Abdelmalek Alaoui : «Le Maroc dans le club des prétendants à l’émergence»

Son essai politique devenu un best-seller, « Le Temps du Maroc », révèle un royaume résilient qui s’emploie à changer de dimension. Abdelmalek Alaoui explique.

Comment, à l’instar de l’ensemble des pays de la planète, le Maroc a-t-il traversé l’année 2020 marquée par le Covid-19 ? Comment et où a-t-il trouvé les ressources pour faire face à l’adversité sanitaire et économique que cette pandémie l’a obligé à affronter ?

Ce sont là autant de questions auxquelles l’ouvrage d’Abdelmalek Alaoui répond dans une description du quotidien nourrie de réflexions inspirées par des constats quelquefois inattendus. Chef d’entreprise, il est également président de l’Institut marocain d’intelligence stratégique (IMIS).

Deux postes d’action mais aussi d’observation qui lui ont permis de proposer une analyse fouillée de ce que le Maroc a vécu pendant la pandémie, de ce dont il a pris conscience, de ce qu’il a pu réaliser dans ce contexte particulier de pandémie, mais aussi de ce qu’il a révélé de lui-même autant dans sa capacité de résilience que dans sa volonté d’améliorer son destin. Au Point Afrique, Abdelmalek Alaoui a confié ses constats et réflexions sur un Maroc en pleine mutation.

Le Point Afrique : Le Maroc a vécu un moment politique fort avec les élections législatives, régionales et communales du 8 septembre, qui ont vu une défaite majeure des islamistes du PJD et une victoire des partis libéraux. À l’instar des autres pays de la planète, il a été pris dans la tenaille des drames et incertitudes liés à la pandémie du Covid-19. Comment l’idée qu’il se fait de lui-même a-t-elle évolué entre mars 2020, date du premier grand confinement, et maintenant ?

Abdelmalek Alaoui : Peut-être que l’évolution la plus marquante est l’administration de la preuve que le Maroc peut mobiliser ses forces parfois sous-estimées, ce qui l’a conduit à affronter la crise sanitaire de manière jugée exemplaire, malgré quelques ratés inévitables. C’est cette capacité inédite qu’a eue le Royaume à faire « cristalliser » les efforts d’acteurs et de protagonistes qui avaient habituellement tendance à mal se coordonner, comme le secteur public et privé, ou encore le tissu associatif et la technostructure, qu’il m’est apparu intéressant d’analyser, tout en la replaçant dans un contexte contemporain plus large.

Avant la pandémie, le Maroc était reconnu pour sa résilience et moins pour sa capacité d’anticipation et d’organisation. En combinant les deux, sous le leadership du roi Mohammed VI qui a su conjuguer réponse tactique et réformes de long terme, le royaume chérifien a donné le signal de son entrée « officielle » dans le club des prétendants à l’émergence et confirme ainsi son statut de « nouvelle puissance » régionale.

Votre ouvrage est un instantané des interactions internes et externes qui ont travaillé le Maroc depuis l’apparition du Covid-19. Il inclut aussi des « plongées » dans le Maroc politique. Quelles sont celles qui pourraient le plus impacter ses évolutions politiques, économique, sociale et culturelle dans les années à venir ?

Je ne pense pas que l’on puisse appréhender la séquence qui vient de se dérouler de manière schématique ou sectorielle. Elle constitue un tout, un ensemble qui doit être analysé de manière globale. Toutefois, s’il fallait retenir un « angle » décisif qui aura un impact substantiel sur la projection du pays, c’est la prise de conscience que le rattrapage du retard social, éducatif et sanitaire ne peut plus rester dans le domaine de l’incantation et doit devenir une obligation.

Avant la pandémie, le Maroc a réussi beaucoup de choses sur le plan économique, avec un taux de croissance moyen de 4,5 % sur vingt ans, majoritairement tiré par l’investissement public dans les infrastructures, la croissance du secteur des services financiers, ainsi que la montée en puissance très importante de certaines industries, dont l’automobile. Mais cette marche forcée vers la croissance, bien qu’ayant contribué à accroître la classe moyenne, a aussi aggravé les inégalités de revenus et les disparités territoriales.

Désormais, la prise de conscience collective que la croissance doit être plus inclusive est irréversible.

Dans le sous-titre de votre ouvrage « Le Temps du Maroc », vous mettez la résilience avant l’émergence à propos du parcours du Royaume chérifien entre mars 2020 et la mi-2021.

En se mettant en mode reset et en se bordant avec les travaux de la Commission spéciale sur le modèle de développement, le Maroc a-t-il fait son examen complet de conscience économique, industriel, financier, budgétaire et social en vue de se mettre sur l’orbite d’une puissance africaine?

L’examen que vous évoquez, à travers notamment les travaux de la Commission spéciale n’avait pas vocation à être complet, mais plutôt global. Il fixe un cap et précise la vision du pays. Reste désormais à donner corps au « chemin » qui sera emprunté et aux voies et moyens qui permettront d’atteindre ces objectifs qui sont, rappelons-le, très ambitieux puisqu’ils visent à doubler le PIB d’ici 2035.

Et c’est précisément pour éviter toute tentation de récupération politicienne que le mécanisme de suivi du Nouveau modèle de développement a été placé auprès de la plus haute autorité du pays, à savoir le roi du Maroc.

Comment le rapport des Marocains à l’autorité et au politique a-t-il évolué pendant cette période ?

Il est encore trop tôt pour tirer une conclusion définitive à ce sujet. Mais l’on peut toutefois noter trois éléments majeurs.

Le premier est la hausse de la participation lors des élections générales du 8 septembre, alors même que l’on aurait pu tabler sur une désaffection des urnes après les confinements et les restrictions. Cela signifie sans doute que les Marocains veulent être de plus en plus associés à la vie démocratique de leur pays.

Le second est le ressac très important des islamistes du PJD, qui dirigeaient le gouvernement depuis dix ans, ce qui signifie probablement que les Marocains sont beaucoup moins conservateurs que ce que l’on a bien voulu dire et que leurs aspirations sociétales sont plus libérales.

Enfin, le fait que le parlement ait été renouvelé à plus de 70 % et que les trois partis en tête (RNI, PAM, Istiqlal) sont en mesure de former une majorité indique à la fois un rajeunissement et une polarisation du champ politique, ce qui est salutaire.

Le Maroc a été accusé d’être impliqué dans le scandale du logiciel d’espionnage israélien Pegasus. En quoi cela pourrait-il changer des éléments déterminants en interne pour le royaume ?

Je ne peux ici que me référer à la réponse officielle du Maroc, qui réfute ces accusations et a d’ailleurs décidé d’aller en justice afin de faire valoir ses droits.

Dans toute cette « affaire », je pense qu’il y a encore beaucoup de questions non résolues, dans un contexte géopolitique très mouvant dont l’on ne connaît pas encore tous les ressorts ni les acteurs cachés potentiels. Mais de manière générale, je note que le Maroc a souvent « bon dos » et qu’il est parfois facile de lui « tailler un costard », même si celui-ci semble, par bien des aspects, beaucoup trop grand. Le temps de la justice n’est pas le temps médiatique. Il faut donc laisser la justice dire son mot.

Au niveau international, deux faits majeurs semblent vouloir marquer l’avenir du royaume sur les plans diplomatique : le rétablissement des relations avec Israël et la rupture avec l’Algérie. Au sortir de cette actualité, des constats de votre ouvrage et de la nouvelle donne géopolitique et géo-économique internationale, quel Maroc entrevoyez-vous dans les cinq prochaines années ?

La reprise des relations diplomatiques avec Israël a été, selon moi, abondamment commenté sur le plan international tout en oubliant trois éléments majeurs. Le premier, c’est qu’il ne s’agit pas d’une «normalisation » comme cela a été souvent dit, puisque le Maroc entretenait des relations diplomatiques avec Israël, qui ont été rompues au début des années 2000.

Le second, c’est que le Maroc constitue un pays à part dans le monde arabe. Il n’y a pas moins de 700.000 juifs Marocains qui vivent en Israël et la Constitution marocaine reconnaît les «affluents » hébraïques du pays. Fallait-il leur réfuter leur origine? Enfin, malgré la reprise des relations diplomatiques, le Maroc a réaffirmé sa position constante sur le processus de paix et le statut de Jérusalem.

Quant à la rupture avec l’Algérie, je note d’abord qu’elle est unilatérale, et que le roi du Maroc, au cœur de l’été, a lancé un appel au président Tebboune afin de relancer le dialogue. Cela est resté lettre morte.

À titre personnel, presque intime, je ne peux que regretter cette situation car les combattants de la liberté marocains et algériens ont fait cause commune lors de la lutte pour l’indépendance.

Enfin, au niveau de la nouvelle donne géopolitique et géo-économique, ce « rideau de fer » imposé – presque symboliquement – par notre voisin de l’est obère toute tentative de relancer l’intégration régionale, laquelle est considérée comme essentielle surtout à l’heure où une « union sacrée » maghrébine permettrait de coordonner les efforts pour la relance post-covid. Nous devons être vigilants, de manière collective, à ne pas rater un tournant historique et à être du mauvais côté de l’histoire. Je forme le vœu que des hommes et des femmes de bonne volonté prennent langue pour restaurer le dialogue.

Celui-ci est inévitable, car la géographie est têtue et le Maroc et l’Algérie sont et resteront voisins.

Econews avec Le Point Afrique