Quand conservation de la nature rime avec développement

En République Démocratique du Congo, le grand retour des éléphants dans les Virunga

Dans le parc national des Virunga (Nord-Kivu), pour la première fois en quarante-cinq ans, un immense troupeau d’éléphants a réinvesti cet espace naturel qu’il avait fui. Un retour de la vie sauvage qui couronne le travail exceptionnel de conservation effectué par le plus vieux sanctuaire du monde animal d’Afrique, classé au patrimoine de l’UNESCO et constamment sous la menace de plusieurs groupes armés dans une zone en guerre depuis vingt-cinq ans. Grâce aux projets de développement déployés dans le parc, avec le concours de l’Union européenne, les animaux ont trouvé de nouvelles attractions dans leur espace naturel. Dans le parc national de l’Upemba (Haut-Katanga), des projets similaires, dont le projet hydroélectrique de Sombwe, sont en cours de réalisation en se servant de l’expérience réussie des Virunga, pour une conservation de la nature axée sur le développement.

À bord de son avion Bat Hawk, Anthony Caere fend les airs avec une agilité digne du rapace sud-africain qui a donné son nom à ce modèle d’aéronef. Sous ses ailes, les rives sud du lac Édouard défilent à toute vitesse. Quelques hippopotames surgissent dans les eaux étincelantes sous les rayons du soleil. Nous prenons un virage au-dessus de la rivière Rutshuru, qui s’enfonce comme une anguille dans la brousse.

Après quelques minutes en rase-mottes au-dessus du cours d’eau, nous reprenons de la hauteur. Soudain, ils sont là. Comme une vision d’un espoir renaissant. Un coup d’œil rapide suffit pour les repérer à l’horizon. De loin, et à l’altitude où nous volons, nous croyons voir de gigantesques colonnes de fourmis grises sillonnant la savane. Point de fourmis pourtant, ni de trafiquants, mais des éléphants. Des centaines d’éléphants. Trop pour être comptes a l’œil nu.

D’imposantes matriarches, aux défenses si longues quelles balayent le sol, encadrent la marche. Nous distinguons des dizaines d’éléphanteaux se cachant entre les pattes de leurs parents. Ensemble, agrégés en un seul et gigantes que troupeau, ils marchent. Sans s’arrêter. Comme un exode.    Derrière eux se dessinent sur le sol de longues et sinueuses stries; les pachydermes ont égratigné la terre jusqu’à creuser comme des tranchées qui la font ressembler à leur peau grise, craquelée de fines et profondes rides.

Un événement exceptionnel

«Je n’arrive toujours pas à y croire, s’émerveille Anthony, sa voix grésillante dans nos casques de vol trahissant une excitation matinée d’émotion. D’habitude je vois des groupes de 15 ou 20. Mais ça, jamais. Surtout ici. Il y a encore un an, une balle de fusil d’assaut transperçait la carlingue juste à cet endroit. C’était infesté de Maï-Maï (des miliciens locaux : NDLR)».

Brent Stirton, notre photographe qui documente la conservation africaine depuis vingt ans et qui s’est rendu plus d’une douzaine de lois dans le parc depuis 2007, n’en revient pas lui-même. «Même á Zakouma, qui abrite au Tchad l’un des plus grands troupeaux d’Afrique, je n’ai pas vu ça », souffle-t-il en faisant défiler les images sur l’écran de son appareil photo, quelques minutes après notre atterrissage à la FOB de Ruti. C’est dans cette petite base de fortune, fortifiée au moyen de gros blocs de pierre et surplombée par une tour de garde en bois, que vit Anthony, escorté par une dizaine de rangers.

Selon les chiffres du bureau d’analyse du parc qui se base sur des photos aériennes prises par Anthony, 574 éléphants ont été recensés dans cet immense troupeau. Du jamais vu depuis plus de quarante-cinq ans pour le plus vieux parc national d’Afrique, fondé en 1925. Venu de l’Est, le troupeau est arrivé au début de l’été, en traversant la frontière séparant la République Démocratique du Congo (RDC) de l’Ouganda, qui forme à cet endroit l’une des limites naturelles des Virunga.

Pendant des années, une migration pendulaire de ces éléphants s’effectuait entre la RDC et l’Ouganda, avec le parc national Queen Elizabeth.           

Mais elle s’était progressivement interrompue a la fin du siècle dernier, au fil des incessantes guerres qui ont ravage la région. Particulièrement depuis le génocide rwandais, en 1994, qui a causé une crise migratoire sans précèdent; augmentant la pression démographique aux portes du parc, engendrant des envahissements illégaux et donc les actes de braconnage et les conflits hommes-animaux.

Les raisons de ce grand retour

Pourquoi, alors, ces éléphants sont-ils revenus en si grand nombre pour la première fois depuis près d’un demi-siècle ? Au sein du parc, et dans le monde de la conservation, personne n’a de réponses mais chacun a nombre d’hypothèses. La possibilité d’activités de braconnage intensifiées à la chute du tourisme dans l’Ouganda voisin est évoquée, mais aucune preuve tangible n’a pour l’instant été apportée. Ce serait, en réalité, la simple perturbation de leur habitat par des récents mouvements militaires de l’armée ougandaise. Autre explication possible, plus poétique : ils se seraient souvenus du chemin qu’ils empruntaient auparavant.

«Les éléphants ont une très grande mémoire, comme le veut l’expression », analyse Leonard Mubalalama, membre du groupe de spécialistes sur les éléphants de l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). «Ils vivent en société, sous la conduite d’une matriarche, et peuvent garder en tête la cartographie des endroits qu’ils ont visités »

Quant au nombre exceptionnel de spécimens, la piste d’un phénomène de stress est à privilégier, selon Mary Rice, directrice exécutive de l’Environnemental investigation Agency : «On a déjà pu observer ce phénomène de méga-agrégation au Kenya, dans les années 1970-1980 lorsqu’il y avait une prolifération des actes de braconnage. Mais le stress peut venir de beaucoup d’autres types d’événements que tes éléphants perçoivent comme une menace ».

Une analyse que partage Lain Douglas-Hamitton, le célèbre zoologiste et fondateur de l’ONG Save the Eléphants: «Ils fuient très certainement quelque chose, mais quoi? »

Le fait de savoir qu’autant d’éléphants sont revenus en si grand nombre dans une zone qu’ils avaient désertée aussi longtemps est un excellent signe pour le parc, et une très bonne nouvelle pour la conservation.» Et dans le monde de la défense de l’environnement, les bonnes nouvelles sont elles aussi en voie d’extinction.

Le retour de ces géants de la savane fait renaître un espoir et témoigne d’un succès. De l’aboutissement d’un projet incarné par un individu, Emmanuel de Merode. Cet anthropologue et primatologue belge, pilote d’avion de cœur et conservateur visionnaire, s’est lancé depuis trente ans corps et âme dans la défense de ce parc. Il est parvenu à fédérer autour de lui des hommes, des femmes mais aussi des moyens considérables dédiés à sauvegarder cet espace abritant l’une des plus grandes biomasses du monde selon l’Unesco. Un sanctuaire fragilisé par plus de vingt-cinq ans de conflits dans une région frappée depuis 2018 par une double épidémie d’Ebola qui a couté la vie a près de 2.400 personnes.

Une année 2020 difficile pour ce parc

«Le retour de ces éléphants, c’est surtout l’aboutissement de tout un travail, celui de mes équipes. Cela donne un sens à la mort de tous ces hommes, tombés sous mes ordres pour défendre ce parc », nous explique Emmanuel de Merode qui nous reçoit dans sa tente à Rumangabo, dans les quartiers de l’Institut congolais pour la conservation de la nature (lCCN) et de la Fondation Virunga. Le directeur revient tout juste de l’enterrement d’un ranger, tué quelques jours plus tôt dans une embuscade tendue par un groupe armé. Une attaque qui succède à une autre, la plus violente dans l`histoire récente des Virunga, qui a coûté la vie à 17 personnes dont 12 rangers en avril dernier.

Depuis 1996, plus de 200 rangers sont morts en défendant le parc. «Ces groupes armes ont commis les pires atrocités contre nos gardes, mais leur sacrifice n’est pas vain », poursuit-il calmement, mais grave, et dans un impeccable français rendu très élégant par un accent britannique.

Arrivé en 1993, le directeur a pris la tête du parc en 2008 après l’assassinat d’une famille de gorilles des montagnes, ces fameux primates au dos argenté dont la silhouette orne l’écusson des Virunga.

«Cet évènement a été une révélation pour nous, car nous avons compris que notre modèle ne marchait pas », se rappelle Merode tandis que son chat, Cessna, interrompt régulièrement notre discussion en se faufilant entre nos tasses de thé.

«Une enquête a démontré que mon prédécesseur était complice du massacre. Nous avons alors compris que nous étions une structure minuscule au milieu de quelque chose d’énorme, cette région des grands lacs. Car ces gorilles n’ont pas été tués  pour ce qu’ils étaient, mais à cause de l’endroit où ils vivaient. Pour des ressources ». Du charbon de bois. Du makala dont l’économie informelle représente 35 millions de dollars US par an dans une région où la question de l’accès à l’énergie est fondamentale. Une manne financière sur laquelle s’appuient les FDLR (Forces démocratiques de libération du Rwanda), qui comptent encore près de 700 hommes. Au nord, il y a les ADF (Forces démocratiques alliées) ougandaises islamistes qui se nourrissent du trafic illégal de café et de cacao. Deux groupes identifiés comme des organisations terroristes internationales par les États-Unis et l’Union européenne, auxquels s’ajoutent les milices d’autodéfense locales, les Maï-Maï.

En 2018, selon une étude mandatée par l’ICCN, l’économie illégale liée au trafic de ressources était estimée à 170 millions d’euros par an. «C’est ça le nerf de la guerre, tranche Merode. C’est ce à quoi nous faisons face et qui attire tes groupes armés. » Cinq mille hommes composent ces différents groupes armés. Cinq mille hommes qui peuvent se tondre et évoluer au sein de la population environnante : 5 millions de personnes vivent a moins d’une journée de marche du par cet de ses 8000 km? Les 80 % de cette population vit en dessous du seuil de pauvreté, dans une précarité extrême. «Nous demandons à ces gens qui sont parmi les plus pauvres de la planète de faire le sacrifice de ne pas exploiter ces terres », poursuit Merode.

Selon lui, ce sacrifice est estimé à plus de 1 milliard de dollars US, une famille pouvant gagner entre 1000 et 1500 dollars par an en exploitant un hectare de terre. Mais il serait naïf d’imaginer que les terres, après le démantèlement du parc que certains réclament, reviendraient de facto au peuple qui pourrait alors en jouir librement. Dans un contexte sécuritaire comme celui du Nord-Kivu, ou les affaires de corruption sont endémiques et concernent jusqu’aux plus hautes strates de l’État, le pari serait risqué et court-termiste.

Dépasser les modèles traditionnels

Ce constat a néanmoins poussé le parc à s’affranchir des modèles de conservation traditionnels pour imaginer un projet. En 2013 naît l’Alliance Virunga, un projet qui agrège l’lCCN, les acteurs de la société civile ainsi que le secteur privé. Le but? Dépasser les simples fonctions régaliennes de protection de l’intégrité du territoire en devenant un acteur économique majeur de la région. Et pas simplement dans le tourisme mais dans l’énergie, l’agriculture et l’aide à l’entreprenariat.

Quatre centrales hydroélectriques ont déjà été construites aux alentours de la réserve par la Fondation Virunga, qui compose avec l’lCCN (l’État congolais donc) l’entité bicéphale à la tété de la gestion du parc. Pour ces projets, des bailleurs privés et publics sont intervenus. En tête, Howard Buffett, mais surtout l’Union européenne, qui signe cette année sa 32e année de partenariat avec Virunga.

«Dans une zone où les enjeux sécuritaires sont déterminants, le parcest parvenu à s’imposer comme un acteur qui participe à la stabilisation de la région, analyse Josep Borrell, haut représentant de l’Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité. Dans le même temps, ils essayent de tarir le recrutement des groupes armés en offrant des alternatives et des opportunités économiques et sociales aux populations locales ».

Entre 2014 et 2019, l’UE a engagé 681 millions d’euros pour la conservation de ta biodiversité dans toute l’Afrique subsaharienne dont 181 millions à destination de la RDC. À Mutwanga, au nord du Lac Édouard, la Fondation Virunga a construit sa première centrale et lancé une usine de savon, de graines de chia, de café et même de chocolat. L’atteinte à l’économie des groupes armés est double : en ayant créé des centaines d’emplois, la population est moins encline à rejoindre les milices et les ressources cessent d’être illégalement importées dans les pays voisins et profitent à l’économie du Nord-Kivu.

Au total, c’est un potentiel de 105 mégawatts qui pourraient bientôt être exploités par le parc à destination des habitants.

La menace du spectre du terrorisme islamiste

En prenant de l’envergure pour ne plus être «minuscules», les Virunga ne se sont évidemment pas fait que des amis et s`attirent régulièrement les foudres de commentateurs en RDC mais aussi en Europe. Des individus ouvertement hostiles au principe même de parc national.          La liste des critiques vise, entre autres, la construction d’une barrière de 26 km à un endroit particulièrement sensible afin de faire respecter les limites du parc (fixées en 1935, et que la Fondation Virunga a récemment fait ré-authentifier) et enrayer le déplacement des groupes armés. Ou encore, la sur-militarisation du parc.

Face aux terroristes des ADF, qui commettent régulièrement de sanglantes attaques contre les civils (la dernière en date, le 17 novembre, a coûté la vie à 35 personnes), difficile d’imaginer une démilitarisation complète comme le prêche le récent et naïf mouvement dénonçant un «colonialisme vert ». Mais là encore, certains observateurs minimisent et nient la proximité entre les ADF et l`État islamique.

Des éléments pourtant confirmés par plusieurs organes de renseignement et dont on a connaissance même au sommet de l’État français : «S’il n’y a pas encore de lien organique avec l’État islamique, on observe une amorce de la part des groupes comme les ADF pour être en quelque sorte labélisés par l’EI, admet un conseiller de l’Élysée qui reconnaît le parc comme étant un vecteur de stabilité. C’est encore très embryonnaire, mais depuis un an et demi, des éléments épars témoignent d’un phénomène nouveau. D’une situation que Von pourrait comparer si celle que nous avions observée au nord du Nigeria ». Un possible embryon de Boko Haram (groupe terroriste sunnite, NDLR). 

Au milieu de cette poudrière, et malgré ses efforts, les Virunga paraissent toujours bien fragiles.

Mais le retour des géants de la savane couronne le travail du parc, et témoigne du succès de sa mission. Car avec eux, les éléphants apportent une promesse. Architectes de leur environnement, ils précèdent une renaissance de la vie sauvage dans ce sanctuaire qu’ils avaient dû fuir pour survivre. Et quand la vie renaît, il faut la protéger.

Econews avec Le Figaro