RCD contre le Rwanda, nonobstant le fait que la CIJ ne fût pas compétente à l’égard de cet Etat, insistant sur le fait que l’importance des normes en cause, fussent-elles des normes impératives, est une chose, les règles d’attribution de la compétence en sont une autre (CIJ, Affaire des activités armées sur le territoire du Congo, RDC v. Rwanda, nouvelle requête, Compétence).
De même, on n’est nullement dans un cas où le juge peut se saisir d’office, de lui-même, on ne trouve dans notre constitution, dans la matière concernant les différentes compétences de la Cour constitutionnelle, aucune disposition autorisant cette dernière à se saisir elle-même, toutes ces dispositions font apparaître un acteur, la victime ou, en matière pénale, l’instance de mise en accusation. Dans ce sens, l’article 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel français précise que « Le moyen tiré de ce qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution peut être soulevé, y compris pour la première fois en cassation, à l’occasion d’une instance devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation. Le moyen est présenté, à peine d’irrecevabilité, dans un mémoire distinct et motivé. Il ne peut être relevé d’office »
La formule magique de la Cour va déverrouiller tout ce qui jusque-là était une impossibilité juridique, sur la nature et les effets d’une procédure d’exceptions préjudicielles, tout devenant possible et faire adopter des raisonnements créateurs de normes nouvelles contraires à la tradition juridique et judiciaire, bouleversant de fond en combles les principes du droit judiciaire reconnus et appliqués aussi bien en droit interne qu’en droit international.

La Cour affirme sans raison qu’elle est créatrice du droit – sa jurisprudence contra legem
C’est pratiquement ce qu’elle affirme en assenant (Feuillet 6, paragraphe 2) que : «La justice constitutionnelle est aujourd’hui créative et dynamique car reposant notamment sur la jurisprudence en énonçant des nouveaux horizons. Elle tend, pour ainsi dire, à la constitutionnalisation de tous les phénomènes de droit, ce qui lui permet notamment d’intervenir au-delà de la procédure relative à sa saisine et sa compétence d’attribution, à chaque fois que des principes à valeur constitutionnelle sont mis à péril, car ils priment sur toute autre considération ». Qu’est-ce d’autre que la violation de normes fondamentales qui, en procédure, ont une valeur quasi impérative.
Il ne faut surtout pas confondre notre Cour, voulue comme une juridiction par le constituant et par le législateur et organisée comme telle dès le début, avec le Conseil constitutionnel français dont les décisions de nature juridictionnelle apparaissent comme une extraordinaire nouveauté, due aux interprétations que le Conseil lui-même donnait aux situations qui lui étaient soumises et aux principes dont il s’inspirait pour fonder son opinion, là où notre Cour est, dès le début, ab initio, organisée comme une juridiction par des normes constitutionnelles, législatives et réglementaires complexes, établissant en détail les règles de son fonctionnement, de sa procédure, de ses compétences matérielle et personnelle, la valeur et les effets de ses « arrêts » (là où pour le Conseil constitutionnel on parle de «décisions» et de «résolutions »).
Si, donc il peut être soutenu que ce qui passe aujourd’hui en France pour la «justice constitutionnelle» procède essentiellement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel lui-même, il n’en est pas ainsi concernant la «justice constitutionnelle» congolaise encadrée par ces nombreuses normes constitutionnelles, législatives et réglementaires : la Cour constitutionnelle congolaise, qui n’a que quelques années d’existence et d’expérience jurisprudentielle, applique et doit appliquer avant tout, dès ses débuts, la Constitution et les lois qui accompagnent cette dernière dans la matière.

La jurisprudence n’est pas source de droit
C’est le lieu d’affirmer que la jurisprudence n’est pas une source de droit, elle ne peut pas, à l’égal de la loi et du règlement, créer des normes de sa propre volonté. Le rôle du juge est d’appliquer les normes à des litiges, à des cas particuliers précis, de «dire le droit», et non de créer des normes générales et impersonnelles. C’est la raison pour laquelle ceux qui osent dire que la jurisprudence est source de droit sont toujours obligés d’ajouter et de reconnaître qu’on parle de source «indirecte», «officieuse». Sa mission de dire le droit amène le juge à appliquer la norme en l’interprétant si nécessaire, à l’adapter au cas particulier dont il est saisi. Ce faisant il anime la vie de la norme, l’enrichit certainement, lui donne parfois consistance, contenu et contours ; en droit international, on dit qu’il contribue au développement progressif du droit, on le dirait de même pour le juge interne. A ce titre la jurisprudence joue le même rôle que la doctrine, le rôle de moyen auxiliaire de détermination des normes de droit.
A la différence du système de la commonlaw ou du case law basé sur les précédents, le principe de l’autorité relative de la chose jugée en place dans le système romano-germanique comme le nôtre ne permet pas la formation « normale » de normes à partir des décisions de justice; les « juristes » savent également que, justement, dans nos systèmes, il est interdit au juge de rendre des « arrêts de règlement », traduisant des règles générales, en dehors du règlement d’un litige, d’un cas d’espèce.
Enfin, l’article 153 alinéa 4 de ,notre constitution énumère les sources du droit que doivent appliquer nos cours et tribunaux invités à trancher des litiges ou à régler des situations arrête, à cet effet, que «Les cours et tribunaux, civils et militaires, appliquent les traités internationaux dûment ratifiés, les lois, les actes réglementaires pour autant qu’ils soient conformes aux lois ainsi que la coutume pour autant que celle-ci ne soit pas contraire à l’ordre public ou aux bonnes mœurs » ; elle ne cite pas la « jurisprudence », encore moins l’intime conviction. De cette disposition, il ne peut être tiré qu’une seule logique, le juge ne peut, au mépris de ces normes explicites claires, commencer à chercher à formuler, ou imaginer, ou puiser dans son tempérament et ses penchants, ou encore dans quelque influence, des théories devant justifier ses décisions et le guider dans sa mission de dire le droit. Je n’irai pas jusqu’à dire comme Robespierre que le mot jurisprudence doit être banni du vocabulaire d’un Etat de droit fondé sur la constitution et la loi mais le fait est que notre constitution interdit l’extension élastique à l’infini des pouvoirs que s’octroie le juge sous le prétexte de la « jurisprudence» libre, non encadrée ou, encore pire, contra legem.
En tout état de cause, quel que soit le degré de « création » que l’on reconnaisse à la jurisprudence, il est abusif d’imposer des jurisprudences contralegem, contraires aux normes constitutionnelles et législatives explicites, régissant de façon claire et incontestable telle matière.

La Cour se substitue au constituant et au législateur
Par ailleurs, il est trop facile pour la Cour de canoniser toutes les pratiques déviantes et contra legem commises dans certaines affaires sensationnelles ou artificiellement considérées comme importantes du fait de leur connexité avec la politique ou dans lesquelles les juges, à leur détriment, se sont laissés entraîner par les politiciens. La Cour assume crânement cette pratique manifestement contra legem. Dans l’extrait cité plus haut, elle dit se permettre « notamment d’intervenir au-delà de la procédure relative à sa saisine et sa compétence d’attribution, à chaque fois que des principes à valeur constitutionnelle sont mis à péril, car ils priment sur toute autre considération. » (Feuillet 6 paragraphe 2). Elle assume ainsi le fait de substituer à la volonté du constituant et au prescrit si clairement affirmé par lui ses propres créations.
Elle le fait également, en poursuivant sur le même feuillet 5, paragraphe 4 : « Dans ses différentes décisions, la Cour tend à exercer son contrôle sur les actes pour lesquels la constitution et la loi organique qui l’organisent ne lui attribuent pas expressément la compétence de contrôler dès lors que ces actes portent atteinte aux droits auxquels la constitution accorde une protection particulière et aussi lorsqu’ils contreviennent aux principes à valeur constitutionnelle et qu’il n’existe aucun autre juge pour mettre un terme à ces atteintes…». Que lit-on dans ce paragraphe si ce ne sont les violations délibérées, sans raisons plausibles, des dispositions pertinentes de la constitution et des lois.
Or, à supposer que le droit de lege lata concernant le fonctionnement de la Cour fût lacunaire, la Cour, au lieu de violer les textes comme elle s’en targue fièrement, devait appliquer les règles spécifiques du droit parlementaire (constitution, lois et règlements intérieurs qui organisent toutes ces matières de motion de censure et de défiance ou de déchéance…), tandis que les décisions juridictionnelles se voient appliquer les voies de recours qu’organise avec netteté notre système judiciaire, voies de recours que la Cour est en train injustement d’ignorer.
La Cour ajoute plus loin « … Car, le rôle social dévolu à la Cour est considérable et ne se limite pas à trancher exclusivement le contentieux relatif à l’inconstitutionnalité des normes de type législatif ou réglementaire mais de veiller, au nom de son pouvoir intrinsèque de gardienne des principes et objectifs à valeur constitutionnelle, même à l’absence d’une invocation des violations de la part de la personne susceptible d’en être victime, à la sauvegarde des valeurs protégées par la constitution, tels les droits et libertés fondamentalisés et constitutionnalisés». (Voir feuillet 6, paragraphe 1er). De l’auto-saisine, alors que je démontrerai plus bas qu’il n’existe dans la constitution ou dans les lois pertinentes aucune disposition permettant une telle pratique; on serait bien en peine à en donner un seul exemple contraire.
Seulement, dans ces extraits, la Cour n’argumente pas, ne fait pas un raisonnement juridique fondé, ne motive pas, mais se contente de « narrer » sa pratique contra legem. A la vérité, sans recourir cette fois à la spécieuse théorie de son prétendu « rôle régulateur de la vie politique », elle s’attribue un « rôle social considérable », destiné à jouer le même rôle que cette théorie abusive, son avatar en quelque sorte.
Or, cette conception d’une interprétation extensive prétendument dynamique est destinée à servir la Cour constitutionnelle agissant comme juge pénal, auquel s’impose l’un des principes essentiels en cette matière, celui de l’interprétation stricte et non extensive de la loi pénale. La loi pénale comprend non seulement les dispositions pénales de fond, mais aussi les règles pénales de procédure qui déterminent les conditions de forme des poursuites, la compétence du juge pénal, sa saisine, etc. La procédure pénale qui détermine la manière dont l’action publique s’exerce relève du droit pénal.
Mais enfin, il n’aurait aucune logique ni aucune raison que face à des règles claires et explicites, les cours et tribunaux ne se laissent guider que par cette sorte d’intuition, comme une sorte d’« intime conviction » qui ne serait fondée que sur le degré de confiance que nous devrions faire à notre justice, intime conviction ornée de « théories » supposées mais qui, en fait ne traduisent que la conviction, le tempérament, le feeling et le penchant du juge.

Que penser du revirement jurisprudentiel opéré par la Cour ?
Le revirement jurisprudentiel est un phénomène important mais qui peut se justifier. Le revirement de jurisprudence peut se définir, selon G. Cornu, Vocabulaire juridique, PUF, comme « l’abandon par les tribunaux eux-mêmes d’une solution qu’ils avaient jusqu’alors admise ; adoption d’une solution contraire à celle qu’ils consacraient ; renversement de tendance dans la manière de juger» (p.531).
En effet, si une juridiction a trouvé des raisons de toujours opiner dans un sens donné, et qu’un jour elle découvre des raisons d’opiner dans un autre sens, il lui est toujours loisible de changer d’opinion et de dorénavant décider dans un autre sens. Il ne faut surtout pas laisser entendre que ce serait un crime ou monstrueux pour une juridiction d’opérer un revirement de sa jurisprudence. Mais, il s’agit d’un bouleversement dans le système judiciaire tel qu’il arrive relativement rarement et que la juridiction est tenue de l’accompagner de solides motivations expliquant pour quelles raisons, après avoir suivi pendant un temps des moyens de droit et des arguments pour prendre des décisions «motivées» revêtues de l’autorité de la chose jugée, elle croit devoir, ou se sent obligée, de changer sa démarche ou le sens de ses décisions prises jusque-là. Cette obligation serait encore plus stricte s’agissant d’une juridiction qui opèrerait un revirement jurisprudentiel dans la même affaire, la même cause, avec la même partie mise en cause.
Pour la seule raison d’en parler ici, je n’ai pas besoin de discuter la justification que développe la Cour constitutionnelle; on peut la contester mais elle existe bel et bien, développée, plutôt surabondamment, dans l’arrêt.
Elle dit au Feuillet 8, paragraphe 2 : « C’est dans cette logique de liberté interprétative, soutient-elle, qu’elle peut revenir sur ce qu’elle avait déjà arrêté pour prendre une position contraire à ce qu’elle avait prise auparavant. Il s’agit là d’un « revirement» qui est une possibilité d’autocorrection reconnue à tout juge, face à des nouveaux arguments ou à des conséquences inattendues de ses décisions, de les modifier car son maintien serait de nature à pétrifier le système juridique et provoquer des injustices inacceptables ».
La Cour constitutionnelle a conclu dans son dispositif, au feuillet 13, qu’elle est seule compétente pour connaître des infractions commises par le Président de la république ou le premier ministre dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions et qu’elle est également le juge pénal d’un ancien président de la République ou d’un ancien premier ministre, pour les infractions commises dans l’exercice ou à l’occasion de l’exercice de leurs fonctions alors qu’ils exerçaient ces fonctions.
Cela étant, on peut se demander, comme disent les Anglais, « And sowhat ? ». Autrement dit, quel est l’impact de ce verdict de compétence sur le sort de la procédure engagée dans cette affaire Bukanga Lonzo ? Après avoir décidé dans le RP 0001 qu’elle n’était pas compétente pour juger les inculpés Matata et ses compagnons, la Cour voudrait-elle ici dire seulement que la règle c’est la compétence de la Cour constitutionnelle de juger un ancien Premier ministre ou prétend-elle évoquer de nouveau devant elle l’affaire ?
Pour y répondre, petit rappel de quelques principes simples dans la matière :
1) L’arrêt 0001 est revêtu de l’autorité de la chose jugée, de resjudicata; il ne peut plus être revenu dessus pour une affaire déjà jugée.
2) L’article 168 précise que « Les arrêts de la Cour constitutionnelle ne sont susceptibles d’aucun recours et sont immédiatement exécutoires. Ils sont obligatoires et s’imposent aux pouvoirs publics, à toutes les autorités administratives et juridictionnelles, civiles et militaires ainsi qu’aux particuliers».
Ce seul rappel explique clairement pourquoi, alors que les arrêts de la Cour constitutionnelle sont rendus en premier et dernier ressort, ils sont immédiatement exécutoires et, surtout, parce qu’obligatoires ils s’imposent à tout le monde, le juge constitutionnel lui-même ne peut aller à leur encontre, ni aucun procureur ne peut, au mépris de cet arrêt 0001, saisir la Cour constitutionnelle aux fins de poursuivre devant elle les intéressés. La faute à qui ? Ça c’est un autre problème.
Face à ces conclusions simplement logiques, il n’y a même plus lieu de faire appel à un autre principe du droit judiciaire, le non bis in idem ou ne bis in idem.
On est en train d’assister aux dérives qui m’ont déjà fait inquiéter de l’irruption, sous le prétexte de « l’Etat de droit », de ce qu’on appelle « le gouvernement des juges » lorsque ces derniers ne se laissent plus guider par le droit mais par leurs convictions et appréciations personnelles ou sous influence. Le gouvernement des juges est un danger pour les libertés, pour le système de droit et pour l’Etat de droit lui-même.
Le juriste devrait pleurer devant ce spectacle qui pousse les gens à se demander à quoi sert le droit, à quoi servent les facultés de droit, rendant le juriste responsable de tous les maux. Et le juriste en a honte. Mon propos ne préjuge pas des règlements des questions de fond, ni sur les détournements allégués ni sur qui est compétent pour juger un ancien Premier ministre, soit pour enfoncer soit pour disculper les incriminés. Je voudrais, simplement, que les juristes s’inquiètent du sort de leur discipline et du sort que le droit doit réserver à la société. Être les derniers naïfs à croire dans le droit, comme le prêtre devrait être le dernier naïf à croire en Dieu quand bien même tout le monde lui aurait tourné le dos.
Auguste Mampuya Kanunk’a-Tshiabo
Professeur ordinaire émérite à la Faculté de droit (Unikin)