Page d’histoire : Le parcours de Patrice-Emery Lumumba vu de la Belgique, cinq ans après son assassinat (*)

Cinq ans après l’ignoble assassinat de Patrice-Emery Lumumba, un article paru, le 28 février 1966 sous la plume de L. de Heusch, revenait sur le parcours exceptionnel mais si court d’un leader politique. Sa conclusion est prémonitoire du mauvais sort qui s’est abattu sur la République Démocratique du Congo depuis la mort tragique de Lumumba. L’auteur conclut son article en ces termes : « On ne peut douter que ses meurtriers soient directement responsables du chaos dans lequel le Congo a sombré depuis sa mort ». 62 ans après son indépendance, la RDC patauge. Ecrit en 1966, ce texte qui décrit le parcours de Lumumba est une mine d’infos. Il rappelle le parcours d’un homme qui portait un rêve, celui de la grandeur de la RDC. Par devoir de mémoire, Econews le reproduit.
Fils de très modestes paysans Tetela, Lu mumba, qui sera baptisé Patrice par les pères Passionnistes, est né le 2 juillet 1925 au village de Hiokamende-Onalua, dans le territoire de Katako-Kombe, au Kasaï (Ndlr : actuelle province du Sankuru). Après des études primaires à la mission catholique de Tshumbe Ste-Marie, il reçoit un complément d’instruction à la mission protestante de Wembo-Nyama. II devient commis d’une société minière à Kindu. Il suit les cours de l’école postale de Léopoldville. Il est nommé à Yangambi (INEAC), puis à Stanleyville où il reçoit la qualité d’« immatriculé », en 1954. Il lit fiévreusement et devient bientôt la figure dominante des milieux africains de cette ville. Il est notamment président de l’Association des évolués et correspondant de plusieurs journaux congolais contrôlés par l’administration coloniale ou les missions (La Croix du Congo, La Voix du Congolais).
Lorsque M. Auguste Buisseret devient ministre des Colonies, Lumumba s’efforce de se détacher de l’emprise catholique en fondant avec quelques européens une « Amicale provinciale du parti libéral » à Stanleyville. A cette époque, ses revendications politiques sont fort modérées. On les trouvera exprimées dans un livre posthume, publié en 1961 sous le titre « Le Congo, terre d’avenir, est-il menacé? »
Il réclame certes l’égalité raciale, mais estime encore qu’une action sociale pacifique suffirait à « combler des lacunes ». En juin 1955, Patrice Lumumba, au sommet de son prestige local, est longuement reçu par le roi Baudouin, de passage à Stanleyville. En 1956, il effectue un court voyage en Belgique. Il est plein d’espoir dans l’avenir du Congo. Mais dès son retour à Stanleyville, il est traduit devant les tribunaux et accusé de détournements de fonds au détriment de l’Office des chèques postaux dont il avait la gestion. Il affirme que, pressé par le besoin, il s’était contenté d’effectuer un emprunt. II venait en effet d’effectuer un premier remboursement. Cette affaire lui vaut deux ans de prison, ramenés finalement à douze mois. Ses adversaires politiques, tant en Belgique qu’au Congo, exploiteront largement cette imprudence, s’efforçant de réduire la grande figure politique qui se dessine, aux dimensions d’un vulgaire escroc (cf. Le Soir du 3.11.59).
Lumumba s’installe à Léopoldville en 1957 et entre au service d’une brasserie dont il devient directeur commercial. Il fonde le 10.10.58 le Mouvement national congolais (MNC) et il en assume la présidence. La grande passion nationaliste à laquelle Lumumba ne cessera d’être fidèle jusque dans la mort, a brusquement mûri: le MNC entend combattre «toutes les formes de séparatisme régional incompatibles avec les intérêts supérieurs du Congo» et rechercher l’indépendance du pays par la voie de négociations pacifiques. En décembre de la même année, peu avant les troubles de Léopoldville, il participe à la Conférence panafricaine d’Accra, où Nkrumah le remarque. A la suite d’un conflit avec M. Kalonji, le MNC se scinde en deux formations distinctes, en juillet 1959. Au MNC-Lumumba s’opposera désormais le MNC-Kalonji auquel se rallient MM. Ileo et Ngalula. Le MNC-Kalonji sera puissamment aidé par les milieux sécessionnistes miniers du Sud-Kasaï, En dépit de cette rupture, Lumumba mène campagne en faveur de la libération de Kalonji, qui avait été assigné à résidence au mois d’août.

Le combat politique
En octobre 1959, Lumumba est arrêté à Stanleyville à la suite des remous provoqués par un discours résolument nationaliste. Mais le ministre des Colonies le fait libérer pour lui permettre de participer à la Conférence de la Table ronde de Bruxelles, où se joue le sort du Congo. Lumumba comprend la nécessité d’implanter dans l’ensemble du pays un grand parti national qui s’opposera aux thèses fédéralistes. Il sait que l’unité du Congo, prisonnier de son cloisonnement ethnographique, est fragile. Il s’oppose violemment et avec une fermeté jamais démentie, à tous les leaders congolais qui entendent jouer leur carrière en s’appuyant sur une ethnie plus ou moins importante. Sa réflexion politique s’est épanouie dans les villes congolaises, loin de sa tribu natale (les Tetela), vouée à des discordes séculaires. Détribalisé, il a découvert avec amertume le leurre de sa condition faussement privilégiée d’« immatriculé », équivalant à une espèce de demi-statut européen. Il tentera de proposer à ses compatriotes désorientés un nouveau modèle politique: la citoyenneté congolaise à part entière.
Contrairement à son principal rival, M. Kasavubu, dont la carrière s’est développée au sein de la tribu Kongo, il refuse de s’appuyer sur les forces centrifuges héritées du passé. A son retour de Bruxelles, il est membre du Collège exécutif général, chargé de préparer l’indépendance. Après avoir revu Nkrumah à Accra en avril 1960, il déclare à la presse: «La Belgique a compris que le peuple congolais ne lui était pas hostile, mais qu’il réclamait simplement un changement de régime et la fin de l’injustice » (Agence Belga, 24.4.60). Mais le Gouvernement belge se méfie du « gauchisme » de Lumumba. Ses adversaires s’ingénient déjà à l’accuser de sympathies pro-communistes. L’un des premiers à monter cette machine de guerre est M. Nendaka, qui sera administrateur général de la sûreté au moment de l’arrestation de Lumumba, dix ans plus tard (Libre Belgique, 2.4.60). M. Nendaka, vice-président du MNC-Lumumba, avait été accusé par Lumumba d’avoir détourné des fonds appartenant au parti. Tout en dénonçant son ancien adjoint, Lumumba oppose un démenti catégorique aux rumeurs concernant l’aide qu’il aurait reçu lui-même des milieux communistes {Agence Belga, 19.4.60).
Solidement implanté dans la province Orientale et le Kivu, mais aussi au Kasaï, le MNC- Lumumba apparaît comme la plus importante formation politique congolaise au lendemain des élections législatives, bien qu’il soit loin de disposer de la majorité absolue au Parlement. Lumumba a des démêlés avec M. Ganshof van der Meersch au sujet de la formation du premier gouvernement congolais. II accuse la Belgique de vouloir imposer au Congo un gouvernement fantoche. Il prévoit avec lucidité le danger d’éclatement de l’unité nationale, la menace de balkanisation (Interview au Pourquoi Pas?, 13,6.1960). Il est chargé de constituer le premier gouvernement de la République du Congo, quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, fixée au 30.6.1960. Ce jour-là, il prononce devant le roi Baudouin un discours qui impressionne défavorablement l’opinion publique belge, mal informée des réalités congolaises.
Porte-parole du mouvement anti-colonialiste, Lumumba avait parlé sans fausse complaisance, rappelant à ses compatriotes la lutte amère à laquelle ils devaient leur indépendance, sans oublier de saluer dans la Belgique « un pays ami avec lequel nous traitons d’égal à égal ».
Le drame congolais se noue quelques jours plus tard. Lumumba est victime d’une rébellion de la Force publique dont le commandant en chef, le général Janssens, n’a pas prévu l’africanisation des cadres. Le chef du gouvernement tente de reprendre la situation en mains en adjurant les soldats révoltés de déposer les armes (Message radiophonique du 6.7.60). L’arrivée des parachutistes belges provoque la rupture des relations diplomatiques entre la Belgique et le Congo et l’appel aux forces de l’ONU.
Tandis que M. Tshombe profite des circonstances pour proclamer la sécession katangaise, le ministre P. Wigny fait peser la suspicion sur le gouvernement central en dénonçant l’influence communiste au Congo (New York Times, 15.7.60). Lumumba accuse la Belgique de comploter contre le Gouvernement central. II estime non sans raison que la présence des parachutistes belges favorise l’implantation au Katanga d’un gouvernement sécessionniste soutenu par l’Union minière.
Excédé par l’indécision de l’ONU dans la question katangaise, Lumumba menace de faire appel à l’URSS si les troupes belges ne quittent pas l’ensemble du territoire congolais. Il déplore « tous les actes criminels» commis par un certain nombre de Congolais contre des Européens au cours de la première semaine de panique (Agence Reuters, 16.7.1960), mais il proclame aussi que M. Tshombe n’est qu’un intrigant aux mains du gouvernement belge (Agence France Presse, 23.7.60). Le secrétaire général de l’ONU prend manifestement ses distances avec le Premier Ministre du Congo. Il espère pouvoir neutraliser toutes les troupes congolaises.
Mais M, Tshombe contourne la décision du Conseil de sécurité du 9.8.60, ordonnant à la Belgique de retirer ses troupes du Katanga: il fait appel à des mercenaires. Les hésitations juridiques de l’ONU ne sont pas étrangères à la manœuvre de M. Kasavubu qui destitue Lumumba de ses fonctions de Premier ministre le 5.9.60, en faveur de M. Ileo. Celui-ci est « neutralisé » à son tour par le premier coup d’Etat du colonel Mobutu qui institue le régime des « Commissaires généraux », le 14.9.60. Ce gouvernement illégal est préoccupé d’éliminer de la scène politique Lumumba, dont la popularité est demeurée très grande. Lumumba est d’abord assigné à résidence surveillée; il bénéficie encore de la protection de l’ONU. Le 16.9.60 il dénonce l’alliance Kasavubu-Ileo-Tshombe et menace de solliciter l’intervention de l’URSS.
Acculé au désespoir, Lumumba se déclare prêt à « s’entendre tout aussi bien avec le diable » pour sauver le pays de l’anarchie. Il n’en faut pas plus pour que l’opinion publique belge l’accuse rétroactivement d’avoir projeté une « soviétisation » de l’armée sous le contrôle de son parti (Le Soir, 4.10.60). On notera que Lumumba récuse l’authenticité d’un document qu’on lui prête et aux termes duquel il demanderait à l’ONU de quitter le pays. Il manifeste même l’intention de rétablir les relations avec Bruxelles dès que le dernier soldat belge sera parti (Agence Reuter, 18.9.1960).
Il se déclare hostile à la conférence de la Table ronde que projettent MM. Kasavubu et Mobutu. Il entend s’appuyer sur le Parlement (Agence France Presse, 30.9.60). Lumumba réussit à déjouer la surveillance des soldats du colonel Mobutu et à rejoindre Mweka où il est arrêté le 1.12.60. Il est incarcéré, coupé du monde extérieur. M. Hammarskjöld intervient mollement en sa faveur: dans deux lettres en date des 3 et 5 décembre, il prie M. Kasavubu de veiller à la stricte application de la légalité en ce qui concerne l’arrestation et la détention du Premier Ministre, sans quoi « une grave atteinte » serait portée au prestige international du Congo (Agence Belga, 6.12.60). Le 17.1.61, MM. Kasavubu et Mobutu et le gouvernement des Commissaires généraux livrent Lumumba à son pire ennemi, M. Tshombe. Ils l’expédient par avion à Léopoldville, en même temps que deux de ses compagnons qu’attend un même sort atroce, MM. M’Polo et Okito.

Mystère autour de son assassinat
Les récits qui rendent compte de la mort tragique de ces trois hommes varient. II est certain que la version propagée le 13 février seulement par M. Munongo, ministre de l’Information du Katanga n’est pas conforme à la vérité. Selon celui-ci, Lumumba et ses compagnons auraient été abattus alors qu’ils tentaient d’échapper à la surveillance de leurs gardes, dans un village congolais. M. Pierre Devos, auteur d’un livre intitulé « Vie et mort de Lumumba », estime que le Premier Ministre aurait été abattu sauvagement et délibérément, peu après son arrivée à Elisabethville, pieds et poings liés. Précipité de l’avion sur le tarmac, il aurait été embarqué par des gendarmes katangais dans une « jeep ». Au cours du voyage, un bourreau noir lui aurait enfoncé une baïonnette dans les côtes et un officier belge aurait tiré le coup de grâce.
La Commission d’enquête nommée par l’ONU estima, selon les termes de l’agence France Presse (14.11.61) que « faute de confirmation, les témoignages relatifs: a) au coup de feu tiré par le capitaine Ruys sur M. Lumumba pour mettre fin à ses souffrances ; b) au fait d’avoir placé le corps de M. Lumumba dans le réfrigérateur du laboratoire de l’Union minière du Haut-Katanga ; et c) à la confession de Chelmers, devront être accueillis avec de grandes réserves. Cependant la Commission désire à cet égard faire remarquer que les trois points ci-dessus ne devraient en aucun cas être ignorés dans toute enquête ultérieure. La Commission désire ici faire état de son opinion que les autorités de Léopoldville, dirigées alors par le président Kasavubu et ses collaborateurs, d’une part, et le gouvernement de la province du Katanga dirigée par M. Tshombe, d’autre part, ne devraient pas échapper à toute responsabilité en ce qui concerne la mort de M. Lumumba, de M. Okito et de M. M’Polo ».
On notera que M. Tshombe tentera de se disculper de cet assassinat peu avant son entrée sur la scène politique de Léopoldville. Mais ses dénégations sont peu convaincantes.
Tandis qu’une très grande émotion secoue le monde à l’annonce de la mort de Lumumba, la presse belge, dans son ensemble, ne manifeste qu’une indignation toute relative. L’article nécrologique du Soir (8.2.61) décrit ce que l’auteur appelle « sa carrière d’excitateur et de criminel». La Libre Belgique (14.2.61), tout en saluant en Lumumba « le plus talentueux des politiciens congolais », le dépeint comme « un homme cruel, incapable de gouverner, même de se gouverner ». Dès le 22 juillet 1960, M. Marcel Decorte croyait apercevoir en lui « le futur Staline congolais ». Il proclamait aussi qu’«une chance se présente: la sécession du Katanga» (Libre Belgique, le 22.7.60).
A la même époque, à la Cité du Vatican, l’agence Fidès critiquait la pensée «mouvante et changeante» de Patrice Lumumba, tandis qu’elle rendait hommage à « l’intégrité morale» de M. Kasa-vubu (Agence France Presse, 22.7.60). Le 4 octobre 1960, Le Soir dévoilait la «complexion hyperthyroïdienne » de M. Lumumba. Dans la Dernière Heure cependant (29.10.60), quelques mois avant l’assassinat, A.H. rendait hommage aux qualités intellectuelles et à la puissance de travail de Lumumba et affirmait qu’on aurait pu «faire » de Lumumba «le meilleur ami de la Belgique ».

Un homme incompris en son temps
Une lecture sereine des communiqués de presse révèle clairement aujourd’hui que Lumumba ne fut jamais le prophète xénophobe que l’on s’est plu à imaginer dans notre pays. Jane Rouch, qui vécut la tragi-comédie congolaise que Lumumba s’efforça de dominer, a tracé de lui un excellent portrait au fil des jours, depuis l’indépendance jusqu’à l’arrivée au pouvoir de celui qu’elle appelle «le colonel Elza Poppin». Lumumba exerça une incontestable fascination sur les foules congolaises. Sa passion nationaliste intransigeante était sincère et sa pensée politique beaucoup plus ferme qu’on ne l’a dit, ne cessa d’être tendue vers la réalisation d’un but primordial: résorber la sécession katangaise et celle du Sud-Kasaï, maintenir l’intégrité du patrimoine dont la gestion lui avait été léguée.
On ne peut douter que ses meurtriers soient directement responsables du chaos dans lequel le Congo a sombré depuis sa mort.
(*) Le titre et les inter-titres sont de la rédaction
L. de Heusch (Article paru le 28 février 1966 en Belgique)