Hommage au professeur Tshiunza Mbiye

Inflation et reprise économique : Juste équilibre et risque de douce négligence

Depuis l’apparition au dernier trimestre 2019 du Covid-19, les autorités monétaires à travers le monde s’emploient à « trouver un juste équilibre entre la lutte contre l’inflation et les risques financiers, d’une part, et le soutien à la reprise économique, d’autre part » [FMI, Avant-propos des Perspectives de l’économie mondiale, page Xiii, octobre 2021: Reprise en temps de pandémie].

Cet exercice d’équilibrisme ne va pas sans risques et appelle à faire attention «aux douces négligences». Par ce dernier terme, le professeur Tshiunza Mbiye Omer, d’heureuse mémoire, entendait des erreurs de bonne foi de politique monétaire et budgétaire commises dans le souci de bien faire les choses. Qu’en est-il au juste de la situation économique mondiale entre 2019 et 2022?

L’évolution de l’économie mondiale avant et depuis le déclenchement du Covid-19

En 2019, avant la propagation de l’épidémie devenue pandémie en 2020, la croissance et l’inflation mondiales étaient en moyenne de 2,8% et 3,25% respectivement.

En 2020, année de la généralisation du Covid-19 dans le monde, l’on note le recul de la production de 3,1%. Ce qui cristallise ainsi la récession. Par contre, il est observé le ralentissement de l’inflation, passant de 3,25% à 2,9%, d’une année à l’autre. Cette dernière évolution est principalement imputable à l’amélioration de la formation des prix dans les pays avancés, celle-ci étant restée inchangée dans les pays émergents et en voie de développement.

Enfin, les projections relèvent des poussées inflationnistes en 2021 et 2022, quoiqu’avec une légère détente au cours de cette dernière année. Le tableau ci-après résume synthétiquement l’évolution en cause. 

1. Tableau sur la Croissance et l’inflation dans le monde (FMI, Perspectives de l’économie mondiale, page 6, octobre 2021)       

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(p) : Projections

Comment les autorités monétaires ont-elles réagi face à l’apparition de la récession en 2020 et au frémissement de l’inflation à partir de 2021?

Pour bien répondre à cette question, il faille dissocier les réactions des autorités monétaires des pays avancés à celles de leurs collègues des pays émergents et en voie de développement. La différenciation de réactions procède des spécificités de leurs économies respectives : économies des marchés financiers pour les dirigeants des pays avancés, économies tangentielles entre les marchés financiers et le système bancaire pour les pays émergents et économies d’endettement ou basées sur le système bancaire pour les pays en développement.

Les réactions de la politique monétaire dans les économies avancées

Pour les économies avancées, les réponses, face au malaise résultant de la réapparition en 2020 de la récession, éclipsée depuis la crise financière et économique internationale de 2008-2009, ont consisté en la mise en œuvre d’une politique monétaire expansive.

La principale caractéristique de cette dernière est d’ordre non conventionnel. Elle prend fait et cause dans la reprise ou le renforcement du dispositif d’assouplissement quantitatif de la politique monétaire via les achats des actifs publics et privés. Comme nous le savons, les achats par les Banques Centrales des titres publics ou privés emportent expansion de la base monétaire et partant création monétaire ex nihilo avec des risques inflationnistes. L’instabilité du niveau général des prix qui en résulte peut amener les Banques Centrales à procéder à des réajustements rapides de leurs taux d’intérêt directeurs. Il peut s’ensuivre l’augmentation des coûts de crédit, des risques d’affaiblissement de la demande de crédit et surtout d’augmentation des impayés au titre de crédits reçus. 

La caractéristique subsidiaire de la politique monétaire, quoique d’ordre conventionnel, est assez insolite. Elle a tenu lieu, dans le chef des Banques Centrales de la pratique dans quelques cas, des taux d’intérêt directeurs négatifs. Or, une telle pratique, consistant en des subventions de fait accordées par l’Institut d’émission aux banques, réduit la capacité de la politique monétaire à lutter contre l’inflation. De fil en aiguille, la reprise de l’inflation peut entraîner les conséquences relevées ci-haut.

 Il faille, de ce fait, trouver un juste milieu entre deux priorités: retrouver le sentier de la croissance, d’une part, et éviter, d’autre part, la résurgence, à travers cette politique monétaire expansionniste, de l’inflation. Le jeu vaut la chandelle entre, d’une part, l’opportunité qu’offre la reprise économique et, d’autre part, le risque, mieux l’incertitude, que recèle la résurgence de l’inflation.

La «douce négligence» prend fait et cause dans l’adduction aux chants des sirènes de l’expansion monétaire et à ses risques inflationnistes pouvant déboucher, in fine, sur le ralentissement de la croissance. Dans ce cas, le serpent va se mordre la queue ou mieux c’est dans la queue du scorpion que se trouve le venin (In cauda venenum). En d’autres termes, les mauvaises surprises sont pour la fin. Ainsi, la boucle du cercle vicieux «plus d’inflation, moins de croissance et partant plus de chômage», sera bouclée. Donc, attention à la «douce négligence». 

Les réactions de la politique monétaire dans les économies émergentes et en développement

Elles ont consisté, dans le chef des Banques Centrales, en des opérations d’achat similaires des titres, mais de faible ampleur. Par ailleurs, du fait de la focalisation dans leurs missions sur la lutte contre l’inflation, les Banques Centrales de ces pays n’ont pas recouru, dans l’ensemble, à la pratique de taux d’intérêt réels négatifs.

Cependant, la prudence voudrait que les achats d’actifs publics par les Banques Centrales, ne soient pas de mise dans des économies exposées structurellement à des poussées fortes d’inflation. En effet, les opérations d’achat par les Banques Centrales surtout de titres publics en cas de déficit de l’État donnent lieu à des créations monétaires définitives et difficilement maitrisables. Il en résulte la résurgence de graves poussées inflationnistes, tant coûteuses que ruineuses en termes de bien être de la Population.

Il faudrait pour les pays en développement de s’en tenir à la règle de financement monétaire nul des déficits public pour rompre avec les escalades d’hyperinflation de la décennie 1990 – 2000, observées notamment en RDC et récemment connues par le Zimbabwe. Il n’y a pas, comme le disait John Maynard Keynes, de moyen plus subtil et plus sûr de détruire une société que de corrompre sa monnaie.

Dans le cas de ces pays, relancer l’économie passe par une politique monétaire prudente et une supervision financière vigilante doublée d’une politique budgétaire insistant sur la qualité de la dépense publique.

Observations finales

Attention aux douces négligences, expression qu’affectionnait le professeur Thiunza Mbiye Omer, spécialiste en questions monétaires.

C’est ici le lieu de faire une nuance entre le spécialiste en questions monétaires et le monétariste. Le spécialiste en questions monétaires est celui qui maîtrise les points de vue de différents courants de pensée en matière d’analyse et de politique monétaire résumés comme suit :

Les classiques, avec comme chef de file Irving Fisher, défendent, en tant que spécialistes en questions monétaires, la séparation entre la sphère réelle et la sphère monétaire (dichotomie classique), la monnaie n’a pas d’influence sur la production. Elle n’exerce d’effets que sur le niveau général des prix. La monnaie n’est qu’un voile. Toute politique monétaire est inefficace. D’où la nécessité des politiques de stimulation de l’offre et des réformes structurelles. 

Les keynésiens, avec comme chef de file John Maynard Keynes, remettent en cause, en tant que spécialistes en questions monétaires, la dichotomie classique et introduisent la notion de l’économie monétaire de production. La monnaie exerce d’effet sur la production via ses impulsions sur le taux d’intérêt et l’investissement ou la consommation. Il existe cependant une situation, celle de trappe à liquidité, où quelles que soient les variations du taux d’intérêt, la production reste inchangée. Dans ce cas, la politique monétaire n’est pas efficace.

Les monétaristes, avec comme chef de file Milton Friedman, soutiennent que l’inflation est partout et toujours un phénomène monétaire [L’inflation n’est simplement pas que monétaire donc résultant d’un excès de monnaie. Il est un phénomène de l’économie monétaire où peuvent coexister les trois types d’inflation :

inflation de la demande d’origine monétaire (monétaristes),  inflation de la demande d’origine budgétaire (keynésiens), inflation d’offre ou par les coûts (partisans de l’économie de l’offre), inflation structurelle (structuralistes). Dans ces trois types d’inflation, le minimum d’expansion monétaire est requis et ce dernier n’est pas à confondre avec une situation d’excès de monnaie. Car, le minimum d’expansion d’offre de monnaie est celui qui correspond à une demande correspondante de monnaie, donc dans ce cas, l’inflation d’origine monétaire n’est pas envisageable. Il ne reste que l’inflation par les coûts ou structurelle ou encore budgétaire dans une «économie monétaire». La science se trouve dans la nuance].

Il existe à court terme des erreurs d’anticipation des agents économiques lesquelles sont corrigées à long terme (anticipations adaptatives). Ainsi, à court terme, la monnaie a des effets sur la production (la politique monétaire est efficace et est à la base des fluctuations économiques).

A long terme, après correction maximale des erreurs d’anticipation, la monnaie n’a plus d’effet sur la production. Les monétaristes rejoignent ainsi, à long terme, les points de vue des classiques.

Les monétaristes, en leur qualité de libéraux, sont reprochés par les nouveaux classiques de balancer entre les keynésiens (efficacité de la politique monétaire à court terme) et les libéraux (classiques et nouveaux classiques) soutenant l’inefficacité de la politique monétaire à court, moyen et long terme. 

Les nouveaux classiques, avec comme chef de file Lucas, prônent, en tant que spécialistes en questions monétaires, que les agents économiques formulent des anticipations rationnelles. De ce fait, ils mettent à profit toute l’information à leur disposition. En cas d’augmentation de la masse monétaire, il se produit quasi instantanément la hausse du niveau général des prix. Dans ce cas, la monnaie n’a pas d’effets sur la production. La politique monétaire est inefficace. Elle n’est efficace que si elle prend les agents économiques par surprise. Ce qui est de très courte durée. Elle peut l’être aussi dans le cas d’une économie où l’information circule très lentement et est imparfaite (cas du modèle des îles de Lucas). Ce qui est aussi très provisoire car l’information finit par remonter rapidement.

Les néo, post et nouveaux keynésiens, à la suite des keynésiens, les spécialistes en questions monétaires de ces courants de pensée soutiennent l’existence des rigidités nominales. Celles-ci procèdent du fait que les ajustements des prix et des salaires sont tellement lents qu’ils empêchent l’équilibre des marchés. Les fluctuations de l’économie sont des réponses aux imperfections et échecs des marchés. Ces derniers s’équilibrent par l’intermédiaire des quantités. De ce fait, en cas d’augmentation de la quantité de la monnaie, le niveau de prix et des salaires étant rigide, le taux d’intérêt réel va baisser. Il s’ensuivra l’augmentation de l’investissement ou de la consommation entrainant celle de la production. D’où la conséquence logique selon laquelle la monnaie influe sur la production et partant la monnaie n’est pas neutre.

Les structuralistes, avec comme chefs de file Samir Amin, Raoul Prebish et Gunder Franck, sont d’avis que la politique monétaire doit être adaptée aux caractéristiques structurelles de chaque économie. Dans ce cadre, ils rejettent la position selon laquelle l’inflation ou l’instabilité monétaire a pour cause une demande globale excessive. Ils cherchent cette cause dans les structures particulières des économies en développement. Ils associent l’instabilité structurelle de la monnaie à des rigidités de l’offre interne et les fréquentes dépréciations permanentes qu’impose le déficit extérieur en raison principalement de la détérioration des termes de l’échange et de la faible entrée des capitaux extérieurs.      Dans ce cadre, ce sont les goulots d’étranglement et les rigidités structurelles de l’offre, auxquelles il est ajouté actuellement la faiblesse des institutions, que les politiques et réformes structurelles devraient s’attacher à éliminer par un rôle actif de l’État et non une demande excédentaire.     

En définitive, le dialogue entre structuralistes et économistes orthodoxes, principalement les monétaristes, est resté, dans une large mesure, un dialogue des sourds. En effet, les uns et les autres ne parlent pas de la même chose: les structuralistes s’intéressent à la cause profonde des phénomènes sans avancer des politiques claires (la déconnexion de Samir Amin étant irréalisable dans le cadre des interdépendances des économies), tandis que les économistes orthodoxes  envisagent les moyens d’y remédier à court terme à travers des politiques de gestion de la demande et à moyen et long terme à travers les politiques et réformes structurelles.

Actuellement, tout laisse croire, en excluant le noyau dur des positions des uns et des autres, que le juste milieu se trouve dans la reconnaissance du rôle prépondérant du leadership exemplaire et modèle ainsi que des institutions réelles et inclusives. Ces dernières sont appelées à sanctionner positivement et négativement pour contenir la nature imprévisible de l’homme, vaincre la crise de l’homme, la crise morale par la promotion des réformes structurelles d’envergure.

Quel point de vue épousez-vous, alors on vous appellera classique, keynésien, néo, post ou nouveau keynésien, monétariste, structuraliste ou alors « éclectique » si vous appuyez tout ce qui est crédible dans chaque courant évoqué sans balancer comme une feuille morte.   

«Le père mort, les fils, (à leur tête, leur grand frère que je suis), vont retourner le champ, deçà, delà et partout, si bien qu’au bout de l’an, le champ rapportera davantage. Le travail est un trésor » [Jean de la Fontaine : Le laboureur et ses enfants]. Et le flambeau transmis par le professeur Tshiunza restera allumé à jamais par le travail, rien que par le travail acharné, lequel vient à bout de tout. On ne travaille pas suffisamment en Afrique, on ne travaille pas assez en République Démocratique du Congo.      

Professeur Vincent Ngonga Nzinga