Du Rwanda à la Chine : enquête sur l’odyssée sanglante de la fabrication des smartphones

Cet outil indispensable dans le quotidien de milliards de personnes porte en lui l’histoire d’une surexploitation des ressources naturelles et de l’esclavage moderne. La preuve.
Qui d’autre que moi, objet symbolique de la modernité par excellence, peut se targuer d’être utilisé par 6,7 milliards d’êtres humains en 2023, soit près de 84 % de la population mondiale ? En 2025, ce chiffre devrait atteindre 7,3 milliards. Et rien qu’en France, 56 millions de citoyens me possèdent. Mais je viens de loin, de très loin. Pour me fabriquer, puis après ma courte vie, me jeter, c’est toute la planète qui est concernée. Voici mon odyssée, celle du smartphone.

En RDC, les esclaves du cobalt
C’est ici, dans les collines de l’Est de la République Démocratique du Congo (RDC), que débute la vie d’un smartphone. Ou plutôt celle des matières premières nécessaires à sa construction : ces fameuses «terres rares » qui, dans cette région, ne le sont pas. Notamment au Kivu, où, si le sol est fertile, le sous-sol l’est encore davantage, le plus riche au monde : la cassitérite pour l’étain, la wolframite pour le tungstène, le colombium-tantale – dit coltan – pour le tantale, le cuivre ou encore l’or s’y trouvent en abondance.
Environ 60 % de la production mondiale de cobalt, le minerai le plus demandé au monde, viennent de ces mines. Près de 80 % des réserves mondiales de coltan sont également là, ainsi que les septièmes réserves de lithium. Trois éléments essentiels à la fabrication de tous les appareils électroniques modernes, surtout pour les batteries. Quant à l’or, dont la qualité inégalable de conducteur électrique apparaît aussi dans la composition des smartphones, il est extrait dans tout l’est de la RDC, qui a produit officiellement 25 306 lingots en 2022. Mais l’orpaillage illégal sévit avec des estimations variant entre 300 kilos et… 20 tonnes par an.
C’est bien une odyssée sanglante que celle du smartphone. En RDC, l’industrie minière représente 22 % du PIB national, et environ un cinquième de la population congolaise vit de cette manne. Ou plutôt survit : malgré cette richesse, le PIB par habitant est l’un des cinq plus faibles au monde. Et si ces entreprises extraient 80 % des minerais du pays via de grands groupes qui encadrent – relativement – les conditions de travail, le reste se fait de façon informelle.
Dans des petites mines à ciel ouvert où, selon le chercheur Siddharth Kara, de l’université de Harvard, spécialiste de l’esclavage moderne et du travail des enfants, 250 000 personnes travaillaient en 2018 comme «creuseurs» pour un revenu compris entre 1 et 2 dollars par jour.
Parmi elles, 40. 000 enfants, selon une étude publiée par Amnesty International en 2016. Parfois âgés de seulement 9 ans, souvent pour payer les frais de scolarité, ils travaillent pour extraire du cobalt «le week-end, les vacances scolaires, mais aussi avant et après leur journée d’école». Avec de nombreux risques pour leur santé, notamment la fibrose pulmonaire, et pour leur sécurité, avec l’effondrement de puits. Le gouvernement de la RDC n’a reconnu qu’en 2017 que des enfants travaillaient dans les mines.

Pillage organisé depuis le Rwanda
Le coltan, quant à lui, est à la source de conflits parmi les plus meurtriers et abjects au monde. Autour de Goma, la capitale dans le nord du Kivu, le contrôle des mines et l’extraction du minerai donnent lieu à de violents combats entre les forces armées congolaises et une centaine de milices et de groupes locaux. Le plus connu et le plus important, le M23, agit même en sous-main pour le voisin rwandais, en pillant les sous-sols congolais. Le Rwanda, qui ne possède pas une seule mine de coltan ou de tantale, est aujourd’hui respectivement le premier et le troisième exportateur mondial de ces minerais.
Si les grands constructeurs mondiaux–Apple, Samsung, Microsoft, Google–, ainsi que l’Union européenne et le Congrès états-unien, ont mis en place des mesures sur la transparence de l’origine des minerais, le bilan est loin d’être satisfaisant. Notamment car, sur place, le produit du minage illégal, à commencer par celui des enfants, est mélangé par les «maisons d’achat», souvent tenues par des entreprises chinoises, au minerai légal. Et malgré le combat des ONG et des citoyens, les informations à ce sujet sont toujours distillées au compte-gouttes.

À Foxconn, une gestion militaire
À Taiyuan (Chine), l’immense usine de Foxconn est une ville grise dans une ville qui l’est tout autant. Bureau de police, temple, cinéma, point d’embauche, salles de sport et de restauration, festival culturel. Le tout assorti de grilles antisuicide sur les toits. Il faut dire que son patron taïwanais, Terry Gou, met le paquet pour parfaire son image d’«Henry Ford de l’Asie triomphante». Mais, en se levant à 5 heures du matin et en achevant le travail vers 23 heures, peu d’ouvriers voient comment ils pourraient profiter de sa bonté. Alors, ils se font leurs propres films.
Favorisées par le vase clos et les conditions innommables chez ce sous-traitant d’Apple, les rumeurs les plus folles circulent dans les dortoirs. «On m’a dit qu’il était difficile de donner naissance à un garçon pour ceux de Foxconn, à cause de la pollution industrielle», racontait, en 2012, à «l’Humanité» Xiao-Ji, jeune «mingong» (travailleuse migrante) venue chercher dans le Shanxi le salaire qu’elle ne trouvait pas dans sa province rurale.
Comme beaucoup d’autres, elle laissait derrière elle un enfant en bas âge pour contribuer au «miracle chinois» de développement, basé sur l’exportation, et à la fortune de Foxconn et Apple. Son salaire lui permettait également de faire des transferts d’argent à ses parents pomiculteurs restés au pays.
Tout le monde sait qu’il est facile d’être embauché sur les chaînes de montage : «C’est le seul avantage quand on n’a aucun diplôme, aucune formation», lâchait alors Jin, 26 ans à l’époque. «L’entreprise nous forme en quelques jours avant de nous envoyer dans les ateliers. Là, les plus expérimentés finissent notre apprentissage», expliquait-il. Les rudiments de la sécurité? Seuls les travailleurs semblent responsables. Près des chaînes, une affiche prévient : «La négligence est le berceau des accidents»

Des ouvriers comme variables d’ajustement
Partout en Chine, les ouvriers de Foxconn savent ce qu’être une variable d’ajustement veut dire. En avril, l’entreprise annonçait diminuer de près de 16 % les salaires des travailleurs de Shenzhen pour atteindre entre 19 et 20 yuans l’heure (entre 2,52 et 2,65 euros). La société, qui tente de gonfler ses marges, organise également sa sortie de Chine, où elle emploie 900.000 personnes sur un total de 1 million dans le monde.
Dans le contexte de guerre économique et de concurrence technologique entre les États-Unis et la Chine, le groupe taïwanais pourrait être tenté de délocaliser davantage chez l’allié indien, qui fabrique déjà des iPhone depuis 2019 et tente de développer le domaine de la tech. Il faut dire que Terry Gou est admirateur de Trump et souscrit aux théories d’endiguement de la Chine.
Cette réorganisation du capitalisme sur le dos des ouvriers chinois intervient également après la révolte massive de novembre 2022 au cœur de l’usine de Zhengzhou, où sont assemblés 70 % des iPhone vendus sur la planète.

Répression policière des mouvements sociaux
Dénonçant le confinement drastique au sein du site de production, les conditions sanitaires déplorables, le manque de repas et le non-versement de primes promises, des travailleurs avaient pris à partie des agents de sécurité et franchi les barrières sans autorisation. Pour mettre fin au soulèvement, Foxconna versé un bonus de 10 000 yuans (1 300 euros).
Les travailleurs arrivés avant novembre 2022 s’étaient également vu attribuer un complément de 13.000 yuans (1.700 euros) en décembre et janvier. Mais 20 000 ouvriers ne sont toutefois jamais revenus. Le travail demeure éreintant et «ennuyeux», selon les dires de plusieurs travailleurs. La société pourrait bien faire face à des difficultés durables de recrutement en Chine.
Une annonce publiée le 18 avril dernier suggère que les nouvelles recrues se verront offrir une obole allant jusqu’à 2.500 yuans (331 euros). Une somme en deçà des 6 500 yuans (860 euros) proposés un an auparavant.
Ce n’est pas la première fois que ces usines sont le théâtre de mouvements sociaux et d’une répression qui mobilise parfois les policiers par milliers. Le courant des années 2010 a été émaillé de soulèvements pour dénoncer, outre les conditions de travail, le système de gestion militaire.
Élevé par un père policier, Terry Gou est persuadé que les managers ont beaucoup à apprendre de la discipline des régiments. «Les ouvriers sont traités comme de simples unités de production, (…) la violence reste parfois le seul moyen de s’exprimer», explique Geoffrey Crothall, de l’ONG China Labour Bulletin. La décennie précédente a également été marquée par des suicides en série. Ce qui n’avait pas empêché le créateur d’Apple, Steve Jobs, de trouver ces usines «plutôt chouettes».
Avec humanite.fr